Libye. À Tripoli, des milices plus faibles qu’il n’y parait

Combats et accalmies se succèdent à Tripoli, entre des milices qui apparaissent comme actrices majeures du champ politique, mais aussi ses principales perturbatrices. Pourtant, leur puissance dépend largement de leurs rapports avec les politiques locaux et les puissances étrangères.

Miliciens et forces loyales à Tripoli, Sabratha, 27 février 2016.
Hamza Turkia/Xinhua

Certains observateurs voient dans les milices un élément central du blocage du pays. Pourtant, la réalité est plus complexe. Aucune milice, quelle que soit son importance, n’a de poids militaire par elle-même ; elle ne pèse qu’au travers d’un système d’alliances. Ces milices ne sont souvent qu’un conglomérat de petits groupes qui n’ont pas forcément la même sensibilité, y compris parmi celles qui se réclament du salafisme. À titre d’exemple, El-Radae, la plus importante milice dirigée par Abderaouf Kara est en fait constituée d’au moins 23 groupes identifiables qui ne partagent pas toutes l’orientation salafiste madkhaliste1 de Kara. Importante également, la Brigade des révolutionnaires de Tripoli a toujours une direction bicéphale (Haitem Etajouri et Hachem Bichri). Ce qui laisse ouvert le champ de recomposition des alliances et confirme que seul le niveau politique peut régler la question sécuritaire. Les exemples libanais et irakien ont montré que les milices ne sauraient être un obstacle dès lors qu’un processus politique crédible est mis en route. Des élections pour une sortie de crise ont même pu être organisées alors que les milices faisaient encore parler les armes.

Cela se confirme à Tripoli où quatre milices dominent actuellement : la Force Radae d’Abderaouf Kara, salafiste d’obédience madkhaliste, la Brigade El-Naouassi, salafiste, mais avec des sensibilités diverses, la Brigade des révolutionnaires de Tripoli et la Brigade de Ghniwa El-Kikili, issues toutes les deux de milices constituées lors du soulèvement contre Mouammar Kadhafi. Elles ne doivent pas tant leur domination à leurs armes qu’à leurs alliances politiques locales et étrangères. Elles se sont inscrites dans la dynamique des accords de Skhirat du 17 octobre 20152. Malgré cela, en choisissant de soutenir Fayez El-Sarraj, elles n’étaient pas assez puissantes face aux milices essentiellement islamistes radicales qui se sont opposées à ces accords de Skhirat. Mais ces dernières ont néanmoins été contraintes de prendre acte de l’entrée de Sarraj à Tripoli, sous la pression d’acteurs tels que les entrepreneurs de la puissante cité marchande de Misrata.

Dominant l’activité économique dans l’ensemble du pays, ces entrepreneurs ne pouvaient s’accommoder de sa partition et de l’état de guerre. Ils étaient donc partisans du désengagement des milices misraties.

Lorsque ces milices ont accepté une réconciliation, elles ont été confrontées à des acteurs qui ont tenté de les ramener à la logique de guerre, comme Nouri Bousahmein, le président du Congrès général national (CGN) — le premier Parlement élu en 2012, remplacé par la chambre des représentants élue en 2014 —, ou encore Khalifa Al-Ghowel, le chef du gouvernement. Ghowel leur a coupé les vivres, tout en renforçant les milices radicales qu’il a aidées à consolider leur domination sur Tripoli. Mais ces dernières ont été soumises aux pressions des acteurs locaux et de la communauté internationale. En effet, lorsque les présidents des deux Parlements se sont rencontrés à Tunis en décembre 2015 pour tenter de bloquer les accords de Skhirat, l’ONU leur a adressé une mise en demeure qui a sonné comme un coup de semonce et semé la panique. La majorité des chefs des milices de base s’est sentie menacée et a fait pression sur ses cadres pour souscrire à une charte d’honneur garantissant un pacte de non-agression entre milices. C’est ce qui a permis au Gouvernement d’union nationale (GUN) de Sarraj de s’installer à Tripoli le 30 mars 2016. Cela montre que les pressions et poursuites judiciaires internationales peuvent affaiblir les seigneurs de guerre rétifs et pousser leurs sponsors étrangers à prendre leurs distances.

