Libye, la communauté internationale persiste dans ses errements

Quel bilan pour le gouvernement d’accord national ? · Le gouvernement d’accord national mis en place il y a un an sous la pression occidentale n’a fait que renforcer la fragmentation du pays. La communauté internationale devrait pourtant tirer les leçons de l’impasse actuelle et, en phase avec la culture politique locale, encourager plutôt la création d’un cercle vertueux en repartant d’en bas.

Faïez Sarraj et les membres du Conseil présidentiel libyen durant une conférence de presse à Tripoli, 30 mars 2016.
GNA Media

La Libye apporte une nouvelle illustration, s’il en était encore besoin, de la difficulté à traduire dans la réalité les belles théories de construction étatique « par le haut » développées par les grandes organisations internationales et les Occidentaux durant ces dernières décennies. Un an après l’installation à Tripoli du gouvernement d’accord national sous la pression directe de la « communauté internationale » — en l’occurrence les États européens et les Etats-Unis —, force est de reconnaître que la fragmentation du pays n’a jamais été aussi grande. À la division existante qui prévalait, avec la dissidence de la Cyrénaïque ralliée majoritairement à l’Armée nationale libyenne (ANL) incarnée par le maréchal Khalifa Haftar, s’est ajoutée une nouvelle ligne de fracture à l’ouest entre partisans et opposants au gouvernement d’accord national.

À Tripoli, l’équilibre dynamique et fragile qui s’était maintenu tant bien que mal entre ces deux camps depuis un an a été remis en question ces dernières semaines, ce qui s’est traduit par des affrontements à l’arme lourde dans plusieurs quartiers de la capitale. Les alliances ou antagonismes liés à des rivalités personnelles entre chefs, des ambitions de pouvoir ou territoriales, des différends idéologiques, des intérêts économiques et des rivalités traditionnelles entre milices issues de la capitale et milices « extérieures » (originaires principalement de Misrata ou du djebel Nefoussa) se sont en effet articulés autour de la rivalité politique entre opposants et partisans du gouvernement d’accord national. En un sens, le gouvernement d’accord national a donc contribué à créer une nouvelle ligne de fracture politique qui inévitablement s’est traduite en affrontements militaires entre deux blocs.

Une nouvelle ligne de fracture idéologique

Les ralliements à l’un ou l’autre camp ont été, comme c’est traditionnellement le cas en Libye, le résultat de choix pragmatiques d’acteurs soutenus à des degrés divers par leur communauté d’origine. Ceci dit, l’émergence d’une nouvelle ligne de fracture idéologique jusqu’alors peu déterminante risque de compliquer la recherche des compromis indispensables pour sortir de l’impasse actuelle. Cette opposition idéologique ne se situe pas entre islamistes et nationalistes comme cela est souvent évoqué dans les médias étrangers, mais entre islamistes madkhalistes (du nom de l’imam saoudien Rabi Al-Madkhali) partisans du rigorisme wahhabite et de l’obéissance au représentant du pouvoir légal (al taa li wali al amr) et islamistes ayant pour ambition d’accéder au pouvoir politique ou tout du moins d’y être associés. Ces derniers constituent une alliance hétéroclite entre partisans du grand mufti de Libye Sadik Al-Ghariani et anciens du Front islamique libyen du combat — dont certains se sont reconvertis en entrepreneurs politiques classiques, mais qui tous perçoivent le gouvernement d’accord national comme une entité imposée de l’extérieur. Dans les récents combats à Tripoli, cette alliance a perdu une bataille contre les milices ralliées au gouvernement d’accord national, comprenant notamment celles de leurs rivaux madkhalistes1. Mais ces combats ne s’expliquent pas, tant s’en faut, que par cet antagonisme « idéologique ».

La ligne de fracture entre habitants et milices de Tripoli et milices considérées comme étrangères à la capitale est quant à elle réapparue à la lueur des affrontements de ces dernières semaines. Les slogans et les manifestations anti-Misrata se sont multipliés à Tripoli, visant directement les milices du front du refus du Misrati Salah Badi, engagées contre le gouvernement d’accord national. Celles-ci sont cantonnées en périphérie de Tripoli, de même que la force nationale mobile2 perçue comme étrangère également à la capitale.

Bipolarisation à Tripoli

Le centre de la capitale est donc contrôlé par une alliance fragile de milices de Tripoli pro-gouvernement d’accord national. Refusant de s’impliquer dans les récents affrontements, les milices de Misrata également pro-gouvernement sont quant à elles restées en retrait, se contentant de protéger les intérêts économiques des Misratis dans la capitale.

