Irak. Ces jeunes qui bravent la mort

Une insurrection « chiite » contre un pouvoir « chiite » ? · Depuis le 1er octobre 2019, les protestataires affrontent en Irak une répression féroce, alors que leur mouvement est pacifique. Snipers en embuscade mitraillant la foule, grenades tirées à courte distance, utilisation d’armes venues de l’étranger : le bilan est lourd — plus de 300 morts.

Bagdad, 15 novembre 2019. — Manifestants place Khallani
Ahmad Al-Rubaye/AFP

La brutalité de la répression des manifestants en Irak, sans précédent dans la période récente, rappelle les jours les plus sombres du régime de Saddam Hussein, avant 2003. Le bilan est incroyablement lourd : 300 morts et des milliers de blessés, après 40 jours de marches, et non pas d’affrontements militaires.

Sur les réseaux sociaux, les Irakiens se demandent pourquoi, après tout ce sang coulé, le gouvernement d’Abdel Mahdi n’a toujours pas démissionné et qu’aucun responsable officiel n’a été tenu responsable de la violence exercée contre les contestataires. Leur sang compte-t-il donc pour si peu ?

De leur côté, gouvernement et partis au pouvoir semblent saisis d’une peur irraisonnée face à des protestations spontanées menées par des groupes de jeunes qui échappent à toute appartenance politique, religieuse ou confessionnelle déclarée. C’est en effet une génération qui n’a pas connu d’autre environnement que celui d’un pays où les droits humains sont supposés respectés par le pouvoir.

Une nouvelle « révolution d’octobre »

Les mouvements protestataires sont partis des quartiers populaires de Bagdad, majoritairement chiites, bastion des dirigeants de cette communauté qui a fourni ses cadres aux formations politiques après 2003. Les partis au pouvoir misaient sur le fait que la contestation allait se cantonner aux élites jeunes, instruites et urbaines, sans s’étendre aux quartiers pauvres. Or, les jeunes défavorisés, à l’instar des autres, se sont heurtés à la même répression d’une ampleur inouïe. Leur résistance pacifique a empêché le pouvoir de réagir avec une violence encore plus terrible, alors qu’il ne demandait qu’à en découdre.

Certains analysent la vague de protestations comme le soulèvement de la base chiite contre ses propres élites politiques au pouvoir. Parmi les 300 morts et 15 000 blessés, la majorité écrasante des victimes est constituée de chiites qui avaient auparavant été volontaires pour prendre les armes contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Ils étaient revenus à la vie civile après en avoir libéré l’Irak en octobre 2019. Pour autant, la participation majoritaire des régions chiites à la contestation ne signifie pas la passivité des autres composantes de la population, car de nombreux groupes de jeunes sunnites ou issus de communautés minoritaires sont également venus de leurs provinces, autrefois occupées par l’OEI, pour participer à Bagdad à ce qu’ils appelaient « la révolution d’octobre ».

Lorsque les jeunes sont sortis en masse pour réclamer des réformes et la lutte contre la corruption, ils n’étaient pas armés et n’arboraient aucun signe de violence, ils brandissaient uniquement des drapeaux irakiens. Mais le pouvoir a tôt fait de fourbir ses armes pour écraser le mouvement. Il faut rappeler que la jeunesse compte pour moitié de la population irakienne qui atteint près de 40 millions d’habitants. Une masse humaine dont la prise de conscience a provoqué un sursaut face à la ruine du pays sur les dernières années. Ils constituent le moteur de la contestation et proclament : « Nous ne voulons pas répéter les erreurs de nos aînés qui se sont inclinés face au pouvoir ».

« Le gouvernement du sniper »

Les deux premiers jours d’octobre, les manifestants ont déploré de nombreuses blessures aux jambes, par balles tirées on ne savait d’où. Les choses se sont dégradées le troisième jour avec des blessures à la tête et à la poitrine, le plus souvent mortelles. L’origine des balles semblait toujours inconnue, car même dans les régions où il n’y avait aucune présence des forces de sécurité les manifestants tombaient mortellement touchés.

Certains manifestants m’ont décrit le modus operandi du tireur embusqué, qui visait parfois l’arrière-train des manifestants comme pour se moquer d’eux ou savourer l’humiliation qu’il leur infligeait. Lorsqu’ils tentaient de se rapprocher d’un des leurs tombé à terre, il les gardait sous le feu nourri de ses tirs pour les empêcher de le secourir et les obliger à le laisser mourir sur place. Le soir du 3 octobre, l’Observatoire irakien des droits de l’homme déclarait avoir repéré un tireur embusqué qui tirait sur les manifestants place Tayaran et place Tahrir, proches l’une de l’autre dans le centre-ville de la capitale. Et pendant que le gouvernement Abdel Mahdi démentait l’information, le nombre de victimes continuait d’augmenter.

