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Derrière la vitrine culturelle israélienne, une intolérable occupation

« Un boycott légitime » · Avec Un boycott légitime, le cinéaste israélien Eyal Sivan et la productrice Armelle Laborie ont jeté l’automne dernier un pavé dans la vitrine culturelle et intellectuelle d’Israël. Ils démontent méthodiquement les mécanismes de la propagande qui sert à présenter une image démocratique, libérale, dynamique — et fausse — d’un État d’exception permanent, hors-la-loi pour le droit international. Pour eux, le mode de résistance pacifique qu’est le boycott culturel et académique n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ; il en fait partie.

L'image montre des manifestants tenant des pancartes lors d'une manifestation. L'une des pancartes, bien visible, porte les mots "BOYCOTT, DIVEST, SANCTION" avec un symbole en forme d'étoile. Les manifestants semblent exprimés des opinions politiques ou sociales fortes, et l'ambiance de l'événement semble engagée.
Manifestation à Melbourne contre le blocus de Gaza et l’attaque de la flotille «  Free Gaza  » le 5 juin 2010.

« Boycott international total, économique, culturel et académique d’Israël » : la Confédération norvégienne des syndicats (LO) a rejoint le 12 mai dernier d’autres puissantes centrales syndicales1, en appelant à une pression significative « sur les entreprises et les institutions qui ont permis des décennies d’occupation, de colonisation de peuplement et d’apartheid par Israël », vient de déclarer Riya Hassan, coordinatrice des campagnes européennes avec le Comité national palestinien de Boycott désinvestissement sanctions (BDS). C’est l’une des toutes dernières actions à large impact potentiel en faveur d’un boycott conçu comme devant être « total », c’est-à-dire n’excluant ni la culture ni la production intellectuelle universitaire. De quoi choquer tous ceux qui, de bonne foi, considèrent que les produits culturels et l’université doivent être exemptés du boycott dont, par ailleurs, ils soutiennent les aspects économiques. C’est à eux que le livre d’Eyal Sivan et d’Armelle Laborie s’adresse en tout premier lieu, pour leur expliquer en quoi cet aspect de BDS est non seulement légitime, mais également hautement stratégique.

Ainsi, pour certains, l’université et la culture seraient par nature apolitiques, et leur boycott « constituerait une atteinte à la liberté universitaire et à la liberté d’expression (…) Il démolirait les ponts de dialogue et les échanges pacifiques » entre artistes ou entre chercheurs qui, en tant qu’individus, seraient injustement stigmatisés. Il aurait aussi pour effet de priver l’humanité de l’importante contribution d’Israël à la recherche et à la création artistique au niveau mondial.

Pour Eyal Sivan et Armelle Laborie, ces objections témoignent avant tout d’une méconnaissance de la réalité israélienne autant que d’une perception fausse du contexte d’économie mondialisée dans lequel les productions culturelles et les institutions de savoir sont, avec les sports, utilisés comme des porte-drapeaux nationaux à l’efficacité redoutable. C’est pourquoi ils s’attachent à décrire par le menu le dispositif politique tentaculaire de la hasbara, « l’explication », nom donné à la propagande d’État et à son dispositif interministériel de lutte contre la « menace » de « délégitimation d’Israël » jugée stratégiquement prioritaire par Tel-Aviv, à telle enseigne que l’état-major de la hasbara dépend directement du premier ministre. Benyamin Nétanyahou a même créé en 2015 un ministère des affaires stratégiques et de la diplomatie publique, chargé de la lutte contre le BDS et doté d’un budget confortable de 30 millions d’euros en 20162.

L’université au service de la « marque » Israël

L’image d’Israël dans le monde est de plus en plus mauvaise, et les hauts responsables israéliens le savent, expliquent les auteurs, surtout après la dernière agression militaire à Gaza en 2014. Et de plus en plus difficile à défendre. Qu’à cela ne tienne, à New York, un groupe de diplomates et de professionnels du marketing, le Brand Israel Group (BIG) invente au début des années 2000 le branding Israel (la marque Israël), dernier avatar de la propagande, qui utilise les techniques les plus sophistiquées de la communication d’entreprise pour rendre le pays attractif en évitant de parler du sionisme. Les experts de la hasbara misent sur « l’esprit unique de la créativité israélienne, celui de l’innovation et de la flexibilité »3.

