Égypte : contre-terrorisme, terrorisme, deux frères jumeaux (I)

Le président Abdel Fattah Al-Sissi vient d’entériner en ce mois d’août de nouvelles lois contre le terrorisme contraires à tous les principes de justice et criminalisant entre autres les journalistes qui contesteraient la version officielle du gouvernement. Et pourtant, jamais les actions violentes n’ont été aussi nombreuses en Égypte. Comment le contre-terrorisme alimente le terrorisme.

Le camp de Rabaa Al-Adaweyya évacué, le jour du massacre par les forces de sécurité.
Mosa’ab Elshamy, 14 août 2013.

Le 30 juin 2015, une voiture explose au passage du convoi du procureur général Hisham Barakat. En dépit d’un premier bilan plutôt rassurant sur son état de santé, il meurt quelques heures plus tard des suites de l’explosion.

Le lendemain, l’Égypte se réveille sur des nouvelles encore plus sinistres : un combat d’une extrême violence a éclaté dans la ville de Sheikh Zuwayed entre militaires et groupes radicaux islamistes, notamment la fameuse « wilayat Sina » (province du Sinaï), alias Ansar Bayt al-Maqdis (ABM)1. Durant toute la journée, les informations diffusées parlent de 30 à 60 morts parmi les militaires. Elles soulignent implicitement que l’armée ne contrôle peut-être pas la situation. Au contraire, le communiqué d’ABM parle d’une action qui aurait échoué dans sa visée. Le soir même, l’armée diffuse un communiqué officiel selon lequel leurs pertes s’élèveraient à 17 militaires, et déclare avoir tué pas moins d’une centaine d’éléments terroristes2. Pourtant au cours de la journée, le nombre d’assaillants était estimé à 70. Cette déclaration n’indique cependant pas le nombre de victimes parmi la population. Le lendemain, la page Facebook du porte-parole officiel des forces armées publie des photos exhibant les trophées de l’armée : les corps des terroristes.

Toujours pendant cette même journée du 1er juillet, le ministère de l’intérieur annonce que ses forces ont accompli la « liquidation » (tasfiyyat) de 9 terroristes dans un échange de tirs depuis un appartement dans les environs du quartier du 6-Octobre. Or, les photos officielles de corps gisant dans un appartement avec des armes entreposées à coté contredisent cette version.

Ces deux journées égyptiennes ne sont qu’une illustration concrète de ce que signifie le binôme terrorisme/contre-terrorisme. L’information sur ces événements est toujours aussi confuse. Ce qui ne change pas, c’est que les versions officielles quelles qu’elles soient peinent à convaincre. Les médias sociaux dénoncent une fois de plus l’opacité dont font preuve les autorités, faisant référence à d’autres époques, comme celles des communiqués victorieux de juin 19673.

Certes, ces deux journées en Égypte posent de multiples questions, sans doute à cause d’une violence politique qu’on avait oubliée depuis l’assassinat politique du président de l’Assemblée du peuple Rifat Al-Mahgoub le 12 octobre 1990. Un changement qualitatif s’opère dans l’usage de la violence, que ce soit celle de l’État ou celle de groupes armés non étatiques qui se sont construits avant tout contre cet État, et dont les cibles demeurent ses représentants : l’armée, la police et la justice. Mais plus fondamentalement, elles ne sont que le reflet du binôme terrorisme et contre-terrorisme, les deux s’auto-alimentant. À partir de ces événements de l’été 2015, il devient urgent d’étudier la politique contre-terroriste du régime égyptien, d’en proposer un bilan et une lecture critique. Il s’agit de voir ce que signifie le fait de chercher à contrer par l’usage d’armes des groupes identifiés comme « terroristes » selon une définition propre au régime, et de vérifier dans quelle mesure cette politique est avant tout une stratégie de légitimation des nouveaux dirigeants.

