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Au Yémen, la poésie cède le pas au roman

Au-delà du drame humanitaire, la guerre au Yémen, commencée avec la prise de Sanaa par les houthistes en septembre 2014, puis l’offensive d’une coalition militaire menée par l’Arabie saoudite en 2015, a provoqué des bouleversements majeurs sur la scène culturelle yéménite, en particulier dans le domaine littéraire. Ou comment la poésie a cédé le pas à la narration romanesque.

Vieilles maisons en briques, motifs géométriques, minaret élancé sous un ciel bleu.
Vieille ville de Sanaa.
© Ryan Al-Shibani

L’une des évolutions culturelles les plus marquantes, après plus d’une décennie de guerre au Yémen, est l’essor de la narration romanesque au détriment d’une poésie jusqu’alors prédominante. Cette évolution coïncide avec le déclin des infrastructures culturelles et le rétrécissement des espaces de diffusion. Elle témoigne d’un changement dans les goûts littéraires des Yéménites. Pour ces derniers, la langue servirait désormais à appréhender la fragmentation et non plus à célébrer les grands événements.

Avant le conflit, déjà, la situation éditoriale n’était guère florissante : édition en butte à de multiples problèmes, baisse du nombre de publications, désaffection croissante pour la lecture… Entre 1995 et 2000, 69 ouvrages seulement avaient été publiés par l’Autorité générale du livre1, contre 383 pour le secteur privé, selon la chercheuse en bibliologie Intissar Al-Omari. Des statistiques officielles publiées début 2015 indiquent une diminution de moitié du nombre des événements culturels, avant que la guerre ne vienne paralyser presque totalement le secteur éditorial.

De nombreux écrivains ont alors été contraints de s’engager dans des activités très éloignées de la littérature ou de quitter le pays. C’est notamment le cas d’Ali Al-Muqri, romancier engagé2, réfugié en France depuis 2015. D’autres ont dû vendre leur bibliothèque personnelle, ou se sont retrouvés privés d’accès aux soins ou de soutien matériel. Cette conjoncture de crise a conduit beaucoup d’auteurs à reconsidérer leurs méthodes d’écriture et à chercher de nouveaux supports.

Un changement profond des goûts culturels

C’est dans ce contexte que le roman a commencé à occuper une place prépondérante. Alors que la poésie était considérée depuis des décennies comme l’art littéraire par excellence, comme c’est traditionnellement le cas dans le monde arabe, le genre romanesque s’est imposé avec force, apparaissant comme un moyen de faire face à la fracture sociale et psychologique provoquée par la guerre. Cette évolution a été facilitée par l’existence d’un environnement numérique promouvant l’autopublication et favorisant l’accès à de nouveaux lecteurs. Des initiatives individuelles et des micro-institutions culturelles visant à soutenir le roman yéménite en dépit de la faiblesse des moyens ont également émergé.

Selon une bibliographie établie par Ibrahim Abou Talib, professeur de littérature et de critique moderne à l’université du roi Khaled en Arabie saoudite, le roman yéménite a connu un essor fulgurant au cours des dix dernières années. Entre 2010 et 2022, pas moins de 373 romans publiés sont recensés – soit le triple des décennies précédentes –, ainsi que 189 recueils de nouvelles et 40 recueils de micronouvelles. La narration sous ses diverses formes est ainsi clairement devenue la principale tendance. Ces chiffres ne représentent pas un simple annuaire statistique, souligne Abou Talib, qui constate un changement profond des goûts culturels, le procédé narratif permettant d’assimiler et de dénoncer une réalité douloureuse. Critiques littéraires et académiciens commencent d’ailleurs à se détourner de la poésie pour analyser le roman.

Les années 1990 auront marqué l’apogée de la poésie, non seulement au niveau de la production, mais aussi sur le plan social. Les salons du livre étaient en effet l’occasion de se confronter lors de joutes poétiques. On tenait régulièrement des veillées et l’impression des recueils était prise en charge par les institutions officielles et privées.

Pour Abou Talib, cette prospérité de la poésie dans les années 1990 s’explique par deux facteurs principaux, à commencer par la réunification, une étape cruciale dans l’histoire du pays3. Les poètes avaient alors salué le triomphe de la volonté des Yéménites, qui permettait la réalisation du rêve d’une identité unique, ainsi que davantage de stabilité politique. Ce que souligne d’ailleurs Hassan Al-Naami, enseignant-chercheur en littérature contemporaine à l’Université du roi Abdelaziz à Djeddah en Arabie saoudite, dans son ouvrage Al-Chi’r lil-intissar w’as-sard lil-hazima La poésie pour la victoire et la narration pour la défaite », non traduit en français). Selon Abou Talib, le second facteur pour expliquer les succès d’antan de la poésie réside dans l’autorité qu’exerçaient à cette époque les deux grands poètes, Abdullah Al-Baradouni (1929-1999)4 et Abdulaziz Al-Maqaleh (1937-2022)5. Chacun d’eux représentait une école littéraire très influente sur la scène nationale et arabe.

La diffusion médiatique est également à considérer, estime Abou Talib, celle-ci ayant contribué à promouvoir la poésie et les poètes, qui bénéficiaient de tribunes écrites et audiovisuelles. Dans leur supplément culturel, les deux quotidiens Al-Thawra et Al-Joumhouriyah présentaient la poésie sous une forme attirante, incitant à l’émulation poétique. Et on ne comptait plus les veillées et les matinées de poésie, les fondations dédiées, les articles de presse et les clubs, aussi bien dans la capitale que dans les différents gouvernorats.

