
Les enfumades sont une technique meurtrière consistant à asphyxier par un feu allumé à l’entrée des grottes les populations civiles qui s’y sont réfugiées. Elles sont spécifiquement employées en 1844 et 1845 pour réprimer les tribus identifiées comme soutien de la résistance à l’invasion française de l’Algérie menée par l’émir Abd El-Kader et cheikh Boumaaza. Des tribus entières sont décimées — les Bani Sabih (orthographié « Sbéahs » dans les écrits coloniaux, « Sbeha » par l’historien Hosni Kitouni) ou les Ouled Riah — dans le massif montagneux du Dahra, dans le Nord-Ouest algérien.
Dès 1845, les enfumades sont dénoncées par la presse en métropole, et provoquent une grande indignation. Classe politique, intellectuels et artistes expriment publiquement et bruyamment leur colère. Nourrie de témoignages, de documents d’archives, des travaux d’historiens contemporains de ces massacres, cette sombre page de l’histoire a été volontairement oubliée en France. Elle contrevient en effet à ce qui a longtemps été présenté comme une colonisation douce de l’Algérie.
À travers son dernier livre Histoire, mémoire et colonisation, Hosni Kitouni déconstruit ce qu’il présente comme le « mythe » des enfumades du Dahra. En s’appuyant sur des archives militaires du début d’une colonisation de peuplement brutale — une époque où la France questionnait encore son propre modèle colonial —, il montre que la classification des enfumades du Dahra comme événements exceptionnels et fortuits s’inscrit, en réalité, dans les luttes intestines de pouvoir durant la colonisation française.
Civilisés contre barbares
Les enfumades du Dahra sont décrites par l’historiographie française comme trois massacres de masse : l’enfumade de la tribu des Sbeha (juin 1844) ; l’enfumade de celle des Ouled Riah au Dahra (juin 1845) ; l’emmurade de centaines de membres des Sbeha dans la grotte dans laquelle ils s’étaient réfugiés, à Aïn Merane (août 1845). Cette série a été augmentée d’un quatrième massacre perpétré en 1845 par le colonel Armand Leroy de Saint-Arnaud. Comme le montre le livre, l’armée française en a fait son premier grand crime politique qu’elle a intégré dans un récit homogène et linéaire, jusque-là peu contesté.
Ces exactions ont été perpétrées par le lieutenant-colonel Pélissier, le colonel Eugène Cavaignac, le lieutenant-colonel François Certain de Canrobert et le colonel Armand Leroy de Saint-Arnaud, sous les ordres du gouverneur d’Algérie Thomas Robert Bugeaud. À l’époque, la réitération de ce même procédé de tuerie était présentée comme répondant à la violence des populations, et catégorisait les Algériens comme étrangers à l’universalisme républicain. À travers un discours opposant « civilisés » européens et « barbares » autochtones, l’armée française a construit une rhétorique impériale dans laquelle l’extermination devenait une nécessité morale.
L’absence des victimes
C’est à une véritable enquête que Hosni Kitouni se livre. L’histoire s’écrit dans une seule direction, déplore-t-il : celle du récit colonial français, avec un acteur unique — la France en Algérie — et un passé unique, celui des Français en prise avec les indigènes. Il estime que les premières victimes, et pas des moindres, sont « l’histoire elle-même » et la mémoire des Algériens.
Kitouni part de l’hypothèse selon laquelle « malgré l’importance considérable prise par les massacres des [tribus] Ouled Riah, Sbeha et Ouled Younes, leur récit a été peu contesté et n’a pas profité des avancées méthodologiques et de l’ouverture des archives ». Ces événements sont donc restés peu documentés depuis 1844. Il entame alors un travail de reconstitution des faits, notamment le massacre des Ouled Riah à Nekmaria et celui attribué à Saint-Arnaud à Aïn Merane en août 1845.
Son ouvrage repose sur des sources variées, allant des archives militaires aux écrits d’historiens contemporains de l’époque coloniale et aux témoignages d’Algériens, malheureusement en nombre insuffisant. Son enquête reproduit une trame sur la durée. Cohérente par sa forme, elle permet surtout d’envisager la possibilité d’une autre histoire sur ces événements tragiques, centrée sur la collecte de témoignages algériens, à mener, et sur l’empreinte de ce drame sur la mémoire populaire. Par ailleurs, il plaide pour une relecture décoloniale des faits, de leurs usages mémoriels et de leur transmission.