« Créativité », « innovation » : les élites culturelles et universitaires sont « naturellement » les fers de lance de la hasbara version marketing. Tel-Aviv leur assigne en permanence la mission de contribuer à la lutte contre la délégitimation en apparaissant à l’étranger comme les représentants d’une culture pluraliste, créative et dynamique. En ce qui concerne l’université, ses connexions très étroites avec l’armée, détaillées dans le troisième chapitre, expliquent en partie pourquoi ni ses enseignants ni ses étudiants « n’ont jamais dénoncé les entraves continuelles aux libertés académiques de leurs confrères palestiniens ». Les quelques individus qui se risquent à la critique sont généralement menacés de sanctions sévères. « L’écrasante majorité des universitaires israéliens se résignent donc à un silence complice, comme ces professeurs qui témoignent dans Haaretz en précisant qu’ils sont ‟ de gauche” et ‟contre l’occupation”, mais qui ne voient finalement aucun problème au fait d’enseigner à l’université d’Ariel, située dans les territoires palestiniens occupés. »

L’université pratique par ailleurs une discrimination sournoise envers les étudiants palestiniens israéliens, qui ne sont que 11 % en première année d’études supérieures (alors que les Palestiniens israéliens représentent 22 % de la population) et 3 % en doctorat.

Le tableau ainsi dressé par Eyan Sivan et Armelle Laborie vient soutenir l’idée selon laquelle le boycott ne condamne pas à mort l’université ; c’est elle qui se condamne elle-même en entravant des travaux critiques et non sionistes, en faisant fi de toute diversité culturelle parmi ses étudiants, en acceptant d’être au service de l’occupation et de la hasbara. Les auteurs précisent que le boycott universitaire n’empêche nullement des échanges universitaires tant qu’ils ne sont pas encadrés par l’institution elle-même, rappelant que la Campagne palestinienne pour le boycott universitaire et culturel d’Israël (Pacbi), qui fait partie du Comité national palestinien BDS a édité en 2004 des lignes directrices qui indiquent :

Ancré dans les préceptes du droit international et des droits de l’homme universels, le mouvement BDS, incluant Pacbi, rejette par principe les boycotts des personnes basés sur leur identité (comme leur citoyenneté, race, sexe ou religion) ou leur opinion. Une simple affiliation de travailleurs culturels israéliens à une institution culturelle israélienne ne constitue pas, par conséquent, un motif pour l’application du boycott. Si, toutefois, un individu est représentatif de l’État d’Israël ou d’une institution israélienne complice, ou s’il est commandité ou recruté pour participer aux efforts d’Israël pour se « donner une nouvelle image », alors, ses activités sont soumises au boycott institutionnel auquel appelle le mouvement BDS.

Des centaines de festivals, de salons littéraires, de concerts

La division des affaires culturelles et scientifiques du ministère des affaires étrangères (DCSA) pilote la propagande culturelle en collaboration avec les ministères de la hasbara et des affaires stratégiques. Son directeur, Nissim Ben Chetrit, en définit le rôle : « utiliser les productions culturelles israéliennes pour atteindre les objectifs politiques de l’État d’Israël. (…) Pour nous, renforcer une image positive d’Israël est un but en soi »4. Le boycott culturel s’attaque donc à ce qui est considéré par les responsables israéliens comme une arme stratégique de première importance, justifiant l’existence un appareil ministériel lourd. Ses actions ? Financer les voyages à l’étranger des écrivains, des réalisateurs, des artistes, des compagnies théâtrales et de danse, des musiciens… Cela passe par des contrats confidentiels dans lesquels les bénéficiaires s’engagent en tant que prestataires à « fournir des services de qualité au ministère » pour « promouvoir les intérêts politiques de l’État d’Israël à travers la culture et les arts, en contribuant à créer une image positive d’Israël ». Sans dire qu’ils sont missionnés, bien sûr.