Le genre d’une époque

Mais cette prégnance de la poésie a commencé à s’éroder avec la disparition des revues culturelles, la baisse des subventions de l’État, puis le déclenchement de la guerre. Le lien entre la crise et l’essor du genre narratif semble logique, si l’on se réfère à la seconde partie du titre de l’ouvrage d’Al-Naami (« la narration pour la défaite »), estime le docteur Abou Talib. Cette défaite serait toutefois à prendre au sens métaphorique plutôt qu’au sens concret, nuance-t-il, car la débâcle à laquelle assistent les Yéménites depuis une dizaine d’années reste celle-ci : la dissolution du rêve national et la déchirure de l’individu dans une société désormais divisée, brisée et épuisée par la guerre, l’exil, l’affliction, l’absence, la disparition…

Cette évolution littéraire ne s’observe pas seulement dans les statistiques, mais également dans les parcours personnels de nombreux écrivains. Le poète Ahmad Al-Salami, connu pour sa poésie en prose, a publié en 2023 son premier roman, Ajwa’ moubaha Une atmosphère permissive », non traduit en français). Il y traite des relations tribales et politiques complexes et du rapport de l’individu à la société et à la violence quotidienne durant la guerre. Selon l’auteur, le déclin de la poésie s’est amorcé avec le recul des revues culturelles devant les réseaux sociaux. Ces derniers, en permettant à tout un chacun d’écrire de la poésie, lui auraient fait perdre son autorité et sa portée symbolique…

Le changement des goûts littéraires au Yémen s’observe également au niveau du monde arabe en général, constate Ahmad Al-Salami, pour qui les scènes littéraires arabes se confondent :

Non pas parce que nous écrivons dans la même langue, mais parce que le contexte général nous unit : nos catastrophes sont les mêmes, nos crises se ressemblent, et nos maisons d’édition s’orientent vers ce qui rapporte de l’argent. La nouveauté en matière de culture, à l’heure du numérique, c’est que le paysage littéraire arabe présente un aspect mondialisé, et qu’il n’y a plus nulle part d’état d’esprit particulier ni de spécificité.

Le poète et éditeur Hani Al-Salawi considère pour sa part le roman comme un genre qui correspond à une époque et assure à l’auteur un lectorat à long terme. Pour lui, le passage à la narration est une conséquence normale de l’effondrement des infrastructures culturelles, et le roman représente une solution à la fois créative et commerciale. Ayant lui-même publié son premier roman en 2023, après sept recueils de poésie, il reste cependant convaincu que la narration n’exclut pas la poésie mais en élargit les perspectives.

Celle-ci n’a pas pour autant perdu ses lettres de noblesse, assurent certains intellectuels, qui la considèrent comme un genre plus exigeant. La poésie possède en effet une épaisseur et une densité qui la rendent nécessaire jusque dans le roman, puisque celui-ci lui emprunte volontiers ses mots et ses images, déclare le poète Mohieddine Jurma. Et d’ajouter que ce n’est pas au nombre de lecteurs ou au volume des transactions que se mesure la poésie, mais à la profondeur de son empreinte et à sa capacité à perdurer en dépit des fluctuations du marché.

Prix littéraires, une passerelle pour l’export

C’est cependant sur le roman que les initiatives institutionnelles dotées misent. C’est ainsi qu’en 2021 ont été fondés le prix Hazawi pour la narration et le prix Mohamed Abdel Wali, destinés à accompagner l’essor du roman, en dépit de moyens limités. Des moyens qui devraient encore se réduire avec la décision du Département du Trésor américain d’imposer des sanctions internationales à la Yemen Kuwait Bank, unique soutien du prix Hazawi6.

Si les prix ne font certes pas la littérature, ils peuvent du moins créer une atmosphère favorable et faire émerger des talents, estime l’écrivaine Nadia Al-Kawkabani, fondatrice du prix Hazawi. Elle assure d’autre part que son choix de la narration romanesque ne répond pas à un parti pris esthétique, mais plutôt à une période culturelle précise, le roman permettant de faire entendre une voix nouvelle.

Alors que des maisons d’édition locales et étrangères commencent à promouvoir le roman yéménite, celui-ci est de mieux en mieux reçu par le lectorat dans le pays comme à l’étranger, en dépit des difficultés logistiques liées à la diffusion du livre. De nouveaux écrivains émergent, dont davantage de jeunes et de femmes, à l’instar de Nadia Al-Kawkabani et Bushra Al-Maqtari, qui n’ont pas d’expérience en poésie et s’investissent directement dans le genre romanesque.

C’est sans doute ce qui explique pourquoi un nombre croissant de poètes se tournent vers le roman. Et, ce, non pas comme une expérience transitoire, mais comme un choix esthétique et existentiel en phase avec une époque remplie de doutes et de contradictions.

1NDLR. Organisme gouvernementale affilié au ministère yéménite de la culture et responsable du secteur du livre et de l’édition. Il s’occupe notamment d’enregistrer les livres à la Bibliothèque nationale.

2Son dernier roman, Le Pays du Commandeur, fable politique, a été publié en France en 2020 aux éditions Liana Levi.

3NDLR. En 1990 se réunifient la République arabe du Yémen, au nord, et la République démocratique et populaire du Yémen, au sud.

4NDLR. Aveugle à l’âge de 6 ans, incarcéré plusieurs fois pour sa critique du pouvoir, engagé pour les droits des femmes, il est considéré comme un poète national au Yémen.

5NDLR. Académicien, président de l’Université de Sanaa pendant deux décennies, il est considéré comme le principal poète moderne du pays.

6NDLR. Reste toutefois le prix du roman arabe, porté par les Émirats arabes unis, qui a un rayonnement dans toute la région et a permis de faire découvrir, ces dernières années, un certain nombre d’écrivains, y compris du Golfe. Le lauréat du prix bénéficie également de la traduction de son roman en anglais.

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