
Pour cette centième chronique, Rami Abou Jamous a cédé sa place à Sabah, sa femme, pour qu’elle livre son propre témoignage.
Je m’appelle Sabah Chamali. J’ai 34 ans et cinq enfants.
Ma famille est originaire de Gaza. Je n’ai pas fait d’études, je me suis mariée à 16 ans. Je dis toujours à Rami qu’après la guerre, je reprendrai les études. J’apprendrai le français, comme ça je pourrai enfin comprendre ce qu’il dit aux enfants. D’ailleurs, j’ai déjà appris plusieurs mots !
En 2014, mes trois premiers enfants ont perdu leur père, leur oncle et leur grand-père paternels. Notre maison a été détruite. À l’époque aussi, nous avons été déplacés à plusieurs reprises. Nous avons vécu sous une tente pendant un an. Ensuite, mon père — paix à son âme — a construit une maison de plusieurs étages, avec un appartement à chaque étage. J’en ai habité un avec mes enfants.
Avant cette guerre, je peux dire que nous avions une belle vie. Une vie discrète, car Rami a toujours été quelqu’un de très secret, qui ne voulait pas dévoiler sa vie privée. Par exemple, quand on s’est connu, lui et moi, et même quand on s’est marié, personne n’était au courant. D’ailleurs, ni lui ni moi n’avons de compte sur les réseaux sociaux. Mais avec la guerre, il a sacrifié tout cela pour que les gens se rendent compte dans quelles conditions nous vivons, et ce que cela signifie de vivre sous un génocide. Je l’ai soutenu dans ce choix. Cela me fait drôle aujourd’hui de voir que tout le monde connaît sa vie, sa famille, ce qu’il fait, de voir autant de monde le contacter. Il a également beaucoup d’admiratrices ! Il me dit toujours que je n’ai pas à m’inquiéter. Mais j’espère qu’elles recevront le message !
Ils ont joué le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère
Depuis le début de cette guerre, j’ai perdu plusieurs membres de ma famille : d’abord mon père, ensuite deux de mes neveux, mes oncles maternels, ainsi que leurs enfants. J’ai vu la mort de mes propres yeux. Heureusement que Rami était là. Il a été d’un grand soutien.
Au début de la guerre, mes enfants vivaient avec leur famille paternelle. Quand on a dû partir de chez nous, de Gaza-ville, pour nous réfugier à Rafah, ils se trouvaient dans le camp de Nusseirat, qui était assez loin. Je ne pouvais plus les voir tous les jours s’ils restaient là-bas. Nous avons donc décidé qu’ils viendraient avec nous. Je leur ai expliqué que Walid ne comprenait rien de ce qui se passait : les chars, les bombardements israéliens… Pour lui, tout cela n’était qu’un jeu, des « tartifices »1 [feux d’artifice] comme dit Rami. Ils ont accepté à leur tour de jouer le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère.
Mais aujourd’hui, Walid commence à prendre conscience de ce qui se passe. Hier par exemple, il a vu de la fumée monter au ciel après un bombardement. Il m’a appelée pour me montrer cela, et je ne savais pas quoi lui répondre. Il commence à comprendre… et à avoir peur. Pour l’instant, il ne comprend pas encore que les avions lâchent des bombes. Pour lui, « l’avion », c’est pour voyager, c’est « l’avion qui ramène Tonton Ramzi »2. Je n’ose imaginer le jour où il comprendra la vérité.
Normalement, Walid devrait aller au jardin d’enfants à son âge. Les trois enfants plus grands au collège, mais ils ont tout oublié. Quand nous étions à Deir El-Balah, nous avons essayé de les envoyer à des cours collectifs dans les camps. Mais les élèves étaient les uns sur les autres. Les maladies, notamment dermatologiques, étaient très répandues. On avait peur qu’ils attrapent quelque chose, et qu’on soit obligés de les emmener à l’hôpital, alors que c’était devenu un vrai mouroir. Comme on avait peur de la contagion, ils ont arrêté d’aller à l’école. J’espère qu’ils pourront rattraper tout ce temps perdu.
Les gens font peu de cas ce que nous vivons
Quand on était à Rafah, Rami travaillait depuis la maison. Mais quand on a dû partir à Deir El-Balah, il allait au bureau. À cette époque, je vivais quotidiennement avec la peur au ventre. Chaque fois que j’entendais que des journalistes avaient été ciblés par les bombardements, j’étais terrorisée. En même temps, j’essayais de faire en sorte de ne rien laisser paraître à mes enfants. Je leur disais que Rami n’avait rien à voir avec les autres journalistes, que lui ne risquait rien. Je leur montrais des vidéos de lui, de ses reportages, sur mon téléphone, pour les rassurer, pour les convaincre que tout allait bien. Je voulais qu’ils soient fiers de lui. La peur ne devait être que mon lot à moi.
