La construction de la politique étrangère iranienne

Surprenant itinéraire de Mohammad Javad Zarif · La guerre civile syrienne semble à un tournant, avec le retour victorieux de la Russie. Et l’Iran, qui aurait pu être déstabilisé par le conflit syrien a finalement su redresser la situation et a marqué des points importants en politique internationale. Un homme y a particulièrement contribué : Mohammad Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères.

Conférence de presse de Mohammad Javad Zarif à Genève, 24 novembre 2013.

Rien n’était simple au départ pour l’Iran. La guerre syrienne déstabilisait un allié régional très important et pouvait éventuellement déclencher une nouvelle intervention militaire de l’Occident. La France et les monarchies conservatrices du Golfe ont plaidé en ce sens en accusant Damas de dépasser certaines lignes rouges : l’utilisation du gaz chimique contre sa propre population. Mais au-delà du régime syrien, tout le monde l’a rapidement compris, l’objectif des monarchies était d’atteindre Téhéran.

Le conflit syrien a eu rapidement des répercussions sur les deux voisins de l’Iran, l’Irak et surtout la Turquie. Téhéran a fait de grands efforts pour stabiliser sa relation avec la Turquie et la transformer en un partenaire commercial qui a joué un rôle positif pour contourner les embargos occidentaux. Pour l’Iran, le dilemme était de taille : comment continuer à soutenir le régime syrien sans se fâcher avec la Turquie ?

Entraînée sur un échiquier si complexe, la République islamique a démontré la maturité de sa politique étrangère, persuadant le régime syrien d’accepter un désarmement chimique tout en évitant un engagement militaire massif. Même si, officiellement, on compte 161 morts parmi les Gardiens de la révolution et les conseillers militaires iraniens en Syrie, on est très loin d’un engagement militaire massif de l’Iran. Le Hezbollah libanais est intervenu largement sur le terrain pour remplacer les forces militaires iraniennes et aider le régime syrien. Et finalement, l’Iran a tout tenté pour que la Turquie ne rejoigne pas le front des monarchies du Golfe sous la direction de l’Arabie saoudite. Dans les pires moments du conflit entre la Russie et la Turquie, Téhéran a essayé de prendre de la hauteur et de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Et les entreprises iraniennes sont intervenues pour contourner les embargos russes en exportant les produits turcs vers la Russie via l’Iran et en les étiquetant comme produits iraniens.

Comment l’Iran en est-il arrivé à ce niveau de maturité en politique étrangère ? Comment le pays qui donnait il y a quelques années l’exemple d’une politique étrangère provocatrice, prenant la scène internationale pour une tribune où défendre ses positions « révolutionario-islamiques », qui l’isolait de plus en plus, est-il devenu un acteur important de la région ? Comment ce soft power est-il né ?

Une famille traditionnelle

Aghaye Safir (Monsieur l’ambassadeur), publié par l’éditeur iranien Nashre-Ney en 2013, peut aider à comprendre cette évolution au sein du régime et le point de vue du ministre iranien des affaires étrangères. Ce livre de trois cents pages est un entretien de Mohammadmehdi Raji avec Mohammad Javad Zarif ; il nous apprend beaucoup sur le nouvel homme providentiel du régime qui jouit d’une grande popularité, aussi bien chez les réformateurs que chez les conservateurs modérés. D’abord en ce qui concerne sa vie privée : Mohammad Javad Zarif est né dans une famille riche et très traditionnelle. On n’écoutait jamais la musique, considérée comme interdite (haram). Même la radio du shah était bannie. Il y avait chez lui un poste de radio, caché au fond d’une armoire fermée à clé. On ne l’en sortait que pendant le mois de ramadan, juste avant l’appel à la prière.

L’homme s’est marié avec une fille choisie par sa famille ; les fiancés ne se sont rencontrés qu’une seule fois avant le mariage, lors d’une cérémonie religieuse. Et pourtant la fille de Zarif joue du piano et son fils du santour1. La famille Zarif est une famille traditionnelle iranienne typique, de celles qui boycottaient les médias occidentalisés du chah. L’islamisation du pouvoir après la révolution de 1979 a fait entrer la télévision et la radio dans les foyers. Des médias « islamisés » qui, malgré tout, étaient un vecteur de modernité au sein des milieux les plus traditionnels du pays.

