Histoire

Ella Shohat retrouve la mémoire des juifs arabes

Dans quatre textes réunis dans Colonialité et ruptures, Ella Shohat, spécialiste des études juives arabes confronte au passé les récits sionistes puis israéliens dans le monde arabo-musulman des mizrahim. Et balaye de nombreuses idées reçues.

Fragments de documents de la Gueniza du Caire avant leur classement à l’université de Cambridge
© Cambridge University Library

Née dans une famille juive de Bagdad, élevée en Israël et vivant à New York où elle enseigne, l’universitaire Ella Shohat a très vite, explique-t-elle, rencontré « des mondes moyen-orientalisés ». Le juif arabe n’a ainsi pas constitué pour elle une incongruité, voire une impossibilité, mais une simple réalité. Cependant il ne s’agit pas d’embellir l’expérience juive dans les espaces arabo-musulmans. Pas plus d’ailleurs que d’enjoliver le nationalisme arabe ou d’idéaliser les juifs arabes eux-mêmes. Une fois posé ce préambule, la déconstruction peut prendre place et Shohat ne laisse aucune pierre scellée, aussi solide parût-elle.

Une conjugaison d’identités

Ella Shohat part des récits que se font les peuples d’eux-mêmes. Elle les étudie à travers l’histoire, confronte leur véracité, leur évolution. Elle les fait s’entrechoquer pour en distinguer la part nécessaire de contradictions, mais aussi de convergences. Car mis en miroir, ces récits se révèlent parfois l’un à l’autre, surtout lorsqu’ils sont opposés. Dans le contexte israélien, la recherche sur les mizrahim « fait de l’israélité un telos », une finalité en soi. À ce récit d’une émancipation nationale dans le cadre de l’État-nation israélien s’ajoute le conflit israélo-arabe qui complexifie encore la contradiction indépassable que semble être le « juif arabe ».

Pourtant Shohat montre que d’autres récits ont préexisté au récit sioniste. Des récits qui inscrivent alors ce juif arabe non plus dans une identité univoque, mais dans un palimpseste1 d’identités et de récits qui ne s’opposent plus, mais se conjuguent au contraire.

Sans chercher à idéaliser la position des juifs en islam, elle note ainsi que de nombreuses « grilles narratives ont été déployées pour rendre compte de cette histoire judéo-musulmane partagée ». Le monde arabo-musulman s’est toujours décrit et vécu comme pluriel, des points de vue tant ethniques que religieux, « même lorsqu’il s’agit d’interroger la place inégale assignée aux ahl al-kitab, les adeptes des autres ‟religions du Livre”, la Torah et la Bible chrétienne », précise l’autrice. Contrairement au présupposé actuel d’un antisémitisme naturel à l’islam, elle observe un investissement musulman dans le maintien de l’identité juive telle qu’elle est connue dans le monde islamique, cette identité étant perçue comme s’inscrivant parfaitement dans une civilisation judéo-islamique.

Plus encore, elle rappelle que jusqu’au XXe siècle au moins, confrontés au monde européen, juifs et musulmans furent souvent alliés au point de vue géopolitique, puisqu’ils étaient « visés par une même animosité de la part des chrétiens (européens) ». Les croisés ont ainsi indifféremment massacré juifs et musulmans dans les territoires qui tombaient sous leur domination. Les « juifs d’islam » en péninsule ibérique (les sépharades) furent également soupçonnés par les chrétiens d’avoir soutenu la conquête arabe, voire d’y être associés. « À cet égard, les juifs étaient perçus comme une sorte de cheval de Troie », rappelle-t-elle.

