Libye, la nouvelle carte russe

Après les deux déplacements du général Khalifa Haftar en 2016, la visite de Fayez Al-Sarraj, chef du gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU prévue à Moscou courant février a mis en lumière le rôle grandissant de la Russie sur le dossier libyen. L’intérêt renouvelé du Kremlin pour la Libye prend place dans le contexte de réémergence de la puissance russe au Proche-Orient, et dans celui de l’ascension d’un nouvel homme fort, le général Haftar, désormais incontournable sur la scène libyenne.

29 novembre 2016. Rencontre à Moscou entre Sergueï Lavrov et le général Khalifa Haftar.

Alors qu’elle y avait repris pied à la fin des années 2000, la Russie s’est retrouvée évincée de la Libye après l’opération de l’OTAN et le renversement du colonel Mouammar Kadhafi en 2011. La stérilité des initiatives internationales tentées pour unifier les différentes factions libyennes ainsi que l’accroissement de son empreinte au Proche-Orient suite à son intervention en Syrie fournit à Moscou la possibilité de se réinsérer en Libye. À l’échelle du pays, la Russie s’aménage une place sur le chantier politique et économique post-conflit. À l’échelle régionale, un succès russe sur le dossier de la réconciliation des différents groupes qui se disputent le pouvoir, loin d’être une fin en soi, résonnerait au-delà du cadre libyen et serait un moyen pour Moscou de cristalliser un peu plus son influence en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Un retour avorté

La Libye du colonel Kadhafi était devenue un client de l’URSS au cours des années 1970, le premier contrat d’armements majeur ayant été signé par les deux partenaires en 1974. Entre 1973 et 1982, près de 11 000 « conseillers » soviétiques y sont déployés afin de former les troupes à l’utilisation d’armements livrés par l’URSS qui équipe massivement les forces du pays. En 2008, Mouammar Kadhafi se rend à Moscou — sa première visite dans la capitale russe depuis 1985 — et parvient à négocier avec Vladimir Poutine un effacement de la dette de son pays, évaluée à 4,5 milliards de dollars, en échange de la refondation des liens commerciaux entre les deux pays. De nouveaux contrats, dont la valeur se situerait entre 5 et 10 milliards de dollars, sont passés. Les énergéticiens et les armuriers russes ne sont alors pas les seuls à reprendre pied sur le marché libyen : la société RZD (Chemin de fer de Russie) décroche un contrat de 2,2 milliards de dollars pour la construction d’une ligne à grande vitesse de 550 kilomètres entre Syrte et Benghazi. S’insérant dans un projet régional du corridor ferré nord-africain envisagé avec les Chinois, le chantier est interrompu par les évènements de 20111.

Le renversement du régime Kadhafi compromet tous ces projets, mais au mois d’avril 2015, Abdallah Al-Theni, premier ministre du gouvernement de Tobrouk alors internationalement reconnu, se rend à Moscou et laisse déjà entendre que les contrats russo-libyens de l’ère Kadhafi pourraient bientôt être remis sur la table. Outre sa dimension économique, la question libyenne possède aussi une valeur politique pour le Kremlin. Alors président de la Fédération de Russie, Dmitri Medvedev avait en effet refusé d’opposer le veto russe au vote par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 1973 qui avait ouvert la voie à l’opération de l’OTAN en Libye. La question libyenne fut un des rares dossiers à donner lieu à des désaccords exprimés publiquement entre le président Medvedev et son premier ministre, Vladimir Poutine, qui s’était prononcé en faveur du veto. La Russie reste depuis atteinte du « syndrome 1973 » qui explique assez largement son intangibilité et sa constance sur le dossier syrien : Moscou a systématiquement recouru à son veto au cours de ses dernières années pour bloquer tout projet de résolution critiquant le régime de Damas. Véritable matrice de la posture russe sur la crise syrienne, la Libye semble être de nouveau un point d’entrée pour l’influence de la Russie en Afrique du Nord.

Khalifa Haftar, un « ticket d’entrée »

Moscou pourrait avoir trouvé dans le général Khalifa Haftar le partenaire fiable qui lui faisait défaut dans la Libye post-Kadhafi. À la tête de l’Armée nationale libyenne, Haftar est en guerre contre les groupes qu’il dénonce comme islamistes, sévissant dans la région de Benghazi. Il apparaît aujourd’hui comme l’homme fort dans la partie orientale du pays. Les deux déplacements qu’il effectue dans la capitale russe en juin et novembre 2016, puis son apparition sur le porte-avions Amiral Kouznetsov — de passage au large de la Libye en janvier 2017 — attestent de l’intérêt que porte le Kremlin à un homme qui dispose d’une fibre politico-militaire particulièrement appréciée à Moscou. L’objet de ces visites était probablement pour Haftar d’obtenir des livraisons d’armes auxquelles la Russie est toutefois dans l’impossibilité de procéder — quand bien même elle le souhaiterait — compte tenu de l’embargo onusien qui pèse en la matière sur la Libye.