Des alliances instables

Un an et demi après l’entrée du GUN, les milices islamistes radicales sont balayées de Tripoli alors qu’elles avaient disposé jusque là d’une position militaire dominante. Cet élimination s’explique par différents facteurs : effacement progressif du gouvernement Ghowel, épuisement de ses ressources, baisse des tensions et interventions extérieures grâce aux concertations internationales, isolement et repli sur la scène internationale du Qatar et de la Turquie déstabilisée par la tentative de coup d’État de juillet 2016. Le coup de grâce leur a été donné avec une facilité déconcertante au milieu de l’année 2017. La plupart des chefs qui tenaient le verrou sécuritaire de la capitale se sont réfugiés en Turquie. C’est bien le jeu des alliances qui fait les rapports de force entre milices, dont aucune à Tripoli ne dispose de suffisamment de force pour avoir une stratégie indépendante.

L’effondrement sans résistance du groupe d’Abdelhakim Belhadj, le Groupe islamique combattant en Libye (GCIL), longtemps dominant dans la capitale mais sans réelle force propre illustre le fait que c’est bien le jeu des alliances qui renforce les différentes milices. Ce groupuscule qui avait perdu toute crédibilité auprès des islamistes après son ralliement à Mouammar Kadhafi au début de la décennie 2000 n’a pas réussi non plus à trouver un ancrage dans la société après la révolution. Durant les élections, aucun de ses membres n’a réussi à se faire élire3 et Belhadj a été battu de façon humiliante en ne récoltant que quelques dizaines de voix dans son propre fief, dans l’est de la capitale. Il avait pourtant pu s’emparer des principaux appareils sécuritaires : Belhadj était gouverneur militaire de Tripoli, Khaled Cherif vice-ministre de la défense et dirigeant de la Garde nationale qui quadrillait tout le centre de Tripoli, tandis qu’Abdelwahab Gaïd contrôlait au sud un corps de garde-frontières.

C’est à partir de ces positions et soutenu par le Qatar et la Turquie que le GCIL a réussi à tisser un système d’alliances avec des milices, tout en établissant avec elles des liens clientélistes. Mais il n’a pas su se renouveler et sa combativité s’est émoussée dans l’accumulation de fortunes4. Il n’a même pas su garder son précieux trésor de guerre, à savoir les trente personnalités de l’ancien régime qu’il détenait (parmi lesquelles l’ex-premier ministre Baghdadi Ali Al-Mahmoudi et le responsable des services Abdallah Al-Senoussi). Faible et sans forces propres, ce groupe avait pourtant tenu Tripoli d’une main de fer.

Un dispositif de prédation

Les quatre formations qui dominent le paysage sécuritaire à Tripoli sont toutes de Tripoli. Mais Tripoli étant également la capitale, cette situation de monopole qui exclut toute présence militaire significative extérieure crée un déséquilibre et une tension avec les autres régions et les milices qu’elle comptent. L’ordre milicien est un dispositif de prédation et d’accès aux ressources notamment étatiques. Cette évolution ainsi décrite est consécutive à la politique conduite par Sarraj. Dépourvu de charisme, sans identité politique , ce dernier a fini par émerger en tant que président, par défaut, lors des négociations de Skhirat car les autres candidats sérieux avaient tous été éliminés par des rivaux de leur propre camp. Sarraj bénéficiait d’autres atouts : issu d’une vieille famille urbaine de Tripoli, il rassurait dans un contexte où les identités dites tribales sont mobilisées dans la compétition politique. Mais ce fut aussi son talon d’Achille, qu’il s’est attelé à compenser en se construisant à son tour un ancrage local. Il s’est créé un réseau de solidarités socioterritoriales basées sur les vieilles familles citadines de la capitale que les Tripolitains nomment El-Hayaa etarabloussia (l’establishment tripolitain). C’est un lobby des élites urbaines de la capitale, sur le mode des beldi tunisois qui croise, dans une solidarité transpartisane, bourgeois lettrés et fortunés sans lien partisan, dignitaires kadhafistes, soufis et Frères musulmans. Dans ce localisme revivifié cherchant à s’accaparer les positions de pouvoir, les milices tripolitaines puisent des avantages, notamment l’appui financier et politique de Sarraj qui les renforce face aux autres milices.

