Ces villes, si anciennes, si modernes

À l’heure où pour cause de pandémie, de répression ou de risques sécuritaires, le travail de terrain au Maghreb et au Proche-Orient est devenu rare et difficile, la publication de cet ouvrage collectif dirigé par les géographes de l’université de Tours constitue une bonne nouvelle. Il offre un panorama particulièrement stimulant de la vivacité de la recherche francophone sur le fait urbain dans l’espace bouleversé qui va de la Mauritanie à l’Iran.

Le Caire, rue Talaat Harb
MusikAnimal/Wikimedia Commons

Les 106 entrées de cet abécédaire viennent tout d’abord rappeler l’importance de l’enquête de terrain au fondement des sciences sociales. On imagine aisément chacun des auteurs, les sens en éveil, le crayon à la main, déambulant dans les villes et quartiers qu’il s’est donné pour mission d’analyser. Il ressort de ces notices, chacune longue de trois ou quatre pages, la singularité de la discipline géographique, à la croisée des sciences sociales et qui trouve à puiser dans la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, l’architecture et la science politique.

À l’usage des étudiants, journalistes et curieux, de belle facture et richement illustrée, cette somme constitue un état de l’art passionnant sur les recherches et enjeux autour de la ville en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Ces villes, tant traditionnelles que modernes, ont constitué le terrain d’expression de générations d’étudiants formées notamment autour de Pierre Signoles et Jean-François Troin. À bien des égards, ce livre collectif qui leur est dédié constitue un hommage aux réflexions menées par ces deux chercheurs sur les transformations urbaines connues depuis les années 1960 dans les pays du sud de la Méditerranée. Il fait ainsi songer à une forme de « dictionnaire amoureux » de la ville dite « orientale », de Nouakchott à Téhéran, tant les notices transpirent le respect, la passion et souvent la fascination.

Basculement vers le Golfe

L’espace géographique couvert par cette somme est singulier. C’est en effet là, entre Atlantique et mer Caspienne que nait la ville, il y a plus de dix mille ans. La zone a depuis connu une explosion démographique impressionnante, comprenant aujourd’hui l’un des ensembles les plus peuplés au monde, Le Caire avec ses plus de 20 millions d’habitants, mais dont les évolutions sont aussi symbolisées par Dubaï, incarnation parfaite de la ville poussée en trois décennies au milieu de nulle part.

C’est à travers ses nombreuses cartes que l’ouvrage et la démarche géographique gagnent pleinement en pertinence. Le choix de mobiliser près d’une centaine d’auteurs aux profils variés n’efface en rien la cohérence de la publication. D’Abou Dhabi aux zones franches en passant par le touk-touk cairote et les malls, les problématiques présentées sont certes particulièrement nombreuses, mais la courte introduction fournit de précieuses clefs analytiques, centrées notamment sur la question du basculement vers les villes du Golfe de la hiérarchie urbaine de la région. Du rayonnement de Beyrouth, Alger ou Bagdad il y a un demi-siècle il ne reste plus grand-chose que des infrastructures vétustes et des enjeux sociaux aigus. Ainsi, l’ouvrage offre-t-il un cheminement qui dépasse le simple inventaire classé par ordre alphabétique.

À travers ces notices se donne à voir la pleine diversité d’une région trop souvent réduite à ses conflits. C’est indéniablement un mérite supplémentaire de l’ouvrage que d’échapper à la facilité en s’écartant des enjeux politiques qui, fréquemment, occultent les pratiques quotidiennes et aspirations des individus dans les sociétés. Mais, l’exercice est aussi à même de trouver quelques limites lorsqu’il amène à figer une forme de dépolitisation des enjeux, au profit d’une lecture principalement communautaire, voire ethnique et identitaire. Malgré des efforts évidents de l’équipe éditoriale, un tel biais transparaît à quelques rares reprises, par exemple dans les notices sur les villes syriennes, objets de bien des débats dans le contexte du conflit démarré en 2011. L’exercice cartographique et la réflexion spatiale peuvent en effet conduire à essentialiser la conflictualité et constituent dès lors matière à discussion. Il demeure que c’est aussi un atout de l’ouvrage que de nous y inviter.

Le registre d’écriture demeure souvent facile d’accès à travers des notices courtes, évitant le jargon (parfois moqué !) des géographes. La lecture n’en est que plus agréable et recommandée. Le choix de proposer des pistes pour aller plus loin à travers des encadrés et témoignages, y compris en suggérant des œuvres de fiction, est une innovation bienvenue, rompant avec l’austérité de certaines publications scientifiques. En outre, les focales placées sur les cimetières ou l’artisanat, entrées originales, permettent de développer des réflexions transversales qui ont aussi pour intérêt de décloisonner les espaces nord-africains et le Proche-Orient, arabes et persans, musulmans, juifs et chrétiens.

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