Quand l’Angleterre inventait le sionisme

On sait peu qu’avant de prendre une forme organisée dominée par sa fraction travailliste, le sionisme a connu une expansion idéologique à caractère messianique, essentiellement concentrée en Angleterre. Sonia Dayan-Herzbrun nous le rappelle dans un livre court, dense et très utile intitulé Le Sionisme, une invention européenne.


Trois hommes en costumes, debout devant un bâtiment avec des marches et des arbustes.
Avril 1925. Visite de Lord Balfour (c.) à l’Université hébraïque de Jérusalem, en compagnie de Lord Allenby (g.), commandant britannique lors de la prise de Jérusalem en 1917, et de Sir Herbert Samuel (d.), premier haut-commissaire britannique en Palestine.
Library of Congress / American Colony (Jerusalem). Photo Department, photographer

Qui connaît le rôle important que joua Oliver Cromwell1 , dès le XVIIe siècle, dans la formation d’un « sionisme chrétien », lequel occupa une place prépondérante dans la thèse évangélique selon laquelle « la rédemption chrétienne de toute l’humanité ne peut advenir qu’après le retour des enfants d’Israël dans leur patrie perdue ? »2 Dans son livre Le Sionisme, une invention européenne, Sonia Dayan-Herzbrun, professeure émérite de sociologie politique à l’université Paris-Diderot et spécialiste de la colonialité, montre comment, à partir de ces prémices, et de toutes les puissances européennes qui cherchèrent à bâtir un empire colonial, la Grande-Bretagne s’avéra — foi messianique et diplomatie convergeant — la plus intéressée par la conquête de la Palestine.

Les Palestiniens comme nouveaux « Indiens »

Dès 1877, Lord Shaftesbury, millénariste évangélique, voit en la Palestine « le moyen le moins cher et le plus sûr » de sécuriser la Route des Indes, au profit de Sa Majesté. « Proto-sioniste victorien » passionnément chrétien, comme le qualifie l’autrice, le parlementaire et journaliste Laurence Oliphant propose, au dernier quart du XIXe siècle, de conquérir la « Grande Syrie » — territoire qui correspond aujourd’hui à la Syrie, au Liban, à la Jordanie et à la Palestine — en y imposant « le même système que nous avons adopté avec succès au Canada à l’égard de nos tribus indiennes, qui ont été confinées dans leurs réserves et vivent ainsi en paix ». On appréciera le « nos tribus »…

Oliphant méprise les juifs d’Europe de l’Est, ces pouilleux qui fuient alors l’empire tsariste. Quant à ceux qui commencent à s’installer en Palestine, ils « ne sont que des instruments pour réaliser la prophétie et parvenir à la rédemption des Européens chrétiens ». Mais à l’époque, l’Angleterre n’est pas seule à s’intéresser à la Palestine. En France, Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, propose à Napoléon III (1851-1870) de mettre la main sur le Proche-Orient et d’y installer « un petit État hébreu qui, tout en étant sous protection internationale, relèverait de la France ».

Lord Balfour, ou la promesse d’un antisémite

La suite de l’histoire est mieux connue. Sonia Dayan-Herzbrun en rappelle quelques aspects peu reluisants. Ainsi, lorsque Lord Balfour, ministre britannique des affaires étrangères, promet en 1917 à l’Organisation sioniste, fondée vingt ans plus tôt, l’établissement d’un « foyer juif » en Palestine, ce n’est pas par philanthropie envers les populations juives. En réalité, Balfour vomit ces « schnorrers »3, ces gueux qui fuient les pogromes en Europe de l’Est et affluent en Occident. C’est pourquoi il leur « offre d’aller défricher la Terre sainte. Tout pour éviter de les accueillir en Grande-Bretagne ». Herzl, le fondateur du sionisme moderne, n’aurait rien trouvé à redire. N’avait-il pas imaginé, puisque les Ottomans, propriétaires de la Palestine à l’époque, s’opposaient à la venue des colons juifs, d’envoyer ces mêmes gueux en Ouganda ?