Pour le chercheur, l’usage du terme « enfumade » uniquement pour certains crimes tend ainsi à les singulariser, en les enfermant dans une temporalité précise. De plus, en les associant à quelques figures militaires, l’on résume la violence coloniale à leurs décisions individuelles. Ce biais masque la continuité et la systématicité des massacres coloniaux, éclipsant l’ampleur des destructions et des méthodes d’extermination employées.
Retour aux sources
Dans l’historiographie officielle française, les enfumades de Dahra sont documentées à partir de trois textes : le rapport de Pélissier, la lettre de Saint-Arnaud à son frère et les Mémoires de Canrobert. Ces documents furent enrichis par les études du général Victoire Bernard Derrécagaix (1892), et des historiens Raoul Busquet (1907) et Félix Gautier (1911), mais en faisant usage des mêmes sources. Ainsi, à l’exception des échanges officiels entre le ministre de la guerre Jean-de-Dieu Soult et son maréchal Bugeaud, publiés par Derrécagaix, peu de nouveaux éléments sont venus éclairer les faits.
Or les correspondances privées des officiers, les articles et les rapports consultés par Kitouni révèlent des incohérences frappantes : certains documents considérés inexistants ont été publiés, les récits se contredisent et sont amplifiés par certains pour glorifier les victoires. Il montre que la similitude dans la série des trois enfumades a été « inventée » par Canrobert, pour des raisons politiques, des luttes d’ego et de prestige entre militaires et personnalités politiques français. Dans le tome 1 de son Histoire de l’Algérie contemporaine (1824-1871), paru en 1964, l’historien Charles-André Julien livre une lecture critique de l’invasion coloniale. Hosni Kitouni souligne que c’est dans un sous-chapitre intitulé « Les enfumades et les emmurements » que Julien propose pour la première fois de lire les « quatre aventures des grottes » dans une continuité chronologique.
Lever le rideau de fumée
En mobilisant une lecture critique des archives et des rapports militaires, Hosni Kitouni démontre que chacun de ces crimes est spécifique, inscrit dans une longue stratégie répressive de l’administration coloniale. Leur lecture comme un « récit monolithique » découle d’une construction a posteriori et non d’une réalité de terrain, les enfumades pratiquées à cette période ne se limitant pas à quatre ni ne répondant aux mêmes modes opératoires.
Pour attester que les enfumades ne furent ni des événements isolés ni des actes exceptionnels limités à la seule responsabilité de Pélissier et Bugeaud, Kitouni rappelle que l’histoire coloniale regorge d’épisodes similaires qui mériteraient tout autant d’être qualifiés d’« enfumades ». Ainsi, le 2 juillet 1851, la tribu des Achacha, réfugiée dans des grottes du nord du Dahra, fut anéantie par le général Salles, après un bombardement suivi d’un emmurement.
Il réfute aussi le mythe que ces massacres aient été tenus temporairement secrets, en prouvant que les rapports de Cavaignac et de Pélissier qui les documentent ont été publiés et exploités pour servir un dessein politique, notamment dans la rivalité entre Bugeaud et le président du Conseil des ministres français, Jean-de-Dieu Soult.
Un récit au service de toutes les thèses
Si, à l’époque, le récit du Dahra a servi à la droite française pour banaliser les violences de la guerre de conquête et faire l’apologie des chefs militaires, cette interprétation a évolué au début du XXe siècle. Émile-Felix Gautier (1864-1940), géographe, professeur à l’université d’Alger à partir de 1899, l’a utilisée pour justifier sa thèse sur la racialisation des indigènes, perçus comme insensibles à la souffrance et donc éligibles à la violence extrême.
Avec le développement de l’anticolonialisme en France au XXe siècle, la série des quatre enfumades s’est révélée un moyen pour illustrer la violence du capitalisme colonial. L’historien Charles-André Julien l’a mobilisée pour dénoncer les excès de la guerre de conquête et l’impossible assimilation des Algériens. Dans les années 2000, le caractère systématique de la violence coloniale est présenté comme le « révélateur de la vraie nature de la République », trahissant ses valeurs fondamentales.