« Les deux 1492 » ou l’exportation des stéréotypes

Ella Shohat interroge le trait d’union comme porteur de cette identité sédimentée à travers l’histoire et la géographie. La première tension de ce trait d’union entre « juif » et « arabe » qu’analyse Shohat survient avec la colonialité européenne2. Elle rappelle ce que fut l’histoire des juifs et des musulmans en Europe, à travers ce qu’elle nomme « les deux 1492 » : ladite « découverte » de l’Amérique et la Reconquista espagnole3 La guerre menée par l’Espagne chrétienne contre les musulmans et les juifs fut « politiquement, économiquement et idéologiquement » associée au premier évènement. Les voyages de Christophe Colomb furent en effet partiellement financés par des richesses « prises aux musulmans vaincus et confisquées aux juifs par l’Inquisition ». Ces deux communautés furent soit expulsées, soit converties de force. Dans le même temps, Shohat note que les stéréotypes antijuifs et antimusulmans servirent à caractériser les indigènes des nouvelles colonies, de l’homme « omnivore sexuel » à la femme « séductrice et complaisante ». Une généalogie de l’orientalisme se décèle alors, selon les travaux d’Edward Said dont l’autrice se réclame à l’évidence.

Passant de l’Europe aux colonies, l’épidémie des idées racistes formulées scientifiquement n’a pas épargné les juifs d’Orient. L’autrice soutient que les juifs « en Orient » ont fait l’expérience d’une double colonisation, avec ses corollaires que furent l’assimilation et la dépossession. Une première colonisation visait les « indigènes » dans leur ensemble, la seconde fut programmée spécifiquement pour les indigènes juifs dans le cadre du sionisme émergent.

Shohat explique que la désorientalisation du juif européen émancipé se diffusa au sud et à l’est. Les « juifs orientaux » doivent être dépouillés de leur « orientalité ». « Le discours manufacturé sur les minorités, appliqué aux régions moyen-orientales et nord-africaines, prétend ‟ sauver” la minorité juive arabe ; paradoxalement, en réalité, il les refaçonne pour en faire une nouvelle minorité dans la perspective d’une judéité conçue de façon eurocentrée », détaille-t-elle.

Le sionisme comme déracinement

L’autre désintégration de l’identité juive arabe va naître du sionisme puis de son avènement politique par l’État d’Israël. Au fur et à mesure du déploiement du sionisme en réalité politique, cette rupture s’accentuera jusqu’à ce que « juif » et « arabe » deviennent des catégories mutuellement exclusives. Une opposition que Shohat qualifie de « subversion épistémologique ».

Elle rappelle d’abord le transfert en 1898 de la Gueniza du Caire à Cambridge, un dépôt de plus de 200 000 manuscrits anciens stockés dans la synagogue cairote. Pour Shohat, « cette confiscation fit partiellement ‟disparaître” la culture de la communauté juive égyptienne » et plus largement une trace tangible du passé juif. Plus largement, ce déplacement d’un corpus liturgique a préfiguré le déplacement des juifs d’Orient de leur espace géoculturel.

Le regard posé alors par les savants juifs britanniques sur ces juifs orientaux fut, selon Shohat, « impérial ». Un rapport empreint de la colonialité européenne alors que les mondes ashkénazes et sépharades ne s’étaient jamais articulés dans un contexte de rapports de pouvoir. Mais le colonialisme, puis le sionisme, imposèrent « une vision eurocentrique du monde ». Les juifs européens entreprirent leur propre « mission civilisatrice » en direction des juifs orientaux notamment par le système d’enseignement moderne de l’Alliance israélite universelle. Au détriment des méthodes juives indigènes d’enseignement et de la transmission transgénérationnelle des pratiques culturelles.

Shohat montre que le sionisme est précédé d’un métarécit qu’elle identifie comme double. Récit d’abord d’une restauration qui s’inscrit très profondément dans la dialectique religieuse de l’exil et du retour. La notion de kibboutz galouiot (rassemblement des exilés) a été centrale pour la pensée sioniste. Mais elle a été recodée dans une perspective nationale et politique : après deux millénaires d’anomalie minoritaire et diasporique, les juifs rentraient à nouveau dans l’histoire des nations grâce à l’outil rédempteur de l’État-nation.

