La stérile guerre du régime égyptien contre les Frères musulmans

Depuis le coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, le régime égyptien a déclenché une guerre sans précédent contre les Frères musulmans. Pourtant, malgré les emprisonnements massifs, les assassinats et la torture, l’objectif d’éradiquer l’organisation semble hors de portée.

Le Caire, 16 juin 2015. Frères musulmans co-accusés de Mohamed Morsi derrière les barreaux pendant leur procès. Au centre, Mohamed Badie, Guide suprême de la confrérie, condamné à la prison à perpétuité depuis 2014.
Amr Sayed/APA Images/ZUMA Wire/Alamy Live News

Fin 2014, les dirigeants du mouvement des Frères musulmans en prison s’entendaient marteler le même message par les officiers de sécurité : le pouvoir considérait désormais la gamâa (confrérie) comme morte. Depuis cette époque, nous dit Ahmed1, source de haut niveau à l’intérieur du mouvement, les canaux sont quasi rompus entre le pouvoir et les « Frères », à de très rares exceptions près : les services de sécurité reprennent contact lorsqu’ils ont besoin de comprendre une situation donnée, par exemple les raisons pour lesquelles certains individus peuvent basculer dans la violence et non pas dans le but de parvenir à un accord qui pourrait désamorcer la crise.

Bien que le régime ait proclamé la mort de la gamâa, force est de constater qu’elle reste très présente dans la rhétorique médiatique du pouvoir égyptien2 comme dans les discours officiels. Le président Abdel Fattah Al-Sissi ne cesse d’évoquer dans ses allocutions l’épisode du gouvernement islamiste et les conséquences qui en ont découlé. Une telle hantise laisse planer le doute sur la fin supposée du mouvement. Elle révèle en même temps la détermination des services de sécurité, depuis la chute de Hosni Moubarak, à liquider le mouvement.

Tentatives d’endiguement

Lors des premières réunions du Conseil suprême des forces armées (CSFA) avec les jeunes de la révolution (ceux qui avaient appelé aux manifestations en 2011), le chef des services de renseignement qui n’était autre à l’époque que le général Abdel Fattah Al-Sissi avait adjuré les jeunes de « bien s’organiser afin de ne pas laisser les Frères musulmans voler la révolution ». Sissi ne savait pas alors que parmi ces jeunes se trouvait Mohamed Abbas, jeune représentant du mouvement au sein de la coalition. Celui-ci s’était alors présenté. Le visage de Sissi s’était assombri. Le chef des services avait gardé le silence jusqu’à la fin de la réunion. Abbas avait rendu compte de cet incident au bureau d’orientation du mouvement. Le comble du paradoxe est qu’Abbas en a ensuite été écarté, et que Sissi lui-même a été nommé ministre de la défense, sous Mohamed Morsi.

Quelques jours après le référendum du 19 mars 2011 sur les amendements à la Constitution, le CSFA promulguait une déclaration constitutionnelle composée de 63 articles alors que le référendum n’avait porté que sur 11 articles de la Constitution de 1971. Les islamistes — qui avaient accepté les amendements — ont considéré que cette déclaration visait à contrer leur influence dans la rue après le score de 77 % de voix favorables obtenues lors du référendum. Reste que cette question du référendum avait profondément divisé les rangs des révolutionnaires, ce qui n’avait pas échappé à l’institution militaire ni aux services de sécurité.