Quant au regard majoritairement porté initialement par le mouvement sioniste sur la Palestine, l’autrice cite la lettre envoyée au même moment à Balfour par Haïm Weizmann, un de ses hauts dirigeants qui deviendra en 1948 le premier président de l’État d’Israël. On y lit ceci :

Les conditions actuelles tendraient nécessairement vers la création d’une Palestine arabe — s’il y avait un peuple arabe. Elles ne donneront pas ce résultat, car le fellah le paysan »] a au moins quatre siècles de retard, et que l’effendi le notable »] est fourbe, inculte, cupide et aussi peu patriote qu’il est peu efficace.

La sociologue souligne également que, si le sionisme a connu, de tout temps, des oppositions internes à sa nature coloniale, celles-ci ont toujours été « très minoritaires » et sans aucune influence.

« La Bible est notre mandat »

Dayan-Herzbrun ne manque pas de rappeler combien, à ses débuts, le sionisme fit l’objet d’un rejet massif dans les communautés juives. Pas seulement chez les rabbins, dont l’immense majorité était radicalement hostile à toute vision messianique, mais aussi tant parmi les juifs progressistes que les grands bourgeois parvenus à « s’intégrer » en Europe occidentale. Ainsi Lord Edwin Samuel Montagu, troisième ministre juif britannique, s’oppose virulemment à la Déclaration Balfour : « Si l’on affirme que la Palestine est la “patrie nationale des Juifs”, chaque pays voudra immédiatement se débarrasser de ses citoyens juifs », clame-t-il, craignant que le sionisme n’alimente l’antisémitisme et que la Palestine devienne « le ghetto du monde »4.

Plus largement, l’autrice offre un regard acéré sur les racines à la fois coloniales et socialistes auxquelles le sionisme s’est longtemps référé en majorité. Pour ce qui est du colonialisme, elle rappelle le célèbre slogan du sionisme : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Au fond, les habitants de la Palestine n’en sont pas les propriétaires. Pour les sionistes, leurs terres sont « soit inhabitées (…), soit occupées par des groupes qui ne sont pas des véritables peuples, mais des bandes, des tribus, des ethnies dans lesquels on ne voit pas des humains au sens plein du terme », écrit-elle. Quant à l’autre versant du sionisme initialement dominant, le socialisme, elle rappelle dans un chapitre éclairant intitulé « La Bible comme arme et les armes comme Bible » que le chef historique du sionisme socialiste, David Ben Gourion, un homme totalement sans religion, déclarait cependant en 1937 : « La Bible est notre mandat. » Avec la Bible en viatique, les frontières d’« Eretz Israel », la terre d’Israël, deviennent poreuses et mouvantes, selon les circonstances et les conquêtes.

Si Sonia Dayan-Herzbrun remonte à la genèse de l’idéologie sioniste, c’est pour mieux faire comprendre en quoi celle-ci a pesé sur ce qu’est devenu l’État d’Israël. Ce faisant, elle ouvre aussi un champ de réflexion sur une question simple : comment une idéologie coloniale fondée sur l’idée de l’émergence d’un « nouveau Juif », un juif fort et débarrassé des tares de l’« exil » — sa « faiblesse » congénitale face à l’antisémitisme —, comment donc cette idéologie qui ambitionnait de s’émanciper de l’enfermement dans le ghetto a-t-elle pu sombrer en un siècle dans une course au messianisme le plus obtus ? Tant il est vrai qu’en Israël, aujourd’hui, les « nouveaux rabbins » ont triomphé dans la guerre culturelle qu’ils ont menée depuis des décennies pour faire concorder nationalisme et messianisme, faisant du sionisme initial une utopie en voie de disparition. Au point d’arriver à influencer le débat en France puisque l’émission sur le sionisme prévue par France-Culture avec la participation de Sonia Dayan a été purement et simplement annulée.

1Homme d’État anglais, il instaure la République en 1649.

2Sauf mention contraire, les citations sont tirées de l’ouvrage de l’autrice.

3Terme yiddish signifiant «  mendiant  », «  parasite  » ou «  quémandeur  ».

4Ces citations sont tirées du livre de Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman Antisionisme, une histoire juive, Syllepse, 2023.

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