La contre-révolution arabe empêtrée dans ses contradictions

Près de sept ans après le début des révolutions arabes, la contre-révolution est partout à l’offensive. Pourtant, malgré ses succès, elle ne semble pas capable d’atteindre ses objectifs et d’imposer le retour à un ordre ancien.

18 février 2011, Manama. — Enterrement d’Ali Ahmed Al-Mouamin, 22 ans, tué la veille par la police anti-émeute lors d’une manifestation.

Il ne fallut pas longtemps, après les premières protestations de masse qui ébranlèrent le monde arabe en 2010, pour que la contre-révolution organise la riposte. Elle allait faire ses débuts au Bahreïn, avec la proclamation du couvre-feu en mars 2011 et la répression du soulèvement populaire surgi dans cette petite monarchie du Golfe. L’onde de choc gagna ensuite la Syrie. Si au Bahreïn c’était un régime sunnite qui réprimait son peuple, en Syrie c’était le pouvoir représentant une minorité assimilée aux chiites qui faisait de même avec le sien.

En peu de temps, la contre-révolution arabe prit les couleurs d’une guerre civile confessionnelle. La rivalité entre sunnites et chiites avait servi de prétexte à l’écrasement des manifestations au Bahreïn ; elle constitue à présent l’un des axes majeurs de confrontation interne au Yémen, en Syrie et en Irak.

Les contre-révolutionnaires sunnites ont pourtant déjà perdu la partie. Certes, ils peuvent encore faire des dégâts, mais ils sont moins que jamais en mesure d’inverser le cours des événements. Le seul atout dont ils peuvent jouer est le fait que les sociétés avides de changement redoutent en même temps les pièges de l’aventurisme et de la guerre civile. L’État syrien a beau être devenu une abstraction pour une majorité de Syriens, il n’en reste pas moins un appareil contrôlé d’une main d’acier par le clan Assad.

Par ailleurs, il paraît peu probable que la tension entre les États-Unis et l’Iran dégénère en conflit armé. Sa tapageuse dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien démontre que Donald Trump ne dispose en réalité que du terrain diplomatique pour en découdre avec son ennemi. Les Saoudiens ont commis l’erreur de préparer l’avenir à partir de la rhétorique du président américain plutôt que des intérêts politiques de son administration. Or ces intérêts dictent aux États-Unis de préserver leur accord avec l’Iran.

Soumission à Washington

D’autre part, la coalition arabe sunnite a fragilisé ses propres positions en s’en remettant pieds et poings liés à son allié américain. Le sommet de Riyad lors de la visite du président Trump en mai 2017 a illustré l’étendue de cette soumission. Le refus de Washington de se laisser entraîner dans une confrontation militaire avec Téhéran a pourtant mis en relief l’impuissance des gouvernements de la coalition sunnite. Le fait de payer pour la protection américaine n’a guère renforcé leur sécurité, elle a en revanche entamé leur crédit auprès de leurs opinions.

Sur le plan régional, la coalition sunnite a abandonné ses partenaires sunnites irakiens. Ils ont pourtant participé à la campagne contre l’organisation de l’État islamique (OEI) et demeurent une minorité vulnérable dominée par un régime chiite placé lui-même sous la tutelle de l’Iran, même si une fracture s’est creusée au sein même du pouvoir à Bagdad. L’intransigeance de l’Arabie saoudite et surtout des Émirats arabes unis à l’égard du Qatar, accusé de trahison du fait de sa stratégie étrangère moins hostile à l’Iran et sa politique plus pragmatique à l’égard des islamistes, a provoqué une crise majeure dans le Golfe. La coalition sunnite avait déjà divisé sa base en organisant la répression des Frères musulmans ; la voici qui se divise au sommet en voulant imposer sa loi au Qatar.

Qui plus est, l’un des aspects méconnus de la géopolitique locale tient à la découverte soudaine du nationalisme en Arabie saoudite et dans les Émirats, avec l’accession au pouvoir d’une nouvelle génération de dirigeants. La volonté affichée par ces derniers de défendre vigoureusement leurs intérêts à l’étranger, y compris par l’usage de la force militaire, a pu galvaniser leurs opinions publiques autour de l’affirmation d’une symbolique nationale. Il est cependant peu probable que cette adhésion soit durable. Au fond, ils exploitent ce que d’autres États arabes comme le Maroc ou l’Algérie ont su mettre en scène dans la foulée de leur indépendance.