De toute façon, je n’allais jamais empêcher Rami de faire son métier. C’est la voie qu’il a choisie, afin de montrer au monde entier le génocide que nous sommes en train de subir. Vous savez à quel point c’est important de faire parvenir nos voix à l’extérieur. Enfin, j’espère que nos voix parviennent au reste du monde. On a l’impression que, à part les quelques personnes qui nous soutiennent, les autres ne veulent juste pas voir ce qui se passe, ou font peu de cas de ce que nous vivons. Je parle même d’une partie des Arabes. Quant à vous, qui êtes solidaires avec nous, j’espère que la guerre s’arrêtera et qu’on pourra enfin se rencontrer. Votre crainte quotidienne que quelque chose nous arrive est la plus belle chose qui soit au monde !
En ce moment, nous vivons réellement le génocide, dans le sens où il n’y a vraiment, vraiment plus rien. Avant, il y avait de la farine et du riz. Il n’y avait pas le superflu, mais au moins on arrivait à trouver quelques légumes. Tout était très cher, mais les choses étaient encore disponibles. Aujourd’hui, soit il n’y a vraiment rien, soit les prix sont hallucinants. Le kilo de sucre coûte 350 shekels (près de 90 euros). La farine, 150 shekels (près de 40 euros). Et encore faut-il en trouver. Avant, on citait toujours la Suisse comme le pays où la vie était la plus chère. Maintenant, Gaza a dépassé la Suisse !
Il m’est très difficile de ne pas donner à Walid la nourriture qu’il réclame. Hier, il me demandait des « pommes » et des « bananes ». La seule parade que j’ai trouvée était de lui dire que les fruits n’étaient pas encore mûrs, et que je lui en prendrai dès qu’on en aura cueilli. J’essaye de gagner du temps comme ça, en espérant qu’ils laissent bientôt entrer les camions d’aide. D’ailleurs, c’est bientôt son anniversaire. J’espère qu’ils laisseront entrer un peu d’aide et qu’on puisse marquer le coup, malgré tout. Pour faire rentrer un peu de joie dans le cœur des enfants.
En général, j’essaye de me débrouiller avec ma sœur ou mon frère pour me procurer des vivres. C’est seulement si personne ne trouve rien que j’appelle Rami. Je ne veux pas lui rajouter de charge supplémentaire, en plus de son travail. Mais je n’ai pas toujours le choix. En ce moment, je ne fais que cuisiner des lentilles avec quelques aubergines. C’est tout ce qui me reste.
Les gens ont perdu toute notion d’intimité
Je n’avais pas peur quand j’étais enceinte, même si les conditions étaient difficiles. Des enfants sont tués tous les jours. C’était notre décision d’avoir un autre enfant. Comme une tentative de remplacer, à notre échelle, toutes ces pertes.
Le rôle des femmes a beaucoup changé à Gaza avec le génocide. Avec tous les pères qui ont été tués, les prix qui ont flambé… Imaginez tout ce que doit faire une mère pour nourrir ses enfants. J’ai vu plus d’une fois une femme porter un sac de farine de plusieurs kilos sur ses épaules — quand il y en avait — pour donner à manger à ses enfants en bas âge.
Nous, nous avons de la chance : nous avons pu rentrer chez nous, et même quand on était sous une tente, sous notre « villa » comme dit Rami, nous étions privilégiés, car nous nous trouvions sur un terrain privé. Nous avions notre intimité. Aujourd’hui, je vois depuis chez moi les familles qui vivent sous les tentes, en pleine rue, à même l’asphalte. Les voitures passent juste à côté d’eux. Imaginez, une femme qui prend sa douche alors qu’une voiture passe juste à côté de sa tente, bonjour l’intimité !
Avant, les habitants de chaque quartier se connaissaient, formaient une communauté. Mais avec le déplacement de population, les gens se sont mélangés. Les différentes communautés ont perdu leur spécificité et les familles, les individus, ont perdu toute notion d’intimité. Si cette guerre se termine, la suite sera encore plus difficile que ce que nous vivons actuellement. Qui rendra à l’enfant son innocence ? Qui rendra aux femmes leur dignité ?
Je dis toujours à Rami que je veux partir après la guerre. C’est le désespoir qui parle. Lui me répète que les jours à venir seront meilleurs. J’aimerais finir là-dessus : dire à quel point Rami est un homme d’une extraordinaire tendresse. C’est plus qu’un mari, un vrai compagnon de route. Je n’aurais jamais pu traverser cette guerre sans son soutien. Sa présence nous réchauffe. Pour peu qu’il rentre à la maison, je suis en paix.
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