Cette rebipolarisation de la capitale a d’ores et déjà eu des conséquences directes sur l’équilibre instable qui prévalait à Misrata entre partisans et opposants au gouvernement d’accord national. Dans cette ville qui bénéficiait jusqu’à présent d’une unité de façade, les divisions sont ainsi apparues au grand jour, n’allant toutefois pas jusqu’à franchir la ligne rouge que constitueraient des affrontements militaires entre les deux camps. En réaction à l’éviction de Tripoli des milices misraties opposées au gouvernement d’accord national et du climat général anti-misrati dans la capitale, le conseil militaire de Misrata a réagi le 22 mars dernier3 en destituant le conseil municipal élu de la ville accusé d’être trop proche du gouvernement d’accord national. Les prérogatives administratives et gestionnaires du conseil municipal ont été transférées à une structure chargée de gérer les affaires courantes. Si cette action est préoccupante pour l’avenir de la cohésion et du tissu social de la ville, elle n’est néanmoins pas irréversible et pourra faire l’objet de négociations dans une ville où les hommes d’affaires disposent d’une influence prépondérante. Ces derniers ont en effet la capacité de faire pression sur les protagonistes pour garantir la prospérité de leurs affaires, lesquelles n’ont rien à gagner à la division de la ville.

Poursuite de l’offensive de l’ANL

Dans le même temps, quelques centaines de kilomètres plus à l’est, dans le croissant pétrolier et au sud dans l’oasis d’Al-Djoufrah, d’autres combats ont éclaté ces dernières semaines entre l’ANL commandée par le maréchal Haftar qui dispose d’une base sociale majoritaire en Cyrénaïque et les brigades de défense de Benghazi (saraya difa benghazi) qui bénéficient du soutien de plusieurs milices de Misrata. Ces brigades de défense de Benghazi sont composées des restes des brigades révolutionnaires de Benghazi et Ajdabiyya dont une petite proportion a rallié la bannière d’Ansar Al-charia. Qualifiés indistinctement de « terroristes » par leurs adversaires, nombre d’entre eux descendants de populations originaires de l’ouest (Misrata) ayant émigré de longue date à Benghazi, n’ont pourtant eu d’autre possibilité que de choisir ce camp en réaction au ralliement au camp dirigé par Haftar de leurs concitoyens de Benghazi, descendants quant à eux de tribus locales. Ainsi la polarisation politique s’est nourrie et a nourri en retour des replis identitaires qui, au fil du temps, ont conduit à une violence mimétique de proximité fortement destructrice du tissu social.

Au terme de ces combats, l’ANL de Khalifa Haftar — soutenue militairement par les Émirats arabes unis — a donc réussi à reprendre le 14 mars dernier les deux terminaux pétroliers occupés quelques jours plus tôt par les brigades de défense de Benghazi. L’objectif de l’ANL semble désormais être de poursuivre son offensive vers le sud pour reprendre Al-Djoufrah puis à terme la région de Sebha en s’appuyant sur des milices locales.

La nomination le 27 mars du général Mabrouk Al-Sahban à la tête des opérations pour Syrte témoigne en outre de l’intention du camp de l’est de reprendre pied dans cette ville actuellement dirigée par un maire désigné en décembre par le conseil local et contrôlée militairement par les milices de Misrata qui en ont chassé l’organisation de l’État islamique (OEI). La nomination du général Sahban, membre de la tribu des Magariha, principale alliée des Qadadfa de Syrte sous l’ancien régime, est emblématique. Outre son appartenance tribale, il est tout un symbole en Libye, notamment dans les villes qui soutenaient le régime en 2011. Cet officier commandait en effet la puissante brigade portant son nom et qui a tenu le verrou stratégique de Gharyan au sud de Tripoli quasiment jusqu’à la prise de la capitale par les insurgés. Sa nomination à la tête des opérations visant à reprendre Syrte peut être perçue comme un moyen de « gagner les cœurs » des habitants de la ville pour lesquels les hommes de Misrata sont toujours perçus comme une force d’occupation.

Encouragé par ses succès récents et les divisions à l’ouest décrites précédemment, on ne peut exclure que le maréchal Haftar ne cherche à poursuive sa logique militaire de reconquête vers l’ouest avec tous les risques de conflit majeur que cette option comporterait.