« Le tireur inconnu » a fait pendant quatre ou cinq jours des dizaines de victimes parmi les manifestants. Les rapports des hôpitaux et des médecins auxquels nous avons pu parler indiquent que les tirs visant la tête et la poitrine avaient clairement pour objet de tuer. Les médecins ont également fait état de blessures au cou causées par des balles d’un calibre plus important que celui des mitrailleuses kalachnikov ou des armes légères habituellement utilisées par les forces de sécurité irakiennes.

Les autorités ont fini par admettre qu’un tireur embusqué existait bel et bien, mais qu’il n’avait pu être appréhendé à temps ; il avait échappé aux poursuites. Elles ont prétendu que celui-ci avait fait des victimes parmi les forces de l’ordre elles-mêmes, mais n’ont pu étayer ces allégations par la moindre photo ou information sur les obsèques ou tentes funéraires des disparus. L’âge des victimes varie entre 18 et 35 ans et un petit nombre parmi eux sont des enfants, selon la définition donnée par la Convention internationale relative au droit de l’enfant adoptée en 1989 et qui établit qu’ « un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans ».

Il en ressort à l’évidence que les autorités ont tenté de faire avorter le mouvement de protestation en ciblant délibérément les manifestants. Non dénués d’humour — plutôt noir en la circonstance —, les jeunes manifestants ont adopté un sobriquet pour désigner le gouvernement d’Adel Abdel Mahdi, désormais appelé « le gouvernement du sniper », ironisant sur le fait que c’était le tireur embusqué qui était décisionnaire et non le gouvernement d’Adel Abdel Mehdi.

Répression non assumée

Certains ont alors accusé des factions chiites armées d’être responsables des tirs de sniper, en positionnant les tireurs sur le toit des immeubles donnant sur la place. Les autorités étant elles-mêmes accusées d’avoir facilité l’accès de ces immeubles, désertés ou non, particulièrement celui d’un restaurant turc désaffecté juché au somment d’un immeuble qui domine la place Tahrir et surplombe la« zone verte », quartiers des bâtiments ministériels et des missions diplomatiques.

Le tireur embusqué n’est pas la seule causes des blessures mortelles. De nombreux autres moyens ont été utilisés contre les protestataires par un gouvernement dont le chef était auparavant connu pour son calme et sa courtoisie, jamais impliqué par le passé dans une telle répression sanguinaire.

La plupart des membres des forces antiémeutes ont tiré leurs grenades lacrymogènes à très proche distance des manifestants, et de façon horizontale, ciblant les corps, atteignant mortellement la tête et la poitrine, faisant de nombreuses victimes civiles, dont le militant bien connu Safaa Assaray. Les militaires que nous avons pu interroger nous affirment que le code de conduite irakien en matière de manifestations ne prescrit pas de distance précise pour le tir de grenades lacrymogènes, mais qu’il recommande de laisser au moins 250 mètres de distance et de tirer en l’air et non pas directement sur les manifestants. Alors que toutes les vidéos ont pu capter des tirs extrêmement proches, entre 3 et 70 mètres.

Les déclarations d’Ali Khamenei

C’est ce que confirment par ailleurs les déclarations du ministre de la défense Najah Al-Shammari le 14 novembre, selon qui les grenades logées dans le corps ou la tête des victimes provenaient de matériel introduit dans le pays sans que les autorités n’en aient eu connaissance, et que la portée de l’engin qui avait servi à les tirer était de 75 à 100 mètres. Le ministre a donc laissé entendre que des groupes non liés au gouvernement irakien s’employaient à faire capoter le mouvement protestataire. Groupes que l’on pouvait aisément supposer d’obédience iranienne. D’autant plus que le guide suprême Ali Khamenei a multiplié les déclarations jetant le doute sur les objectifs du mouvement et décrivant les manifestations comme des émeutes.

Le lendemain des déclarations du ministre de la défense, le ministère publiait un communiqué pour « clarifier » ces déclarations, précisant que « ce que voulait dire le ministre de la défense quand il évoquait une tierce partie tirant sur les manifestants pacifiques et les forces de sécurité, c’étaient des gangs qui avaient mis la main sur les armes et grenades fumigènes et les utilisaient contre nos concitoyens, manifestants et forces de l’ordre réunis ».