L’armée au-dessus de la Constitution

La deuxième tentative évidente d’endiguement a pris la forme d’un document qualifié par les médias de « Document d’Ali El-Selmi » publié à la mi-novembre 2011. Celui-ci comportait des clauses particulièrement favorables à l’armée. Les principes supra constitutionnels auxquels il faisait appel auraient pu devenir intangibles une fois adoptés. Le texte a indigné les manifestants et provoqué la bataille de la rue Mohamed Mahmoud qui a fait des dizaines de morts. Le mouvement des Frères musulmans s’était officiellement abstenu de participer à cette bataille, alléguant d’une arrière-pensée des participants d’empêcher la tenue des législatives prévues à la fin du mois. Des représentants des partis politiques avaient ensuite rencontré le chef d’état-major de l’époque, Sami Anan. Le rendez-vous de la fin du mois avait été confirmé. Le ministre de la défense Mohamed Tantaoui s’était alors adressé au peuple dans un discours où il annonçait que le CSFA cèderait le pouvoir au plus tard le 1er juillet 2012, promesse qui fut tenue en effet. Mais par leur absence dans ces manifestations massives de la jeunesse, les Frères musulmans avaient perdu une partie importante de leurs soutiens.

Les islamistes avaient obtenu la majorité à l’Assemblée du peuple fin 2011. Ils étaient revenus entretemps sur leur décision de ne pas participer à l’élection présidentielle. Lors du second tour de cette élection (16 et 17 juin) entre le candidat islamiste, Mohamed Morsi et le général Ahmed Chafiq, dernier premier ministre de Moubarak, le CSFA décida d’invalider les élections législatives et de dissoudre l’Assemblée du peuple. Le 17 juin, au deuxième jour du second tour, le CSFA publiait une déclaration constitutionnelle par laquelle il s’octroyait le pouvoir législatif et la compétence de statuer sur toutes les questions militaires, pour toute la période transitoire qui précédait l’élection d’une nouvelle Assemblée. Les articles de la déclaration constitutionnelle ôtaient à l’évidence tout pouvoir réel au président sur le point d’être élu. La date des élections législatives à venir ne fut annoncée qu’une semaine plus tard. Une véritable bataille rangée s’annonçait entre l’armée et la gamâa. L’endiguement entrait dans une phase brutale.

Le nouveau président prit ses fonctions mi-2012. Il dut subir l’affront de s’entendre dire que sa sécurité ne pourrait être assurée lors des obsèques des soldats égyptiens tués à Rafah début août 2012. Son représentant, le premier ministre Hisham Qandil fut molesté durant la procession. La réaction du président ne se fit pas attendre : Tantaoui, Anan et un certain nombre d’officiers supérieurs du CSFA furent limogés. La déclaration constitutionnelle publiée le dernier jour des élections fut annulée.

Un officier alors en fonction nous a confié que peu avant le limogeage de Mohamed Tantaoui et de Sami Anan, les forces armées avaient été, sans raison apparente, mises en état d’alerte. Il semblait que le commandement de l’armée ait eu vent des dispositions prises par la présidence. Les officiers devaient rester dans leurs garnisons, à attendre les ordres. Cet état d’alerte prit toutefois fin 48 heures plus tard, sans qu’aucune explication n’ait été donnée, ni pour la mobilisation ni pour la relâche.

La guerre se poursuivit néanmoins entre les deux parties ; la péripétie la plus frappante fut sans conteste l’incident du palais présidentiel d’Al-Ittihadiya à Héliopolis : le message — on ne peut plus clair — envoyé par l’armée au mouvement islamiste fut l’abandon de la protection du bâtiment le plus emblématique du pouvoir régalien. Le ministère de l’intérieur repliait également ses forces du pourtour des sièges du parti au pouvoir ainsi que d’autres lieux de rassemblement du mouvement. Les Frères musulmans n’avaient plus qu’un pouvoir en trompe-l’œil, jusqu’à la date fatidique du 3 juillet 2013.

Pourquoi un coup d’État ?

Ahmed nous confie que « lors des premières réunions entre le commandement de l’armée et les dirigeants des Frères, immédiatement après le coup d’État, l’armée avait tenté, selon les participants islamistes à ces rencontres, de donner un cadre théorique à son action : Mehemet Ali, en concevant le projet d’un État égyptien moderne, avait placé l’armée au centre de l’édifice, et la révolution de 1952 avait confirmé ce choix fondamental. Un dysfonctionnement était intervenu avec la révolution de 2011. Il fallait y remédier ; ce qui fut fait en juillet 2013 ».