Un usage mémoriel
Enfermée souvent dans un « tête-à-tête névrotique » avec la France, l’historiographie algérienne souffre, elle, d’un manque de perspectives critiques et de renouveau méthodologique. Bien qu’elle ait cherché à s’émanciper des cadres coloniaux, l’écriture de l’histoire reste largement tributaire des paradigmes français. Les enfumades du Dahra en sont un exemple patent, explique le chercheur algérien.
Il faut attendre 2005 pour que l’épisode des enfumades du Dahra refasse surface dans le discours public et les médias algériens, mais de manière problématique. Pour Kitouni, cette longue page blanche, autant dans l’histoire savante que populaire, est liée à une « répugnance collective » à affronter un passé humiliant, qui renforce une mémoire nationale davantage en réactivité aux discours qu’à l’exigence d’une démarche autonome et critique.
Le livre explore l’usage mémoriel des enfumades, au travers d’initiatives comme la création de mausolées ou les projets de lois criminalisant la colonisation. Autres gestes réducteurs : ceux cherchant à établir des analogies avec des crimes génocidaires commis ailleurs dans le monde. Celles-ci relèvent moins d’un travail de mémoire que d’une instrumentalisation politique en Algérie, où l’histoire est façonnée et exploitée comme un outil de légitimation et de pouvoir. Bien que ces comparaisons aient permis de remobiliser cette mémoire, elles ont réduit la complexité des événements à des catégories politiques moralisantes. Pour lui, la véritable réhabilitation passe par une recherche rigoureuse sur les faits. L’autocensure et le contrôle étatique sur la production du savoir limitent les perspectives critiques et comparatives.
Collecter la parole
L’ouvrage aborde également la douleur persistante de ce drame, les séquelles psychologiques de la colonisation, vues comme une perte de dignité et d’identité. Ces souffrances, reléguées au silence intime, expliquent pourquoi le récit des vaincus reste généralement fragmentaire. Il est en effet bien trop souvent absent ou marginalisé, généralement éclipsé par un récit national officiel :
Demeure donc la question de savoir comment les historiens algériens et la recherche universitaire ont fait histoire du passé de leur peuple. Dans quelle perspective ont-ils abordé les massacres du Dahra et les souffrances subies par leurs prédécesseurs ?
Kitouni montre que malgré l’arabisation des institutions académiques, les sources restent françaises. L’historien appelle à échapper à cette impasse en valorisant les récits algériens. Le témoignage d’El Hadja Zahra, par exemple, descendante d’une rescapée de l’enfumade du clan des Ouled Riah, recueilli dans le film documentaire d’Ali Ayadi1, constitue un contrepoint poignant. Ce récit souligne l’importance des sources orales et invite à les valoriser davantage.
Le livre est traversé par un appel aux Algériens à recentrer leur histoire sur leurs subjectivités. Le discrédit et la marginalisation qui frappent les savoirs non occidentaux doivent pousser à reconquérir de nouveaux espaces intellectuels.
L’exigence d’ouverture vers les courants décoloniaux
En révélant la manière dont le récit du Dahra a été construit, il y a dans la démarche de Kitouni un plaidoyer en faveur d’une décolonisation épistémologique de l’histoire. Il offre un cadre conceptuel stimulant qui appelle à une rupture avec les paradigmes eurocentristes et une ouverture aux Settler Colonial Studies et Subaltern Studies, des courants historiographiques critiques qui analysent la nature persistante des effets de la colonisation de peuplement, et mettent en lumière les voix et les résistances des subalternes face aux structures de pouvoir et aux discours hégémoniques.
On aurait aimé lire des pistes pratiques pour engager ce réajustement, il reste que le livre de Kitouni s’inscrit dans la réappropriation de l’histoire par les peuples qui en ont été dépossédés.
Histoire, mémoire et colonisation n’est pas seulement une contribution importante à l’histoire de l’Algérie, c’est aussi un appel à libérer des carcans idéologiques les pratiques historiographiques et à repenser les faits historiques, non pour instrumentaliser les blessures et les mémoires, mais pour rendre justice à ceux dont les voix ont été réduites au silence.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Les Enfumades du Dahra, Algérie, 2007.