Ennahda, « l’homme malade » de la politique tunisienne

Depuis la révolution de 2011, Ennahda est au cœur du débat politique tunisien, suscitant toutes les peurs pour certains, tous les espoirs pour d’autres. Mais neuf ans après, le parti s’interroge sur son avenir et peine à fixer ses priorités, suscitant bien des déceptions chez ses partisans.

Tunis, 13 novembre 2019. — Rached Ghannouchi préside la première session du Parlement qui suit les élections législatives du 6 octobre 2019
Fethi Belaid/AFP

Ennahda devrait vivre sa consécration. Désormais pleinement intégré à la vie politique et aux institutions, son président Rached Ghannouchi est le deuxième personnage de l’État — président du Parlement —, vainqueur des dernières législatives avec un groupe de 54 députés (dont 52 élus sur ses listes). Il a même présenté un candidat à la présidentielle, Abdelfattah Mourou, arrivé troisième (12,9 %). Pour un parti resté trente ans dans l’illégalité voire la clandestinité, objet d’une tentative d’éradication, c’est plus qu’un aboutissement : c’est une victoire en soi, mais une victoire amère.

Car les divisions internes s’affichent désormais au grand jour, au point que dans les confidences de certains cadres, la scission ou la disparition d’Ennahda sous sa forme actuelle ne sont plus taboues. Tandis que certains protestent en silence en se retirant de la vie du parti, d’autres claquent la porte bruyamment. Comme Hichem Laarayedh (fils d’Ali Laarayedh, l’ancien premier ministre) et Zied Boumakhla, deux des cadres historiques des jeunes d’Ennahda, qui ont rendu leur carte le 14 janvier, jour anniversaire de la chute du régime en 2011, pour signifier que la révolution se poursuit en dehors du parti qu’ils estiment irréformable. Son secrétaire général, Zied Laadhari (également ministre du développement et de la coopération internationale) a démissionné de ses fonctions le 29 novembre 2019 pour protester contre le choix de Habib Jemli comme candidat au poste de chef du gouvernement. Le 10 janvier, il s’est isolé de son groupe parlementaire en ajoutant sa voix à la majorité qui a refusé la confiance au gouvernement.

Habib Jemli, un échec révélateur

Premier groupe parlementaire à l’issue des législatives du 6 octobre, Ennahda avait la charge de désigner un chef du gouvernement. Le parti était maître du jeu dans un contexte bien plus apaisé qu’en 2011 lors de sa première victoire électorale, quand il était l’objet de nombreuses attaques. Or, il a échoué à transformer sa victoire électorale en exercice du pouvoir. Cet échec est un révélateur de ses faiblesses et de ses dysfonctionnements.

D’abord, de son érosion électorale qui le prive d’une majorité assez confortable pour faciliter les alliances. Les chiffres sont éloquents : 1,5 million d’électeurs (37 %) pour la Constituante de 2011, 947 000 (27 %) pour les législatives de 2014, 517 000 (28 %) pour les municipales de 2018, 434 000 (12 %) pour la dernière présidentielle, et un petit sursaut à 561 000 voix (19,7 %) aux législatives. Soit une décrue en nombre de députés, de 89 en 2011 à 69 en 2014 puis à 54, dont seulement 29 ont réuni le nombre de voix correspondant au quotient électoral, les autres ayant été élus grâce à la répartition des restes.

Cette majorité étriquée l’oblige à composer avec des alliés qui se méfient pour la plupart de lui. À l’exception de la coalition Al-Karama (La Dignité) qui a probablement capté une partie des voix des électeurs les plus radicaux d’Ennahda sur les axes de l’affirmation identitaire islamique et de la rupture avec l’ancien système, et obtenu 21 sièges. Elle est dirigée par Seif Eddine Makhlouf qu’on dit proche de Noureddine Bhiri, ancien ministre de la justice d’Ennahda (2011-2013) dans le gouvernement de la Troïka, et membre du bureau politique du parti islamiste.

Cet isolement, cette absence d’allié naturel, ce climat de méfiance ou d’hostilité obligent à négocier, donc à conserver sa position par une combinaison instable de concessions, de contreparties et de pressions. Les programmes n’étant pas l’essentiel de ce qui trame la vie politique tunisienne, le terrain de ces négociations est rarement connu du public. Cette situation entretient à la fois le discrédit des partis dans l’opinion et la méfiance des alliés potentiels. Sans parler de la frustration des militants et l’amertume des électeurs.

Dans cette configuration partisane en crise, Ennahda n’avait pas de scénario pour gérer cette victoire inattendue avec un parlement morcelé. Dès l’installation du Parlement le 13 novembre 2019, Rached Ghannouchi était élu à la présidence du Parlement grâce à un accord avec le candidat à la présidentielle Nabil Karoui, le magnat de la communication, fondateur de Nessma TV et du parti Qalb Tounès, qu’Ennahda a décrit durant toute la campagne électorale comme le parti de la corruption. Un premier reniement qui en préparait un autre.