Zarif a travaillé vingt-cinq ans au sein du ministère des affaires étrangères avant de prendre sa retraite en 2009 sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Il est devenu ministre des affaires étrangères en 2013 sous le gouvernement de Hassan Rohani. Une grande partie de sa carrière s’est déroulée aux États-Unis. Il s’est construit un vaste réseau parmi les élites new-yorkaises, a travaillé avec quatre secrétaires généraux des Nations unies. Kofi Annan est celui qu’il apprécie le plus ; Zarif a participé avec lui en 2001 à la réflexion d’un groupe de personnalités éminentes sur le « dialogue entre les civilisations » dont le rapport a été publié2.

Loin des tribunes internationales

On apprend que deux personnalités au sein du ministère des affaires étrangères l’ont influencé : Sadegh Kharazi, l’ancien ambassadeur d’Iran en France et Ali Akbar Velayati, l’ancien ministre des affaires étrangères et conseiller particulier de l’ayatollah Khamenei. Il a surtout appris avec eux ce qu’est une politique étrangère stable et continue, loin des interventions provocatrices dans les tribunes internationales des premières années de son service.

La révolution islamique a créé la possibilité pour l’Iran d’avoir une politique étrangère indépendante. Nous sommes entrés dans un domaine où nous n’avions aucune expérience. Les cadres de l’ancien régime ont été remerciés et remplacés par les gens qui ignoraient complètement les notions élémentaires de la diplomatie. Ils ne parlaient même pas une langue étrangère (p. 366).

Peu à peu le ministère des affaires étrangères a pris forme et, sous la responsabilité de Velayati, le comité stratégique de la politique étrangère a vu le jour. Tous les adjoints et hauts responsables de ministères y participaient. Leur rôle était d’analyser chaque sujet et d’évaluer les conséquences de chaque choix en essayant de rester le plus impartial possible. La décision finale revenait toujours aux dirigeants de la République islamique. Les matières premières de ce comité étaient l’œuvre de différents groupes de travail basés sur la démarche de policy paper : permettre aux experts de s’exprimer sur chaque sujet sans être influencés par leur hiérarchie, sans se censurer et en évaluant les différents choix, la faisabilité, les intérêts et les conséquences (p. 124).

La décevante politique américaine

On apprend aussi, dans cet entretien, à quel point les événements internationaux ont pesé sur la politique intérieure de l’Iran. L’arrivée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence en 2005 a été la conséquence de l’échec de la politique d’ouverture vers l’extérieur menée par Mohammad Khatami. L’Iran avait aidé les Américains lors de l’intervention en Afghanistan en 2001 et dans leur lutte contre Al-Qaida ; pourtant le président George W. Bush avait inclus ce pays dans « l’axe du mal ». Cette agressivité de la politique des États-Unis a isolé, à l’intérieur du pouvoir iranien, ceux qui plaidaient pour une politique d’ouverture.

Nous avons des désaccords profonds avec les Américains et les Occidentaux mais nous ne sommes pas leur ennemis (p. 358).

Nous avons eu dans le passé des collaborations temporaires avec les Américains mais nous n’avons jamais pu construire une vision à long terme de nos relations. Arriver à dire que nous avons des différences mais que nous ne cherchons pas à vous renverser et que nous ne sommes pas une menace militaire pour vous (p. 170).

Les Iraniens ont été très déçus par la politique de Bill Clinton. « Il suivait en apparence une politique conciliante, mais en même temps il était très actif contre l’Iran dans le Congrès. La loi d’Amato-Kennedy3 a été adoptée sous sa présidence et il a joué un rôle important pour empêcher la compagnie Conoco d’investir en Iran » (p. 171). Au moment où l’hypothèse de l’arrivée au pouvoir d’Hillary Clinton est de plus en plus plausible, il est intéressant de noter que Téhéran la regarde avec un œil très soupçonneux.

De bons rapports de voisinage

Téhéran suit une politique étrangère réaliste dans le sens où le gouvernement essaye de lier stabilité et sécurité du pays aux relations qu’il développe avec un ensemble d’États. Ainsi l’Iran a réussi à créer un réseau en matière énergétique, commerciale et d’infrastructures de transport avec ses voisins proches ou avec les nouveaux acteurs internationaux que sont la Chine et l’Inde.

