La chute de la maison Bouteflika

Deux journalistes algériens viennent de publier presque en même temps les deux premiers livres sur la chute d’Abdelaziz Bouteflika, président de la République du printemps 1999 au printemps 2019. Tous deux promettent de révéler des secrets : de sa vie pour Farid Alilat, qui couvre l’actualité algérienne depuis de nombreuses années, et de son naufrage pour Naoufel Brahimi El Mili, politologue et écrivain qui suit de près les relations algéro-françaises.

Abdelaziz Bouteflika, juin 2009
Bendaoud Ain Youcef/Wikimedia Commons

Au-delà des différences de style et d’analyse, nos deux auteurs partagent le même scénario sur l’épisode clé de sa carrière : la démission d’un président qui a occupé le plus longtemps — 20 ans ! — le poste.

Dans le système algérien, le pouvoir se distribue entre trois pôles inégaux. Il y a d’abord l’armée, en réalité ses généraux, assis sur le premier budget du pays (le quart des dépenses de fonctionnement de l’État) qui fait office de détenteur du pouvoir final et joue le rôle de dernier recours dans les situations de crise. Étrangers à la gestion quotidienne des affaires, les militaires interviennent quand leurs intérêts sont en cause, et Dieu sait s’ils le sont souvent tant ils sont nombreux.

Viennent ensuite les services de sécurité, un terme générique que cache mal leurs fréquents changements de nom : Sécurité militaire (SM), Délégation générale de la prévention et de la sécurité (DGPS), Département du renseignement et de la sécurité (DRS), Département de surveillance et de sécurité (DSS), leur place est centrale dans le dispositif. Ils sont partout, gèrent de fait le pays de la vie politique aux médias ; aucune nomination, aucun marché n’est acquis sans leur feu vert.

Vient enfin le président de la République, censé parler au nom du pays, qui impose ses vues quant il est fort, manœuvre et intrigue quand il est sur la défensive, appuyé une fois sur les généraux, une autre fois sur les sécuritaires en profitant de l’animosité naturelle qui oppose les deux corps depuis toujours, bien qu’ils soient tout deux sous statut militaire. C’est le cas à chaque élection présidentielle ou presque. En 1999, les deux appuient Bouteflika ; cinq ans plus tard, le haut commandement veut son départ, les services son maintien. Ils gagnent et le chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP) dégage, remplacé par un obscur général, Ahmed Gaïd Salah, fidèle soutien de Bouteflika tout au long de sa carrière.

La question de la succession

En 2009, in extremis, l’accord se fait et le président est reconduit. Mais en 2014, pour le quatrième quinquennat, Gaïd soutient le titulaire, mal en point. Mohamed Médiene, dit Tewfik le combat et perd. Son empire est réduit et démembré, une partie passe sous la coupe du ministère de la défense, une autre est rattachée à la présidence de la République.

L’incapacité manifeste de Bouteflika à assumer sa charge pendant les cinq longues années suivantes confère à son « petit » frère Saïd la réalité du pouvoir. À partir des élections législatives du printemps 2018, la question de la succession du président hante le microcosme et Saïd cherche à convaincre les Frères musulmans de demander le report des élections prévues au printemps 2019. De son côté, Tewfik, qui a conservé malgré sa mise à la retraite en 2015 une indéniable influence dans le régime, manœuvre et pousse un général de réserve à se porter candidat au début de 2019. Le temps passe, aucun accord ne se dégage et finalement il faut se résigner à appliquer la Constitution qui a prévu un quinquennat et pas un septennat. Gaïd appuie, déjà, la solution constitutionnelle.

À compter de la naissance du Hirak, le mouvement de contestation politique du régime, les cartes sont redistribuées. Gaïd lâche son président, Tewfik lui cherche un remplaçant de poids et Saïd poursuit son projet d’effacer l’élection présidentielle, de changer de gouvernement et de convoquer une conférence nationale bien plus tard. En un mot de garder le pouvoir pour la famille. Son échec le pousse à se rapprocher de Tewfik, qu’il a limogé en 2015, pour trouver une solution alternative. En vain. Gaïd s’appuie sur ses baïonnettes pour sortir de l’impasse et les emprisonner.

Cette version, séduisante, suscite beaucoup de questions auxquelles, pas plus que les auteurs, le tribunal militaire de Blida dans ses deux procès en à peine six mois ne répond. Saïd et Tewfik étaient-ils d’accord sur le sort de Bouteflika ? Le premier voulait-il le garder et le second le faire partir, ou l’inverse ? Louiza Hannoune, cheffe d’un minuscule parti trotskyste, a-t-elle seulement servi à rapprocher Saïd et Tewfik qui ne se parlaient plus ? Le décret qui mettait Gaïd à la retraite était-il un « vrai-faux » décret ou un document légal que les généraux ont neutralisé par la force ? Le gouvernement Beddoui mis en place in extremis par Saïd était-il autant à la botte de Gaïd que l’a crié la foule dans les rues d’Alger et d’ailleurs ? Pourquoi l’élection présidentielle prévue le 4 juillet en accord avec la lettre de la Constitution n’a-t-elle pas eu lieu ? Les généraux n’étaient-ils pas prêts ? Ou la pression du Hirak trop forte ?

À l’évidence ces deux premiers livres seront suivis par beaucoup d’autres et il faut rendre hommage à nos deux auteurs d’avoir ouvert la voie.

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