Deux candidats non retenus

Le président du parti était, selon les statuts d’Ennahda, le candidat naturel du parti pour le poste de chef du gouvernement. Ce scénario écarté, l’option d’une personnalité indépendante et suffisamment crédible pour inspirer confiance aux alliés s’imposait. Le choix revenait au majlis al-choura, le conseil délibératif, sur proposition de l’exécutif. Rached Ghannouchi avait deux candidats en tête : Habib Kchaou, ancien conseiller aux affaires sociales auprès du premier ministre à l’époque des gouvernements de Hamadi Jebali et d’Ali Laarayedh (de 2011 à 2014) et bien perçu par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et Ridha Ben Mosbah, un ancien ministre de Zine El-Abidine Ben Ali. Il ne retient pas ce dernier dans la liste de cinq noms qu’il propose à la choura. À la surprise des membres du conseil, alors qu’il est habitué à faire valoir son point de vue jusqu’à convaincre, il ne défend aucun candidat.

Habib Jemli arrive en tête avec 79 voix, Habib Kchaou n’en recueille que deux. Jemli, ancien secrétaire d’État à l’agriculture dans les gouvernements de la Troïka, n’est pas membre du parti, mais il rassure l’appareil d’Ennahda qui redoute un chef du gouvernement trop indépendant, difficile à contrôler. Le lendemain matin, avant d’aller officiellement proposer ce candidat au chef de l’État, Rached Ghannouchi hésite encore. Il sait qu’Habib Jemli n’inspire pas assez confiance. Il tente encore d’imposer Habib Kchaou, pense même solliciter in extremis de nouveaux candidats. Mais le rapport de force n’est pas en sa faveur. Il n’a plus l’autorité pour imposer son choix et endosse finalement Habib Jemli.

Le 18 décembre, un accord pourtant conclu la veille avec d’autres partis pour former un gouvernement politique échoue dans la confusion, miné par le manque de confiance. S’ensuit un processus de plus en plus opaque qui aboutit à un gouvernement d’indépendants massivement rejeté par l’Assemblée le 10 janvier, par 134 voix contre 72 (celles d’Ennahda et de la coalition Al-Karama). Entre temps, Rached Ghannouchi a lâché Habib Jemli et s’est entendu avec Nabil Karoui pour proposer Fadhel Abdelkefi, un ancien ministre de Béji Caïd Essebsi, que Qalb Tounès avait présenté comme son futur chef du gouvernement en cas de victoire de Nabil Karoui, alors que résonne encore le soutien déclaré le 16 septembre du président d’Ennahda à Kaïs Saïed pour la présidentielle au nom de la révolution.

Ce que révèle cette séquence, c’est cette absence d’allié naturel du parti, l’indépassable défiance des partenaires, la faiblesse du leadership, la persistance du traumatisme de l’exclusion et de la répression dans le corps d’Ennahda, et la propension à s’allier avec ses adversaires pour conjurer la peur d’un retour à la dictature, plutôt qu’avec des alliés porteurs de transformation.

Le coût de l’intégration

La démocratisation de la vie politique n’atténue pas l’hostilité dont témoignent des élites intellectuelles et étatiques à l’encontre d’Ennahda. Le parti islamiste est toujours considéré comme une menace pour le « projet national », comme un acteur qu’il faut tenir au plus près pour mieux l’étouffer. La normalisation paraît un acquis réversible. Surtout dans une géopolitique de moins en moins favorable, avec l’instabilité en Libye et en Algérie. Il faut donc payer en permanence pour maintenir l’intégration du parti dans le jeu politique.

Pourtant en mai 2016, à l’issue du congrès d’Ennahda, l’avenir semblait prometteur. Le chef de l’État était venu à l’ouverture, pour sceller, main dans la main avec Rached Ghannouchi, la réconciliation entre l’État et Ennahda. Mais une voix s’élevait parmi les militants, pressés de voir le parti devenir un agent de réforme du système. Contesté lors du Congrès, Ghannouchi avait imposé sa conception d’un exécutif à sa main, par un chantage à la démission.

Mais la réforme du parti était lancée, et la séparation de la politique et de la prédication rencontrait un écho international. Le chef du gouvernement d’alors, Habib Essid coopérait plus volontiers avec un parti organisé et assidu qu’avec un Nidaa Tounès (le parti de Béji Caïd Essebsi) déjà divisé.

Pourtant, il avait fallu sacrifier Habib Essid en juillet 2016, à la demande du président de la République qui voulait reprendre la main. « Jusqu’où faudra-t-il suivre Ghannouchi ? », s’interrogeaient déjà des parlementaires, qui auront, entre concessions, rejeté la loi visant à exclure les anciens cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti de Ben Ali, dissout en mars 2011) des élections en 2013, voté la loi de « réconciliation administrative » pour amnistier les fonctionnaires impliqués dans des crimes économiques du temps de l’ancien régime, en octobre 2017.

Des militants démobilisés

Ces sacrifices ont fini par démobiliser des militants, confrontés aux critiques des électeurs qui les accusent de tout abandonner, de profiter de l’État et de servir de la religion comme prétexte. Ils ne savent plus pour quoi le parti participe au pouvoir. Pour réformer ? Pour se protéger ? Ou bien pour protéger les positions acquises par l’élite du parti ? Au service de quoi cette tactique est-elle mise ? La reconnaissance à la direction d’avoir permis cette insertion inespérée au jeu politique se transforme peu à peu en doute.