« Les acteurs régionaux, notamment Israël, ajoute Ahmed, ne voyaient pas d’un bon œil la présence des Frères musulmans au pouvoir, surtout en Égypte. Ils étaient alors intervenus contre eux, avant et après les élections ». David Kirkpatrick, correspondant du New York Times au Caire depuis 2010, donne dans son livre des détails de l’intervention du trio régional Arabie saoudite-Émirats arabes unis-Israël contre les Frères musulmans. Selon Ahmed, en écartant les Frères et en épousant les thèses américaines et israéliennes de la politique proche-orientale, Abdel Fattah Al-Sissi cherchait à renforcer ses relations avec les États-Unis et Israël dans le but de garantir la pérennité de son pouvoir. Le projet d’« OTAN arabe » est l’un des signaux de cette volonté de coopération. Les relations égypto-israéliennes ont connu depuis le coup d’État un réchauffement sans précédent, et ont été décrites par Sissi lui-même lors de son interview avec CBS comme étant satisfaisantes (« kwayyissa »).

De son côté le général Fouad Allam, directeur adjoint de l’appareil de sûreté de l’État et membre du Conseil national de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme créé le 26 juillet 2017, considère qu’« en prenant les mesures appropriées contre le pouvoir des Frères musulmans, l’État, par l’intermédiaire des forces armées, n’a fait qu’exaucer le vœu des masses populaires, des millions d’Égyptiens spontanément sortis dans les rues ».

Tous les dirigeants sous les verrous

En réponse à l’allégation du général Allam selon laquelle « l’État n’a rien fait contre la gamâa […], c’est le peuple qui a fait chuter les Frères musulmans, les a empêchés de sortir de chez eux, les a parfois agressés », Adel3 affirme qu’en réalité l’État s’est totalement investi dans la campagne visant à infléchir l’opinion publique, s’employant par tous les moyens à « diaboliser » les Frères, n’hésitant pas, selon lui « à maquiller la réalité afin d’éradiquer le mouvement ». Sur le plan stratégique, « l’État a déclaré le mouvement comme étant terroriste. Il a pu alors lancer contre lui une campagne de grande envergure ». Un ancien responsable du Parti de la liberté et de la justice (parti des Frères) compare les coups portés au mouvement en 1954 à ceux qui l’ont plus récemment frappé en 2013. « La dernière campagne en date a suivi le même modus operandi que sous Nasser, avec des arrestations de milliers de responsables en une seule nuit. L’organisation avait alors été démantelée ». Mohammed Mehdi Akef, ancien guide général des Frères musulmans, aurait confié à Adel avant sa mort que le mouvement comptait alors un demi-million d’Égyptiens, mais que le noyau dur avait été atteint à travers les caciques emprisonnés. Alors qu’aujourd’hui le noyau dur ne consistait plus dans le seul encadrement, mais s’étendait à la base. Et comme il était difficile de procéder en une seule nuit au vaste ratissage prévu, le mouvement n’avait pas été totalement démantelé, même si « tous les dirigeants de premier rang ont été mis sous les verrous ».

Ahmed ajoute pour sa part que « de nouvelles mesures ont été adoptées cette fois-ci qui ne se sont pas arrêtées à la rhétorique de la communication : des intérêts économiques détenus par des frères musulmans ont été placés sous surveillance étroite, des demeures privées ont été saccagées, des biens et des capitaux ont même été confisqués au profit de l’État. Ainsi l’ancienne maison de Mourad Ali, ancien porte-parole des Frères a été mise aux enchères après sa confiscation ». Sissi a fini par faire adopter le 21 avril 2018 une loi autorisant la confiscation des biens mobiliers et immobiliers de toute personne reconnue par la justice comme étant « terroriste ». Il n’existe pas de données officielles de l’État ni du mouvement islamiste quant au montant des avoirs en liquide ainsi détournés, mais des médias proches du régime évoquent la somme de 250 milliards de livres égyptiennes (12,56 milliards d’euros). Depuis le coup d’État, le gouvernement a saisi des milliers d’entreprises, ainsi que des biens personnels de centaines de « terroristes » sans qu’une évaluation fine des montants concernés ait pu être faite.