Depuis la fin 2015, le dossier libyen a été placé sous la responsabilité de Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre des affaires étrangères en charge du Proche-Orient, témoignant ainsi de l’importance que lui accorde le Kremlin. L’objectif poursuivi par la Russie a été réaffirmé par son ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov à l’issue de la 4e session du Forum de coopération russo-arabe qui s’est tenu à Abou Dhabi le 1er février 2017. Selon lui, il s’agit « d’aider les Libyens à rétablir leur intégrité territoriale, leur État », autrement dit, de contribuer à l’unification des différents acteurs dont les querelles pour le pouvoir menacent l’intégrité territoriale du pays2.

Dès le mois de mai 2016, la position du Kremlin prend une tournure plus active : la Russie imprime pour 4 milliards de dinars libyens (soit environ 3 milliards de dollars) pour le compte du gouvernement de Tobrouk, provoquant les protestations de la Banque centrale libyenne sise à Tripoli, où se trouve le gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale. En aidant à la construction de l’image d’homme fort et donc à la consolidation de la légitimité de Khalifa Haftar, Moscou souhaite le pousser au cœur de la scène politique et le faire accepter par Tripoli. La Russie dispose ici d’une marge de manœuvre supérieure à celle de la France, de l’Italie ou des États-Unis qui ne peuvent que discrètement soutenir Tobrouk, au risque de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis des autorités de Tripoli qu’ils soutiennent. Il s’agit d’un pari sur le long terme pour Moscou qui envisage déjà l’après-embargo et souhaite disposer en Libye d’un partenaire fiable à qui notamment livrer des armes, en minimisant le risque qu’elles ne finissent par tomber entre les mains de groupes radicaux.

Toutefois, le soutien apporté au général Haftar est loin d’être inconditionnel, comme en témoigne la visite du premier ministre Fayez Al-Sarraj prévue en Russie en ce mois de février. Ce déplacement atteste du poids acquis par le Kremlin dans le processus politique intralibyen et illustre le refus du jeu à somme nulle qui est un des grands principes de l’action de la Russie au Proche-Orient et en Afrique du Nord.

Le retour de Moscou

Le regain d’intérêt russe pour le dossier libyen dépasse le cadre strictement local et possède une dimension régionale. Des acteurs nord-africains (Algérie, Égypte), proche-orientaux (Émirats arabes unis, Qatar, Turquie) et occidentaux (France, Italie, États-Unis) sont activement impliqués sur la scène libyenne. Haftar bénéficie du soutien d’un certain nombre d’entre eux, Égypte, Émirats arabes unis, et de manière plus discrète, Italie, France et États-Unis, et il constitue à ce titre un point de convergence entre ces pays et la Russie.

Ayant pris la main militairement et diplomatiquement sur le dossier syrien depuis son intervention armée en septembre 2015, le Kremlin ne peut se permettre d’envisager une option militaire en Libye sans risquer de compromettre ses positions en Syrie. Tout au plus, la Russie a fait savoir qu’elle pourrait prendre part à une opération navale multinationale visant à empêcher la livraison d’armes et de renforts aux djihadistes par voie maritime3. En revanche, Moscou témoigne d’un activisme diplomatique qui repose sur sa capacité de dialogue élargie et se nourrit de l’influence nouvellement acquise suite à sa percée syrienne. Son action en Libye lui permet de densifier des relations déjà fécondes avec certains États (Égypte, Émirats arabes unis) tout en s’aménageant une marge de manœuvre à l’égard d’autres avec lesquels les liens sont endommagés (Qatar, France, États-Unis).

L’implication de Moscou fait en outre écho à celle d’Alger — un autre partenaire important de la Russie en Afrique du Nord — qui joue un rôle de médiateur sur le dossier libyen, sans grand succès jusqu’à présent4. L’initiative russe pourrait s’adosser aux efforts déployés par l’Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi. Voilà des mois que Le Caire milite en faveur d’un soutien assumé de la communauté internationale au général Haftar et, selon certaines sources, ferait passer des armes à l’Armée nationale libyenne en dépit de l’embargo de l’ONU5.

La capacité de la Russie à soutenir et alimenter la montée en puissance du général Khalifa Haftar d’une part tout en maintenant le dialogue avec le gouvernement de Tripoli affaibli, de l’autre, peut cependant être perçue comme une forme de double jeu. Alors que les Occidentaux se retrouvent de plus en plus écartés du règlement de la crise syrienne, la Libye fournit aussi à la Russie de nouveaux leviers dans le bras de fer qui l’oppose à la communauté euro-atlantique depuis quelques années au sujet de l’Ukraine et de la Syrie. Il s’agit d’un dossier sensible qui, à travers la question des migrants, alimente des fractures au sein de l’Union européenne. Elle constitue toutefois un champ potentiel pour une coopération froide entre Russes, Occidentaux et acteurs régionaux en matière de lutte contre le terrorisme.

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