« Nous sommes ici par le sang de vos enfants »

Trois discours du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi tracent l’évolution de cette politique contre le terrorisme, qui marque l’ambition des militaires de renouer avec le pouvoir. Tout d’abord, lors de son discours d’investiture, le 8 juin 2014, au palais présidentiel d’Al-Quba, le nouveau président égyptien s’adresse aux Égyptiens et aux invités de la cérémonie en évoquant « les martyrs d’Égypte ». Ses mots sont entachés de confusion : « En vérité, avant de m’adresser à vous, permettez-moi de vous demander de vous lever afin que nous présentions un salut… Nous n’allons pas nous lever en signe de deuil, mais nous nous lèverons pour présenter notre salut pour tous les martyrs de l’Égypte. Je ne dirais pas quels martyrs d’Égypte , ceux de l’armée, ceux de la police, ou ceux du peuple ; mais je dirais tous les martyrs d’Égypte . Nous nous levons pour dire à leur famille, à la mère qui a perdu et à l’épouse qui a perdu, à la fille et au fils qui ont perdu leurs êtres chers… : nous jurons que nous ne vous oublierons pas, nous nous rappellerons parfaitement, et nous ne vous oublierons jamais. Nous sommes ici par le sang de vos enfants, nous ne l’oublierons pas ».

« Nous sommes ici par le sang de vos enfants, nous ne l’oublierons pas. » À quoi cette phrase fait-elle référence ? Certes, beaucoup d’Égyptiens considèrent que la dynamique propre à janvier-février 2011 a rendu possible, au nom des martyrs de la révolution et des revendications populaires, le recours aux élections pour le choix des dirigeants. Mais la phrase prononcée par le président élu dans des élections contestées et contestables — et dont les résultats étaient connus par avance —, prête à une importante confusion dans le contexte post-30 juin 2013 : signifie-t-elle une reconnaissance implicite d’un processus révolutionnaire débuté en 2011 avec ses martyrs, c’est-à-dire ceux qui ont été victimes de la répression de la police et de l’armée ? Est-ce une reconnaissance des crimes de l’État, de son armée et de sa police à l’encontre de sa population ? La symbolique devient encore plus troublante lorsqu’il tente de ne pas distinguer entre les différents martyrs. « Ceux du peuple » sont-ils ceux qui ont été tués pour la révolution en janvier 2011 ou ceux tués après le 30 juin, qui sont tombés uniquement dans des affrontements face aux Frères musulmans (et qui seraient ainsi majoritairement de la police) ? Inclut-il les martyrs des Frères musulmans (tués dans la dispersion des sit-in de Rabaa et de Nahda, et les manifestations consécutives) parmi ces « enfants » ? Ces derniers n’avaient-ils pas été qualifiés très rapidement de « terroristes » par la propagande médiatique ?

De la prévention

Après la chute du président Mohamed Morsi et alors qu’il n’était encore que ministre de la défense, le 21 juillet 2013 Abdel Fattah Al-Sissi appelle les Égyptiens à lui procurer un mandat pour mener un combat en prévention du terrorisme4. Jusque là, entre le 30 juin et le 21 juilllet, c’est-à-dire entre la prise du pouvoir par un mouvement de foule accompagné de troupes et cet appel, si l’on se fie au rapport de l’Egyptian Initiative for personal rights (Eipr) sur les « semaines de tuerie », nous assistons surtout durant cette période à deux types de violence : violence civile et violence d’État. La première est provoquée par un affrontement entre des populations civiles, ici généralement entre des manifestants pro-Frères musulmans et des habitants de quartiers par lesquels passent les cortèges des Frères musulmans ou bien là où est installé leur sit-in. Le rapport indique que le déclenchement de certains affrontements n’est pas forcément idéologique ni politique, mais qu’il résulte d’une dispute entre deux personnes qui dégénère. En général, ni la police ni l’armée durant cette période de l’immédiat post-30 juin n’est intervenue pour les faire cesser. Les témoignages collectés par le rapport indiquent que les commissariats de police répondaient souvent aux habitants qu’ils n’avaient pas l’ordre de bouger, l’intervention de la police venant presque uniquement de l’initiative personnelle d’officiers. Ce type de violence a été le plus diffus géographiquement durant cette période.

Le deuxième type de violence est celui de l’État. C’est sans doute celui dont le coût humain a été le plus élevé et il ne cesse de s’alourdir. Durant cette période, les Frères musulmans et leurs alliés islamistes commencent à compter leurs premiers martyrs tués par les forces de sécurité. Par exemple, le 8 juillet, devant la Garde républicaine, des échauffourées provoquent la mort de 61 personnes du côté des manifestants et d’un officier de l’armée. Il s’agit de la répression d’un sit-in lancé depuis le 5 juillet devant le club des gardes républicains suite aux rumeurs indiquant que Morsi y était détenu.