Le « retour » du peuple juif a aussi consisté « en un projet culturel d’imitation de l’Occident en Orient. Il s’agissait de coloniser une terre supposément ‟vide”, de féconder, pour ainsi dire, une ‟terre vierge” ». Dès lors, dès l’origine, le retour « en Orient » fut paradoxalement aussi « un projet de désorientalisation » qui entraîna « une cascade de répercussions sur les juifs vivant en « Orient » depuis des millénaires ». Comme si le marqueur « oriental » se déplaçait, chacun devenant « l’Oriental » de son plus proche « autre ». Pour être transformés en « nouveaux juifs » (et plus tard en Israéliens), les « juifs diasporiques » durent alors abandonner leur culture de l’exil. Shohat note « qu’en réalité la majorité des juifs — et certainement ceux du Levant — étaient résolument non sionistes ».

Les sépharades entre deux récits

Dans ce récit, la création de l’État d’Israël forme tout à la fois un « point téléologique du « rassemblement » des juifs opprimés » et un récit national d’émancipation. Les juifs sépharades et proche-orientaux se sont trouvés coincés dans ces deux récits. Shohat note que selon le récit sioniste, leur histoire sui generis a été comme rabotée pour entrer dans une « expérience juive » unique ». Paradoxalement, le projet sioniste impliquait « une dé-sémitisation tout en revendiquant une ascendance sémitique ». Dans le discours sioniste israélien, la culture judéo-arabe affectée du double signe négatif de la galout (diaspora) et de l’Orient arabe a été méprisée.

Au fil de la concrétisation du projet nationaliste, les liens qui reliaient le « juif » à l’« Arabe » se sont rompus. Parallèlement, l’Occident était considéré de façon ambivalente, à la fois comme le lieu de l’oppression dont il faut se libérer et comme une sorte d’objet du désir d’en former une partie « normale ». Pris en tenaille, les juifs arabes devenus mizrahim ont été « incités à considérer judaïsme et sionisme comme des synonymes, et judéité et arabité comme des antonymes » et pour certains « à choisir entre arabité antisioniste et judéité prosioniste ». Comme toute construction idéologique, le sionisme a façonné un récit national total et univoque qui signifiait « la répression de toute autre mémoire possible renvoyant à d’autres passés, d’autres langues et d’autres pays ».

Le métarécit sioniste fit de l’Arabe musulman un « ennemi historique » collectif et éternel. Toute l’histoire des juifs arabes fut revisitée sous le seul prisme « pogromique ». « Selon ce paradigme », écrit Shohat, les pratiques génocidaires nazies furent « projetées de manière simpliste sur les juifs des pays musulmans et sur le conflit israélo-palestinien », ignorant le syncrétisme culturel qui avait existé entre juifs sépharades et musulmans arabes. Dans un extrême pernicieux, la Shoah fut projetée sur l’expérience judéo-arabe qui n’a jamais produit ni même envisagé de « solution finale ». Les musulmans sont alors transformés en éternels « persécuteurs des juifs ».

Shohat met à nu cette tectonique des plaques identitaires et note que « si les Palestiniens payèrent le prix du massacre industriel des juifs d’Europe, les juifs arabes se réveillèrent dans un nouvel ordre mondial désormais incapable d’accueillir à la fois leur judéité et leur arabité ». À la dépossession et la dispersion des Palestiniens vers des pays arabes, répondit « l’installation concomitante des juifs arabes en Israël ». Mais note-t-elle, les dislocations des Palestiniens et des juifs arabes « sont hélas souvent déployées l’une contre l’autre, dans une vaine lutte pour le monopole de la souffrance historique ». Or, aborder à la fois les mouvements transfrontaliers sous la forme de l’« échange de populations » a pour but d’exonérer Israël de sa responsabilité dans l’« exode palestinien », en associant celui-ci à l’« exode des juifs des pays arabes », présumé équivalent. À une Nakba palestinienne est rétrospectivement jumelée une « Nakba des juifs des pays arabes ». Or, si pour les Palestiniens le mot « réfugiés » correspond bien à l’exode de masse forcé, dans le cas des juifs arabes, la question de la volonté dans leur alya4 « reste profondément ambiguë ».