Le tournant, ce sera le virage tactique décidé par Rached Ghannouchi en mai 2018, pour soutenir Youssef Chahed, le chef du gouvernement que le président veut limoger depuis le début de l’année. Béji Caïd Essebsi paraît affaibli, empêtré dans la crise provoquée par la mainmise de son fils sur Nidaa Tounès. Youssef Chahed a le vent en poupe, il semble bénéficier de soutiens, y compris auprès des partenaires internationaux. Alors que le majlis choura pose des conditions, Rached Ghannouchi tranche et annonce le 28 mai qu’il n’est pas question de le destituer. Il rompt ainsi avec Béji Caïd Essebsi. Le capital acquis grâce au succès pourtant très relatif des municipales de mai 2018 est ainsi investi dans un jeu de pouvoir, et non pour pousser à des réformes plus audacieuses.

Cette entente avec un franc-tireur (certes chef du gouvernement) parti à l’assaut du pouvoir est un pari dangereux. Lotfi Zitoun, le conseiller politique de l’exécutif du parti, fait remarquer que l’alliance avait été scellée en 2014 avec le chef de l’État, pas avec un responsable politique. Celui-ci ne tarde pas à réveiller la polarisation idéologique pour fragiliser Ennahda en annonçant le 13 aout 2018 son intention d’instaurer l’égalité entre hommes et femmes dans les successions. Plus l’entente avec Youssef Chahed s’affermit, plus les dossiers embarrassants pour Ennahda ressortent. Notamment celui de l’appareil de renseignement parallèle du parti dont certains suggèrent (sans preuve) qu’il a des liens avec les assassinats de Choukri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013.

Tandis que la réforme du parti au congrès de 2016 marque le pas, les démons ressortent et la contestation interne enfle. Le divorce est consommé en juillet 2019 quand le président du parti change 30 des 33 têtes de listes pour les législatives désignées par les instances régionales, afin d’isoler ses opposants et de constituer un groupe parlementaire à sa main. Ce qu’il a gagné alors en pouvoir, il l’a perdu en autorité. Il n’a plus les moyens d’imposer ses choix au parti. Et alors que le Congrès devrait se tenir au printemps 2020, il le retarde afin de prolonger ce qui doit être son dernier mandat. Comme la peau de chagrin du roman de Balzac, ce qu’Ennahda a gagné en exauçant ses vœux d’intégration, il l’a perdu en énergie vitale.

Une crise d’identité

Alors malgré les résultats électoraux flatteurs, la déprime s’est installée. « Qui défendons-nous ? Quelle est notre identité sociale ? Avec quelle intention participons-nous au pouvoir ? » Ces questions parcourent les rangs du parti et ne trouvent pas de réponse. Ennahda est le dernier grand parti d’avant 2011, et il peine à réactualiser son héritage dans le nouveau. Il n’est plus un parti de contestation. « Le parti est apparu en réponse à trois manques de l’époque de Bourguiba, explique un des responsables régionaux du parti : la démocratie, la reconnaissance culturelle de la composition religieuse de l’identité, et l’inclusion sociale. Les deux premières tâches ont été accomplies, mais nous sommes incapables d’accomplir la troisième. »

En d’autres termes, face à la question sociale, aux fractures socioterritoriales du pays, le parti n’arrive pas à produire un modèle explicatif convertible en action politique. Ce qui constituait autrefois les composantes du vote pour Ennahda — la référence religieuse, la rupture avec l’ancien régime, le souverainisme culturel et politique, la représentation des catégories les moins intégrées de la population — tend à se reporter sur d’autres formations électorales.

Alors qu’Elyes Fakhfakh, le chef de gouvernement désigné par Kaïs Saïed, intègre une majorité pour un gouvernement de transformation, le parti s’accroche à un accord avec Qalb Tounès, au risque de rendre inévitable la dissolution du Parlement. Officiellement pour constituer une majorité large à même d’affronter les « défis énormes » qui s’annoncent (et ils sont réels), mais surtout par crainte de voir se former un axe de Qalb Tounès au Parti destourien libre (PDL), l’héritier du RCD qui mettrait la sécurité du parti et de ses responsables en danger.

Saïd Ferjani, rompu lui aussi aux négociations avec les adversaires du parti, vient même de déclarer qu’Abir Moussi, la dirigeante du PDL1, était la bienvenue au gouvernement si elle souhaitait le soutenir. Il est certain que, plus que jamais, les militants sont nombreux à se poser cette question terrible : « Tout ça pour ça ? »

1Moussi se réclame ouvertement de l’héritage de Ben Ali, qu’elle refuse de qualifier de dictateur. Dans ses déclarations publiques, elle désigne régulièrement, les islamistes comme étant des « daéchiens » (membres de Daech) et des « terroristes », y compris à l’Assemblée, où elle siège depuis les dernières élections législatives.

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