Détentions, exécutions, spoliations

Talaat Fahmy, le porte-parole officiel du mouvement nous a révélé qu’il y a eu plus de 40 000 détentions arbitraires jusqu’au mois de janvier 2018, et 3 345 exécutions extrajudiciaires sur les cinq dernières années. Par ailleurs, faute de soins, 500 personnes ont péri en prison. Les cas de condamnation à mort pour raisons politiques sont au nombre de 6 421, dont 65 avec jugement exécutoire. Le nombre des personnes enlevées de force a atteint les 6 421. Plus de 58 personnes disparues ont été retrouvées mortes. On compte près de 70 femmes emprisonnées.

« Sur le plan économique, ajoute Fahmy, le gouvernement issu du coup d’État a pris la décision en septembre 2018, selon ses propres médias, de déposséder 1 598 membres de la confrérie de leurs avoirs bancaires, de réquisitionner 118 entreprises travaillant dans divers secteurs, 1133 associations civiles, 104 écoles, 69 hôpitaux, et 33 sites électroniques et chaînes satellitaires. »

Dans le domaine de l’information, les médias et les journalistes ont été particulièrement ciblés. Dès le premier jour du coup d’État, le pouvoir a fermé des chaînes de télévision appartenant au mouvement, dont Misr 25 ; le 3 juillet, les forces de sécurité investissaient les lieux, procédant en direct à l’arrestation des journalistes. Le même jour, 6 autres chaînes ont été fermées. Les jours suivants le bilan s’établissait à 14 chaînes, 3 journaux, plusieurs sociétés de production, 10 journalistes tués, des dizaines de blessés. Fin janvier 2019 le nombre de journalistes emprisonnés était de 91, parmi lesquels 37 étaient déclarés « terroristes », et 509 sites électroniques étaient bloqués.

Fahmy insiste surtout sur le fait que « le pouvoir militaire a usé de tous les moyens de l’État pour affaiblir l’opposition dans son ensemble et non pas seulement les Frères musulmans, même si ceux-ci ont payé le prix fort de ce comportement criminel. »

Une campagne d’éradication sans précédent

Le mouvement a récemment connu une répression sans précédent. Ceux qui ont vécu la période nassérienne disent qu’en comparaison le régime de Sissi s’est montré d’une violence sans nom, d’une brutalité dépassant toutes les bornes, n’hésitant pas à liquider les opposants, jeter les femmes en prison, condamner à mort des centaines de citoyens. Ce qui pourrait laisser penser que le régime militaire a cette fois-ci réussi à éradiquer le mouvement des Frères.

Khalil Al-Anani, professeur de sciences politiques et de relations internationales à l’Institut américain John Hopkins estime pour sa part que le mouvement des Frères, du fait de ce traitement infligé par l’État, a été frappé de « paralysie institutionnelle, d’impuissance politique, de dégradation sociale, de détérioration de l’image et de la symbolique. Le coup porté est sans précédent, y compris du temps de Gamal Abdel Nasser. La présente campagne exhaustive diffère radicalement des précédentes vagues de répression. Elle cherche à démanteler et éradiquer indépendamment du fait de savoir si c’est efficace ou non. Elle se produit en outre après l’arrivée au pouvoir du mouvement islamiste, avec les conséquences que son passage raté a pu avoir sur sa crédibilité. Les coups s’abattent de plus sur un mouvement divisé pour la première fois de son histoire — entre Frères de l’intérieur et de l’extérieur, entre dirigeants âgés et cadres plus jeunes. Enfin tout cela se produit dans un contexte de blocus régional inédit visant à l’éradication de l’islam politique, avec une bénédiction internationale. Il est toutefois difficile de dire si le mouvement a été pulvérisé ou non. Il serait plus réaliste de dire qu’il a aujourd’hui une existence fantôme ; un peu comme une personne tombée dans le coma, mais dont l’altération de la conscience n’a pas touché les fonctions vitales. »