Retrouver le trait d’union

L’une des grandes qualités de cet ouvrage est d’éclairer le présent à travers un passé non figé. Shohat tente de déterminer dans quelle mesure les rapports entre musulmans et juifs dans le passé peuvent être réinterprétés « de manière allégorique » afin de déterminer « des analogies avec les relations israélo-arabes du temps présent ». Les échos historiques que Shohat traque et perçoit entre les expériences des juifs et des musulmans en Europe permettent d’abord « des allers-retours entre l’antisémitisme d’autrefois et l’islamophobie d’aujourd’hui ». Elle note que la modernité impériale a traduit « progressivement les formations religieuses en principes raciaux ». En dévidant cette idée de bouc émissaire moderne, on peut dès lors interroger ce retour de l’encodage religieux à la place de celui de la race désormais entachée par l’infamie du nazisme.

Elle pointe ainsi qu’à force d’être répétés, des lieux communs tels que « les juifs et les musulmans se haïssent depuis des millénaires » constituent désormais une doxa qui semble aller de soi, soutenue par des experts néo-orientalistes. Elle souligne combien le très soudain et opportuniste « investissement compassionnel européen dans les épreuves traversées par les juifs d’Islam » contraste avec « toute autocritique lucide du passé chrétien de l’Europe ». Selon Shohat, l’Europe moderne a projeté sa propre histoire antisémite sur le monde musulman. À l’image du chrétien-tueur-de-juif s’est substitué l’image du musulman-tueur-de-juif. « Dans une certaine mesure, la figure musulmane constitue la victime expiatoire de la culpabilité chrétienne à l’égard des juifs. De même, le ‟musulman fanatique” sert à masquer l’antisémitisme — ou la judéophobie — par lequel, dans les espaces post-Lumières, se manifeste l’ambivalence raciale à l’égard du juif en tant qu’élément oriental étranger sur le sol occidental » écrit-elle. Le trait d’union qui rendait possibles des termes tels que « judéo-musulman » et « judéo-arabe » a disparu au profit d’autres associations tel le très récent « judéo-chrétien », qui épouse parfaitement « la culture géopolitique occidentale ».

Mais Shohat identifie aussi dans cette figure du juif arabe « un avenir possible de réconciliation ». Le trait d’union peut renaître de cet imaginaire passé et convoqué à nouveau. Dès lors, la publication en français des textes de Shohat prend pleinement son sens dans un pays qui, selon l’autrice, « entretient un lien singulier avec la question juive arabe ». La redécouverte de ce lien juif-arabe peut aussi prendre tout son sens pour Israël, le lieu ultime où il pourrait renaître ou totalement disparaître.

1NDLR. Manuscrit ancien constitué d’un parchemin déjà utilisé dont on a fait disparaître par grattage les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau. Par extension, désigne une superposition de textes (ou d’éléments abstraits, comme la mémoire ou l’identité) dont le deuxième recouvre le premier.

2NDLR. La colonialité désigne un régime de pouvoir qui émerge à l’époque moderne avec la colonisation et l’avènement du capitalisme. Il ne s’achève pas avec le processus de décolonisation dans les années 1950-1960, mais continue d’organiser les rapports de domination enchevêtrés dans la modernité occidentale qui ont été imposées de force au reste du monde.

3Lire sur le sujet le remarquable 1492. Un monde nouveau ? de Bartolomé et Lucile Benassar, Perrin, 1991.

4NDLR. Acte d’immigration d’un juif en Israël.

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