Si l’on se fie à la déclaration du 21 juillet de Sissi lui-même, rien de ce que font les Frères n’est encore considéré à ce stade comme relevant du terrorisme. Son appel est « préventif ». Et ce n’est qu’à partir du 26 juillet 2013 que le discours sur le terrorisme devient la première ligne de défense des nouvelles autorités. Toute la machine médiatique va alors adopter le discours de l’Égypte en lutte contre le terrorisme, faisant de ce motif le logo des écrans des chaînes satellitaires égyptiennes. Du point de vue du régime, pour mener à bien ce combat, il faut un peuple uni qui le soutient, d’où l’appel à descendre dans la rue le 26 juillet, appel et mobilisation connus sous le nom du « vendredi du mandat » (gum’it al-tafwîd). La chasse aux Frères est désormais en marche. Au Caire seul, aux premières heures du 27 juillet, dans les environs du sit-in de Rabaa Al-Adaweyya, on comptait déjà 91 morts du côté des Frères musulmans face à un mort parmi les forces de l’ordre.

Entre temps, les autorités égyptiennes étudient l’action à mener à l’encontre des deux sit-in installés par les Frères au Caire, l’un sur la place Rabaa Al-Adaweyya dans le quartier (madinat) Nasr et l’autre sur la place Al-Nahda autour de l’université du Caire. La difficulté de l’opération tient à ce que dans ces deux campements il y a des armes à feu et d’autres outils de défense basiques mais dont le nombre ne dépasse pas les quelques dizaines selon différents rapports, y compris selon les enquêtes menées après les saisies de la police au sit-in. Toujours selon le rapport d’Eipr, le gouvernement aurait consulté plusieurs personnes dont des représentants d’ONG, y compris ceux d’Eipr, qui auraient déconseillé fortement toute intervention armée au motif qu’elle ne ferait qu’envenimer la situation. Mais au cours de la deuxième journée, un nombre sans précédent de victimes de la répression de manifestations après le vendredi de colère du 28 janvier 2011 est recensé. S’il n’y a pas de chiffres précis, toutes les estimations parlent d’un millier de morts parmi les victimes pour le seul sit-in de Rabaa ; sans compter les 87 à Nahda. Du côté des forces de l’ordre, dans toute l’Égypte, le nombre des victimes s’élève à 83 hommes dont une vingtaine d’officiers.

1Ansar Bayt Al-Maqdis (ABM), le mouvement le plus radical agissant dans le Sinaï, a prêté allégeance à l’État islamique à travers un communiqué diffusé le 10 novembre 2014. Sur la naissance d’ABM, Ismail Alexandrani dans l’article « Généalogie du djihadisme au Sinaï » indique qu’ils sont apparus sept mois après la destitution de Hosni Moubarak. Leur action au début semble n’avoir concerné qu’Israël : ainsi les attaques contre les gazoducs — attaques dont ce groupe serait responsable entre le 5 février 2011 et le 17 janvier 2014. Les estimations parlent d’un effectif de 1000 personnes. ABM serait à l’origine des plus importantes actions menées contre les services de sécurité égyptiens : le 24 décembre 2013, une explosion du siège de la Sécurité à Mansoura provoque la mort de 16 personnes et fait 134 blessés ; le 5 septembre 2014, il tente d’assassiner le ministre de l’intérieur ; le 24 octobre 2014, il organise une série d’attaques à Sheikh Zuwayed et le même jour contre le siège de la sécurité du Caire ; il mène l’assaut du 29 janvier 2015 contre une caserne militaire à Arish, tuant 29 personnes. Voir aussi le portrait du groupe et une cartographie des acteurs d’actions terroristes identifiés par le site du Tahrir Institute for Middle East Policy (timep.org).

3NDLR. Le premier jour de la guerre israélo-arabe (ou « guerre des six jours ») du 5 au 10 juin 1967 est un désastre pour l’armée égyptienne mais la radio diffuse en boucle des annonces de victoire, entraînant des erreurs tactiques et précipitant la déroute des armées arabes.

4En arabe, il dit al-irhab al-muhtamal, « l’éventuel terrorisme ».

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