Le gaz est ce qui lie l’Iran au Pakistan. La relation avec ce voisin sunnite de 180 millions d’habitants est primordiale pour Téhéran. Le projet de gazoduc entre les deux pays, initié en 2002 et dont la finalisation était prévue pour 2014 a été arrêté unilatéralement par le Pakistan par manque d’argent. Finalement, l’entreprise chinoise China National Petroleum Corporation (CNPC) est intervenue pour investir et reprendre les travaux du partenaire pakistanais. Ils seront terminés en 2017, ce qui est la garantie pour l’Iran de garder de bonnes relations avec son voisin de poids. D’ailleurs, les premiers résultats sont là : le Pakistan prend ses distances avec son alliée de toujours, l’Arabie saoudite4.

Les rapports de Téhéran avec Ankara sont consolidés par des relations commerciales importantes, malgré leurs désaccords profonds sur la Syrie. La Turquie sunnite, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), a toujours refusé de rejoindre le camp de l’Arabie saoudite dans sa lutte contre la « menace chiite » ; ce qui compte beaucoup pour l’Iran.

Un accord récent entre Téhéran et Kaboul offre à l’Afghanistan un accès à l’océan Indien sans passer par le Pakistan, via un corridor de transit international vers le port de Chabahar. L’Inde s’est engagée récemment sur un investissement de l’ordre de 150 millions de dollars pour le développement de ce port. Ainsi les trois pays sont-ils liés par un projet de transport régional.

Agressivité saoudienne et israélienne

L’Iran a donc réussi, dans une région tourmentée, à établir de bons rapports avec beaucoup de ses voisins. Ses relations sont pérennes car souvent basées sur des accords commerciaux, énergétiques ou en matière de transport ; Téhéran ne garantit pas sa sécurité par une approche purement militaire. Peut-on poser le même diagnostic concernant la politique étrangère de ses adversaires régionaux, l’Arabie saoudite et Israël ?

Longtemps tributaire de la politique des États-Unis dans la région, l’Arabie saoudite, qui n’est plus soutenue comme auparavant par Washington, essaie de prendre le leadership du monde sunnite pour contrer la menace chiite. Toute sa politique régionale — dont on peut douter de l’efficacité à moyen terme — se résume à cette ambition. À part les monarchies du Golfe, elle n’a pas su rallier à sa cause les pays sunnites comme le Pakistan ou la Turquie. Finalement le gazoduc iranien semble plus séduisant à Islamabad que les dollars saoudiens. En dehors de cette rivalité avec l’Iran, qui explique son intervention militaire au Yémen, il semblerait que Riyad ne possède pas une vision bien définie et à long terme de sa politique étrangère.

Soixante-huit ans après sa création, les relations entre Israël et ses voisins sont au point mort. Dans aucun de ces pays, les milieux d’affaire et la bourgeoisie locale ne plaideraient pour l’apaisement des relations avec Tel-Aviv, dont la sécurité est basée sur une approche strictement militaire.

Si l’Iran est devenu une puissance régionale, c’est grâce (ou à cause) des erreurs américaines, mais aussi à l’intelligence et à la maturité de sa politique étrangère. La menace occidentale qui pèse sur le pays depuis trente-cinq ans est sans doute un élément important dans cette évolution positive. À l’inverse, le soutien aveugle des États-Unis à l’Arabie saoudite et à Israël n’a-t-il pas sclérosé la politique étrangère de ces deux pays ?

1Instrument de musique iranien de la famille des cithares.

2Crossing the Divide, Seton Hall University/Secrétariat des Nations unies, 2001.

3NDLR. La loi d’Amato-Kennedy adoptée par le Congrès américain le 8 août 1996 vise à sanctionner les « États voyous » (rogue states) en raison de leur soutien au terrorisme international, de leur volonté de se procurer des armes de destruction massive et de leur hostilité au processus de paix au Proche-Orient. Elle punit tout investissement supérieur à 20 millions de dollars par an dans le secteur énergétique en Iran et en Libye.

4Jean-Luc Racine, « Le Pakistan cherche sa place dans une région tourmentée », Le Monde diplomatique, mars 2016.

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