Une culture autogestionnaire

L’apparente complexité de la situation dans l’ouest n’est donc pas synonyme d’une situation chaotique qui échapperait à toute rationalité. Chacun des acteurs locaux poursuit des objectifs cohérents au regard des ambitions politiques et des intérêts de sa communauté. Au vu des quantités immenses d’armes et de munitions présentes dans le pays, le niveau de violence est relativement contenu, et celle-ci apparaît avant tout comme un recours pour garantir les intérêts et la sécurité de chaque communauté. Les combats récurrents à Tripoli entre milices pro et anti-gouvernement d’accord national ou dans d’autres régions (croissant pétrolier, sud) entre milices pro et anti-maréchal Haftar s’inscrivent avant tout dans une lutte pour le contrôle d’un pouvoir central en devenir, les prétendants au pouvoir s’appliquant à instrumentaliser à leur profit des rivalités locales préexistantes. Les cas de Tripoli et surtout de Benghazi ne sont donc absolument pas représentatifs de la Libye, où les acteurs locaux ont su non seulement préserver la paix sociale au sein de leur communauté, mais également pacifier et réguler les relations avec les communautés voisines. On citera à cet égard la ville de Zintan qui, en 2014, était encore totalement isolée dans son environnement géographique et encerclée de communautés hostiles alliées à l’opération Aube de la Libye. Moins de deux ans après, des accords de bon voisinage ont pu être signés entre les belligérants d’hier, faisant de cette région de Zintan et des villes environnantes une des zones les plus sûres de Libye.

Cette immense capacité des communautés locales à s’autogérer en l’absence d’État est probablement un héritage de la culture politique libyenne, dont certains aspects étaient encouragés — par défaut — par le régime de Mouammar Kadhafi. À cet égard, début mars à Rome, une vingtaine de maires élus des principales municipalités de l’ouest et du sud ont débattu pendant deux jours de leurs problèmes et des solutions souvent novatrices qu’ils avaient su mettre en œuvre au profit de leurs communautés. Cette réunion est significative de la volonté et de la capacité des acteurs locaux à préserver le tissu social et régler les défis colossaux qui se présentent à eux dans un pays sans État et aux multiples gouvernements concurrents.

Le processus onusien dans l’impasse

À quelques jours de la fin du mandat de l’actuel envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies Martin Kobler, le processus onusien n’a jamais été autant dans l’impasse. Aucune des institutions qui se disent légitimes ou qui le sont au regard de la communauté internationale n’est en mesure actuellement de s’imposer dans un contexte où la population souffre quotidiennement de plus en plus des privations et de l’insécurité. Les tentatives de construction de l’extérieur d’une entité politique centrale n’ont pas fonctionné et ne fonctionneront pas davantage dans un avenir prévisible. Et pourtant, il existe des milliers de bonnes volontés en Libye, des centaines d’acteurs locaux qui travaillent sérieusement au profit de leurs communautés. Il y a aussi des institutions qui fonctionnent (Banque centrale, compagnie nationale du pétrole, compagnie nationale d’électricité, grande rivière artificielle) et ont résisté à la guerre de 2011, à la chute de l’ancien régime et à la fragmentation du pays. Des fonctionnaires et des techniciens compétents ont heureusement continué à faire fonctionner ces institutions au service de tous les Libyens.

Plutôt que de soutenir tel ou tel de ses champions ou d’équiper et former telle ou telle milice ou embryon d’armée en l’absence d’État, la communauté internationale devrait veiller à soutenir et encourager ce qui marche et enclencher à partir du niveau local un cercle vertueux conforme à la culture politique du pays. Les voix qui s’élèvent à nouveau à l’étranger pour promouvoir l’organisation de nouvelles élections nationales en vue de désigner une énième entité élue sont une illustration de plus de l’inadéquation des éternelles cuisines électorales qui ne tiennent aucun compte des réalités. Un nouveau corps national élu dans le contexte actuel ne pourrait en effet qu’ajouter une ligne de fracture à celles existantes.

La mission du futur envoyé spécial des Nations unies en Libye sera difficile et semée d’embûches, mais il existe des milliers de raisons d’espérer à condition de ne pas reproduire les erreurs de ces dernières années.

1La puissante milice du quartier de Souk Al-juma dirigée par Abdel Raouf Kara s’est ainsi rangée du côté de l’alliance des grandes milices pro-gouvernement d’accord national pour combattre ces dernières semaines les milices opposées à celui-ci.

2La force nationale mobile (al-quwwa al-wataniyya al-mutaharrika) comprend une forte proportion de combattants d’origine amazighe du djebel Nefoussa.

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