Anani, auteur de deux livres sur le mouvement4 ajoute qu’en Égypte « il n’y a pas d’acteur politique de poids sur la scène politique actuellement. Nous ne sommes plus dans un contexte ordinaire comme du temps de Moubarak ou du CSFA, mais d’un pouvoir militaire radical qui ne reconnait pas la possibilité de résoudre les conflits par la voie politique, et qui utilise les Frères musulmans comme un épouvantail, un moyen de chantage à l’intérieur comme à l’étranger ; et le plus curieux c’est que les Frères semblent, consciemment ou non, tomber facilement dans le piège. »

Officiellement, nous dit de son côté Fahmy (le porte-parole de la confrérie), le mouvement est en phase de « repositionnement ». Il assure que « l’environnement qui l’abrite n’a pas changé, qu’il est même plus favorable qu’auparavant, selon un sondage du Washington Institute qui indique que le tiers de la population égyptienne lui est toujours acquise. Nous en avons des signes effectifs, basés sur des sondages. Nous mettons au défi Sissi et tous ses affidés d’autoriser de vraies élections libres afin que chaque partie sache quelle est sa place véritable dans la société. »

Selon Fahmy, le mouvement travaille à une stratégie de réveil de la conscience populaire que le coup d’État a oblitérée depuis six ans, et à l’agrégation, sur le plan social et politique, d’une masse critique pour se préparer au prochain affrontement avec le pouvoir, en vue de restaurer le peuple dans ses droits. Il s’agit de faire monter en puissance cette stratégie, renforcer l’immunité du mouvement, trouver des sympathisants, renouveler la communication, la diversifier et la rendre plus créative, et développer un sens plus sûr des opportunités ».

Ce qui est étonnant selon Ahmed et Fahmy, c’est qu’après les dissensions internes qui ont facilité sa répression par le régime, le mouvement se présente de nouveau comme un seul bloc. « Il n’a à l’extérieur aucune activité sociale ou politique, mais travaille efficacement sur le plan de la formation interne. Le mouvement des Frères peut encore former des comités et activer son rôle de formation interne pour les membres », bien que le régime ait arrêté les « trois premiers rangs au complet ».

« Toute tête qui se redresse risque d’être coupée »

Selon Fouad Allam, général chevronné, les Frères musulmans devraient être capables de reformer des groupes à l’intérieur du pays et reprendre leur action dans 30 à 40 ans s’ils se remettent en question intellectuellement. Il affirme qu’actuellement ils n’ont aucune activité, y compris à l’intérieur du mouvement.

Adel estime pour sa part peu probable le retour des Frères, au vu de la situation actuelle. Il ajoute que ce n’est pas au pouvoir de dire quel type de mouvement islamiste pourrait prendre la relève. Seul un mouvement issu d’une tendance majoritaire dominante dans la société serait en mesure de relever les Frères. La relève dépendra du changement qui sera intervenu dans la société, et qui rendra possible un tel retour.

Si l’on en croit la rhétorique politique de l’État égyptien et de ses alliés régionaux, le mouvement pourrait n’être pas tout à fait mort. Ainsi Sissi ne cesse-t-il de rappeler l’épisode de la prise de pouvoir par les Frères et d’alerter contre le péril qu’ils représentent, comme en témoigne la conférence de presse conjointe avec le président français Emmanuel Macron fin janvier. Sissi avait alors évoqué « l’échec du projet d’installation d’une théocratie en Égypte ».