Une analyse des photos et de certains passages des vidéos permet cependant de noter que l’uniforme porté par certains éléments proches des forces de sécurité officielles était atypique. Il péchait par divers défauts : ils avaient des chaussures de formes et de couleurs différentes, ils ne portaient pas de gilets pare-balles, et n’étaient pas identifiables par les galons habituels des forces régulières.

Au moment où les manifestants construisaient des barrages sous le pont Al-Jumhuriya qui mène de la place Tahrir à la « zone verte », la police fluviale les a surpris par des passagers inattendus à bord de leurs embarcations : deux ou trois membres des forces antiémeutes ou de ces forces non identifiées qui tiraient sur eux d’une distance très proche, comme si la police fluviale était devenue un moyen supplémentaire de tuer des manifestants.

« Bonjour les assassins ! »

L ’immeuble du restaurant turc désaffecté au milieu de la place Tahrir utilisé pour cibler des manifestants, a finalement été investi par les protestataires. Il est alors devenu un poste d’observation permettant de suivre les déplacements des forces antiémeutes qui pouvaient viser les manifestants à partir du pont Al-Jumhuriya.

Le restaurant turc en question a été abandonné en 2003, lors des bombardements américains, durant la guerre lancée par les États-Unis contre le pays, et il était resté fermé depuis sous prétexte qu’il avait été « irradié ». En réalité il n’a jamais été irradié. C’est ce qu’a pu confirmer le ministère de la santé irakienne le 31 octobre dernier. En le maintenant inoccupé après 2003, par quelque partie que ce soit, publique ou privée, les gouvernements successifs ont voulu éviter son utilisation comme poste d’observation des allées et venues des responsables officiels dans la « zone verte ».

Les manifestants ont rendu l’immeuble à la vie. Ils l’ont restauré, ont rétabli l’électricité dans les étages et en ont repeint certains. Ils ont peint le drapeau irakien sur les murs intérieurs du restaurant, y ont apporté des matelas pour ceux qui voulaient y passer la nuit sans rentrer chez eux. Ils ont même installé des points de contrôle à chaque étage pour éviter les infiltrations d’éléments douteux, comme certaines informations pouvaient le laisser craindre. Ils ont totalement bouclé les lieux.

Du haut de cet immeuble, les jeunes lançaient des quolibets moqueurs aux forces positionnées en contrebas sur le pont Al-Jumhuriya. Tous les matins, par mégaphone, ils leur adressaient un « Bonjour les assassins ! ». Un jour, en totale dérision, c’est la chanson du chanteur irakien Majid Al-Mohandis qui a été diffusée, avec ses paroles outrageusement romantiques : « Bonjour mon amour, que ton jour soit de roses, de jasmin et d’amandes... il faut se réveiller, Feyrouz a chanté »1.

L’art contre la répression

Les murs de la place Tahrir et du tunnel éponyme, auparavant gris et ternes, portent aujourd’hui des tags hauts en couleur. Ils arborent notamment les portraits des victimes, comme celui de l’activiste Safaa Assaray. Ils ont été peints par de jeunes artistes ou de simples tagueurs. Ce recours à la créativité artistique est l’un des moyens pour la jeunesse d’affronter la dure réalité de la répression. Ils transforment ainsi la grisaille d’immeubles qui n’ont pas été peints depuis seize ans, malgré les budgets énormes consacrés à la reconstruction.

Et comme les médias des partis au pouvoir, de même que ceux du gouvernement sont engagés dans une campagne de dénigrement et de diabolisation des manifestants, ceux-ci produisent désormais leur propre communication. Un groupe d’écrivains et de militants publie ainsi Touk Touk, journal de huit pages imprimé en 2 000 exemplaires par jour, avec les moyens du bord, pour rendre compte de la contestation place Tahrir. De même, une radio locale a été montée de toutes pièces, afin de diffuser les informations relatives au mouvement protestataire.

La créativité des jeunes explore sans cesse de nouveaux domaines. Outre l’art graphique qu’ils y pratiquent, ils organisent sur la place des concerts improvisés auxquels participent filles et garçons et où se mêlent mélodies sentimentales et chants patriotiques. La guitare, l’oud et la darbouka répondent ainsi aux balles réelles et aux grenades lacrymogènes venues de l’étranger.

1NDLT. La célèbre chanteuse libanaise est dite « du matin », tant sa voix diaphane semble en phase avec le lever du jour, alors que celle de la grande diva égyptienne Oum Koulsoum est dite « du soir », enveloppante comme une nuit d’été veloutée.

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