Un contrôle accru sur la société

En termes de politique intérieure, les régimes arabes sunnites, du fait de leur aventurisme extérieur, ont été contraints d’accroitre leur contrôle sur leur société. Les contre-révolutionnaires s’obstinent à investir leurs ressources à fonds perdu dans un conflit dont ils pensent pouvoir encore sortir gagnants. Ce faisant ils se sont enfermés dans une spirale sans issue — du moins pour eux.

Ainsi, ces gouvernements ont-ils soutenu le coup d’État contre les Frères musulmans en Égypte de juillet 2013, favorisant l’instauration d’un régime militaire impitoyable. Ils ont aussi accéléré la descente de la Libye dans la guerre civile, pour contrer les islamistes sur place qui étaient en position de force. Dans cette affaire, le camp sunnite est allé s’embourber dans un marécage. Les accusations de crime de guerre hanteront ces régimes pour de longues années.

Autre exemple de fourvoiement, l’intervention des pays du Golfe contre le Yémen. Justifiée par la volonté de faire obstacle à l’insurrection houthiste prétendument soutenue par l’Iran, elle a déchaîné un conflit sanglant que la coalition mise sur pied par Riyad ne peut gagner. À défaut d’une perspective de victoire militaire, les protagonistes du Golfe espèrent pouvoir tirer leur épingle du jeu en se mêlant de politique intérieure, n’hésitant pas à miser sur des forces séparatistes dans le sud du pays et à rendre ainsi encore plus lointaine une solution négociée. Nul ne sait quand celui-ci s’achèvera, mais ce jour-là, les régimes sunnites qui ont provoqué les tueries devront répondre d’accusations de crimes de guerre.

La combinaison de ces cercles vicieux aura forcément pour effet de recomposer les lignes de front dans la région. Dans le nouvel affrontement qui se profile entre Israël et le Hezbollah, par exemple, l’Arabie saoudite ne manquera pas d’appuyer Israël, sinon explicitement, du moins implicitement. Non seulement les monarchies du Golfe ont classé le Hezbollah comme groupe terroriste, mais le ministre saoudien des affaires étrangères Adel Al-Joubeir a déclaré en septembre 2017 aux Nations unies que la région ne pouvait plus rester captive du « conflit israélo-palestinien », manière de suggérer que la cause palestinienne ne serait plus un obstacle à un éventuel rapprochement israélo-saoudien. En somme, Riyad vient de rayer d’un trait de plume l’initiative de paix qu’elle avait parrainée en 2002, fondée sur la reconnaissance d’Israël en échange de la création d’un État palestinien.

Reste que cette stratégie ne met pas ces pays à l’abri d’une démocratisation par un choc extérieur. Comme l’a montré la Grèce des colonels dans les années 1970 ou la dictature argentine au cours de la décennie suivante, les régimes autoritaires qui perdent leur légitimité internationale — souvent à la suite d’une aventure militaire hors de leurs frontières — deviennent extrêmement vulnérables aux tensions populaires qu’ils provoquent à l’intérieur.

Élimination des mécanismes traditionnels de consensus politique

Déjà, des pressions se font jour au sein même du bloc contre-révolutionnaire sunnite. En Arabie saoudite, le changement de génération à la tête du pouvoir a installé une nouvelle élite conservatrice. Elle entend miser sur quelques réformes de libéralisation économique et de rafistolage sociétal, comme l’ouverture de cinémas ou l’autorisation accordée aux femmes de conduire une voiture, pour ne rien changer sur le terrain politique. Cette application très approximative du « modèle » chinois ne constitue pour autant pas une solution. Elle n’aboutit qu’à différer le problème, alors qu’on est dans un contexte de dégradation des revenus pétroliers. Tandis que des mesures d’austérité douloureuses sont à prévoir dans les mois qui viennent, la fort timide « ouverture » saoudienne risque de mécontenter les courants les plus conservateurs du pays sans pour autant lui valoir le soutien des forces vives, qui ne demandent pourtant qu’à servir de fer de lance à une réelle politique d’émancipation.

À quoi s’ajoute le fait que l’élimination des mécanismes traditionnels de consensus politique — telle la recherche d’un consensus dans la famille royale ou le dialogue entre membres de l’élite — a rendu le régime saoudien dangereusement rigide. C’est précisément dans un contexte de cette nature qu’a jailli la révolution iranienne de 1978-1979. La monarchie saoudienne possède la légitimité, la stature et les outils suffisants pour changer d’orientation et restaurer son rang et son leadership régional, mais à condition qu’elle engage un sérieux travail d’auto-évaluation. Ce qui supposerait que le pouvoir royal cesse d’exporter ses blocages à l’extérieur et tourne son attention vers les réformes à l’intérieur. Avant qu’il ne soit trop tard.

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