Islamophobie. La fabrique d’un soupçon

L’ouvrage de Hamza Esmili, érudit et percutant, offre une réponse rare et salutaire à la stigmatisation des musulmans en France. Face à l’actualité marquée par une offensive islamophobe du pouvoir contre le prétendu « entrisme » des Frères musulmans, sa réflexion est essentielle.

Deux femmes en profil, voilées, devant un fond fleuri en noir et blanc.
Arwa Abouon (1982 - 2020), Generation series (détail) 2007
Arwa Abouon

Hamza Esmili, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, s’intéresse dans ses travaux scientifiques au réinvestissement de la tradition islamique par les immigrés et leurs enfants en France. Dans La cité des musulmans publié ce printemps, il fait un léger pas de côté et se penche sur les formes de discriminations subies par les musulmans et sur la mise en place, à travers des politiques publiques et des discours, de l’islamophobie en France.

À travers une approche d’abord chronologique, l’auteur présente les mécanismes d’élaboration des discours discriminants à l’égard d’une pratique religieuse considérée comme indésirable. Il pointe notamment la convergence entre la stigmatisation des populations issues de l’immigration post-coloniale et un rapport défiant à la piété et à certaines formes de solidarité qui s’est structurée au fil de l’histoire.

En complément de textes parus depuis deux décennies, tels ceux fondateurs de Vincent Geisser (La Nouvelle islamophobie, La Découverte, 2003), Thomas Deltombe (L’Islam imaginaire, La Découverte, 2005) puis Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat (Islamophobie : Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman", La Découverte, 2013), il met à jour la réflexion si malhonnêtement contestée dans l’espace médiatique et politique dominant. La séquence qui a suivi l’assassinat islamophobe d’Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard le 25 avril 2025 est la patente illustration de l’incapacité de bien des décideurs à intégrer la réalité concrète des violences et discriminations subies par celles et ceux qui sont liés à l’islam en France.

Hamza Esmili conceptualise ce qu’il désigne comme une « collision historique se figurant en problème musulman », soit entre « une invitation à la piété » portée par des musulmans d’une part, et d’autre part, « une société globale » française rétive à la perpétuation ou la réinvention de « liens de filiation » perçus comme communautaires. Le propos s’appuie sur une subtile réflexion philosophique et fait appel à la succession de débats, lois et décisions, jusqu’à celle récente sur le « séparatisme islamiste » en 2020-2021 qui sert à étendre toujours plus les pratiques d’exclusion. Nulle doute que les termes du débat lancé en mai 2025 avec la publication d’un rapport sur les Frères musulmans en France donnent du crédit à la thèse défendue par l’ouvrage.

Pile, je gagne, face tu perds

Les rengaines et obsessions du ministre Bruno Retailleau, de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler ou du polémiste Éric Zemmour, leurs mensonges, excès et raccourcis, s’inscrivent dans une démarche qui s’est patiemment construite depuis les années 1980, et qui se reconfigure à chaque fois en mobilisant de nouveaux mots et concepts. À propos du « séparatisme » qui a un temps fait florès, l’auteur relève avec une grande justesse combien celui-ci construit une thèse qui confine au complotisme :

La condition collective des immigrés et de leurs enfants en cité est constituée en sécession territoriale, tandis que le procès d’intégration sociale en leur sein est traduit en entrisme.

Pile, je gagne, face tu perds !

La réflexion de l’ouvrage ne se limite pas uniquement aux modes de construction de cette singulière islamophobie française. Dans un second temps, Hamza Esmili s’intéresse en effet aux modalités par lesquelles, celles et ceux qui sont les cibles de ces discours, s’en démarquent, à travers une « réaffiliation religieuse » accomplie « solidairement », c’est-à-dire par les immigrés et leurs enfants eux-mêmes, au plus près de leur expérience. À travers le champ associatif ou les modalités locales de financement des mosquées se jouent des pratiques qui ne sont pas seulement réactives, mais plutôt le fruit d’une crise qui est collective, ancrée dans le contexte contemporain.

La prise en compte des apports de la sociologie des migrations et du champ des sciences sociales des religions, notamment pour réfléchir aux phénomènes de violence dite « djihadiste », se révèle ici tout particulièrement pertinente. La prose est certes parfois ardue, mais toujours incisive et efficace, faisant de La cité des musulmans une contribution indéniablement judicieuse.

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