C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre le soutien apporté aux centaines de festivals de cinéma, de salons littéraires ou de concerts d’artistes israéliens dans le monde. Et d’autres événements pseudo-culturels, comme « Tel Aviv-sur-Seine » pendant l’été 2015 à Paris, ou la saison culturelle franco-israélienne prévue en 2018. Peu importe aux organisateurs que cette vitrine très occidentale soit en complet décalage avec la réalité d’une culture majoritairement arabo-orientale, composée de juifs du Proche-Orient (mizrahim) et d’Afrique du Nord, et de Palestiniens.

Dissidents officiels et ambassadeurs

La diplomatie culturelle est subtile : elle donne à voir (et finance) une « dissidence raisonnable », pour démontrer qu’Israël est démocratique et permet, voire encourage, la liberté d’expression sous toutes ses formes. Ainsi, un certain antimilitarisme au cinéma montre des soldats « humains, trop humains » qui souffrent, doutent, ont des états d’âme, dans des films de guerre comme Kippour d’Amos Gitaï, Censor Voicesde Mor Loushy ou Valse avec Bachird’Ari Folman. Pour le reste, tous les créateurs qui ont besoin de subventions (cinéma, théâtre…) évitent le plus souvent les sujets politiques, car si l’État exerce rarement une censure directe, il revendique sa « liberté de financement », et n’hésite pas à l’appliquer dans le secteur culturel.

Des représentants du « camp de la paix » (de la gauche sioniste) parmi les artistes et les intellectuels acceptent d’être des ambassadeurs à l’étranger, fût-ce pour incarner une dissidence officielle à la critique nuancée. Ils bénéficient en échange d’un lobbying médiatique important. Amos Oz, David Grossman, A. B. Yehoshua, Amos Gitaï et d’autres moins connus ont un accès favorisé aux scènes culturelles européennes. Ils sont souvent les premiers à parler de « ponts de dialogue » à propos des échanges universitaires et culturels. Des dialogues — en faveur de la paix — que le BDS empêcherait par son action destructrice. Mais en fait de dialogues, disent Eyal Sivan et Armelle Laborie, il n’y a guère que de l’entre-soi occidental. Tous ces ambassadeurs zélés de la « seule démocratie du Proche-Orient » sont boycottables, selon les directives du Pacbi.

Comme pour l’université, le domaine culturel visé par la campagne BDS est regardé à la loupe par les auteurs. La démarche vise à mettre à mal tout angélisme qui place la culture et le savoir en dehors de la politique en réclamant un traitement d’exception pour la littérature, la musique, la danse, le cinéma, les technologies, l’architecture ou l’histoire israéliens.

Le boycott académique et culturel est un mode de résistance pacifique face à une puissante machinerie qui via ses réseaux, ses financements, ses institutions, ses lobbyings, sa diplomatie culturelle travaille en permanence à (re)fabriquer aux yeux de l’opinion publique internationale une image positive d’Israël. Le livre d’Eyal Sivan et d’Armelle Laborie, très documenté et très clair à la fois, déconstruit minutieusement ce travail de propagande.

  • Eyal Sivan, Armelle Laborie, Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël
    La Fabrique éditions, octobre 2016. — 183 pages, 10 euros.

1Dont la Congress of South African Trade Unions (Cosatu) d’Afrique du Sud, la Central única dos trabalhadores (CUT) du Brésil, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) du Québec et l’Irish Congress of Trade Unions (ICTU) irlandaise.

2Déclaration du ministre de l’économie Moshe Kachlon lors de la conférence «  Combattons le boycott  » du 28 mars 2016 à Jérusalem.

3«  Nation Branding : Some Lessons from Israel  », université Wharton de Pennsylvanie, 1er mars 2012.

4Rapporté dans un article de Merav Yudilovitch, Ynet, 5 août 2015 (en hébreu).

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