Ahmed assure pour sa part que la confrérie ne pèse plus aujourd’hui sur la situation politique , et la seule influence qu’elle peut encore avoir se manifeste à travers les médias à l’étranger qui en sont proches. Ce qui incommode d’autant plus le pouvoir et ses alliés régionaux que les télévisions « orientées » (proches du régime) connaissent un fléchissement de l’audimat. Le général Allan considère que « l’activité médiatique frériste qui prend pour cible le pouvoir égyptien se concentre au Qatar, en Turquie et en Angleterre, considérée comme la mère de toutes les calamités. C’est à partir de ces pays que diffusent les médias appartenant aux Frères ou qui leur sont favorables. » Le gouvernement a lancé il y a quelques semaines une campagne destinée à réfuter ce qu’il a appelé les « fake news des Frères musulmans », campagne qui révèle l’exaspération du pouvoir face à l’impact que peut avoir le mouvement sur la scène intérieure.

On peut raisonnablement penser que des facteurs à la fois propres au mouvement et extérieurs à lui militent pour une influence persistante des Frères musulmans en Égypte. L’un des facteurs internes est la présence effective de la mouvance frériste dans la plupart des pays musulmans, avec un champ d’action assez étendu, même si l’importance de cette présence varie d’un pays à l’autre. Ce qui augure d’un effet de levier possible dès que le climat sera plus propice en Égypte. Par ailleurs, certains dirigeants ont réussi à quitter le pays, et ont formé des noyaux dans les pays d’accueil. Sans compter que les nouveaux moyens techniques permettent de sauvegarder documents, livres et recueils de la pensée des Frères. Il est impossible de tout saisir, interdire ou brûler, comme le fait le pouvoir en Égypte aujourd’hui. Tous ces facteurs préservent d’une part la doctrine des Frères et d’autre part l’existence de groupes qui attendent une conjoncture plus favorable pour reprendre leur activité sur le terrain.

Quant aux facteurs extérieurs au mouvement, on peut mentionner l’échec social et politique du pouvoir, qui contribue à restaurer partiellement la crédibilité des Frères. En outre, la répression brutale qu’ils endurent leur donne une image de victimes. Certains tendent à penser qu’ils ont suffisamment payé pour leurs erreurs. Par ailleurs, le mouvement continue d’être soutenu par certains régimes de la région.

Ce qui se passe aujourd’hui de manière générale en Égypte, qu’il s’agisse de la relation du pouvoir à l’opposition ou au mouvement des Frères montre que l’affrontement est sans doute appelé à se poursuivre indéfiniment. Certes, les islamistes sont aujourd’hui affaiblis, mais ils demeurent le seul mouvement non officiel en Égypte à même de faire bloc face à un pouvoir plus féroce que jamais. Le chef de l’État semble vouloir ignorer qu’une gestion de plus en plus sécuritaire de la relation aux citoyens révèle une légitimité de plus en plus faible du régime, quelles que soient ses prétentions à représenter la volonté du peuple. Tout le monde aura compris que la devise réelle du régime de Sissi est : « Toute tête qui se redresse risque d’être coupée ».

1Prénom d’emprunt.

2La société Eilam Al-Masriyyine a acheté la plupart des chaînes privées comme celles de ON, d’Al Hayat, de CBS. Cette société est liée aux renseignements généraux, ce qui rend impossible la distinction entre médias officiels et médias privés. De nombreuses plates-formes médiatiques lui appartiennent également, à l’instar de Al Yawm Al-Sabei.

3Prénom d’emprunt.

4En arabe : Les Frères musulmans en Égypte : La gérontocratie contre le temps ? (Le Caire, Shorouk Press, 2007) et Inside the Muslim Brotherhood : Religion, Identity, and Politics (Oxford University Press, 2016).

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