De leur côté, les milices, pour se pérenniser et soutenir leur action prédatrice, se construisent des réseaux de clientèle qui facilitent l’accès aux ressources et leur assurent des appuis et des relais, en contrepartie du maintien d’une forme d’ordre et de sécurité, voire de services et de redistribution de prébendes. Elles négocient ainsi pour les territoires qu’elles « protègent » en usant de leur force auprès du gouvernement. Même si c’est sur le mode mafieux, elles se construisent une légitimité qui les enracine localement dans un contexte où la difficile émergence d’une autorité centrale laisse la primauté aux légitimités locales. Si les milices de Misrata ont dû quitter la capitale en novembre 2013 alors que leur force et leur degré d’organisation étaient supérieurs à ceux des autres, ce n’est pas par la puissance militaire qu’elles ont été chassées, mais sous la pression de manifestations pacifiques des populations locales là où elles n’avaient pas d’ancrage.

Aujourd’hui, toutes les milices sont non seulement tripolitaines, mais également enracinées dans des quartiers particuliers, en liaison souvent avec leur chef, y compris quand elles rayonnent en dehors. Le processus de prédation et de chamboulement des circuits économiques n’arrive à se réaliser qu’à travers un système d’alliances avec les grands entrepreneurs, les grands commis des entreprises publiques et les acteurs politiques. Ce n’est pas à la portée de toute milice, et pas à celle de milices isolées.

L’infiltration des pays du Golfe

Aujourd’hui encore, c’est par le jeu des alliances dans lesquelles elles sont engagées que les milices pourraient être, à leur insu, l’instrument du renversement du rapport de force entre le GUN et le maréchal Khalifa Haftar. En effet, Sarraj, après Haftar, a trouvé dans les salafistes et leur aversion pour l’islam politique des alliés efficaces dans la lutte contre les islamistes radicaux et les djihadistes. Or ces milices salafistes soutiens de Sarraj ont un fort tropisme idéologique pour les Saoudiens et les Émiratis qui, eux, sont impliqués aux côtés de Haftar. La contre-offensive des milices tripolitaines contre celles de Tarhouna, au sud-est de Tripoli, qui les ont attaquées en août 2018 a modifié le rapport de force en leur sein au profit des salafistes. La milice madkhaliste de Kara en est sortie renforcée, dans une proximité affichée plus grande avec Sarraj et un armement plus sophistiqué qu’elle doit probablement aux pays du Golfe.

En revanche, la non-islamiste Brigade des révolutionnaires de Tripoli est affaiblie et désorientée. En plus d’être celle qui a le plus subi l’attaque des milices de Tarhouna, le rapprochement inattendu d’un de ses deux chefs, Haitem Etajouri, avec les Émirats a semé la division en son sein. Une série de liquidations physiques entre ses membres indique une féroce lutte d’influence. Si elle venait à se conclure aux profits des Émiratis, les pays du Golfe prendraient sérieusement pied en Tripolitaine et réussiraient ainsi, par la manipulation des milices tripolitaines, ce qu’elles n’ont pu atteindre par leur soutien à Haftar. En l’absence des Qataris en difficulté, les Turcs mettent les bouchées doubles pour éviter un tel scénario, comme l’illustre la saisie, le 20 décembre 2018, d’un impressionnant arsenal d’armes sur un bateau turc dans un port de la Tripolitaine. Le Misrati Fethi Bachagha que Sarraj, contraint par la dégradation de la situation sécuritaire, a nommé ministre de l’intérieur, a lancé une croisade contre les milices tripolitaines. Pour les contrer, il tente de les isoler politiquement au travers d’un large réseau s’étendant à la Cyrénaïque. Tout en sachant qu’il peut compter sur les milices misraties qui, par leur puissance et leur degré d’organisation, font plutôt figure de protoarmée.

1NDLR. Courant du salafisme quiétiste prônant une soumission absolue au wali al-amr, le « détenteur de l’autorité ».

2Les accords de paix de Skhirat sur la Libye ont été signés le 17 décembre 2015 entre les représentants du Congrès général national, installé à Tripoli, et ceux de la chambre des représentants installée à Tobrouk et qui dominaient alors la scène tripolitaine.

3Abdelwahab Gaïd, l’exception, s’est fait élire dans le fief de sa tribu au Fezzan.

4Belhadj a bâti un véritable empire financier mêlant compagnie d’aviation, groupe de médias avec chaine de télévision, immobilier et services divers.

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