C’est la série française évènement. En Thérapie, diffusée par Arte, est portée par le duo cinématographique Éric Toledano et Olivier Nakache qui l’ont adaptée d’une série israélienne, BeTipul. Elle suit le travail analytique de cinq patients : une jeune chirurgienne, un couple, une adolescente et un policier. Tous sont venus chercher l’aide nécessaire auprès du docteur Dayan. Dans ce cabinet matriciel, le spectateur les écoute et les suit dans cette maïeutique feutrée.
Cette série s’inscrit dans un espace-temps précis, quelques jours après le 13 novembre 2015. Ces évènements traumatiques courent comme un contexte et parfois un prétexte pour certains analysés. Dans le désordre des vies et des esprits, le psychanalyste, dont le patronyme signifie en hébreu « défenseur » ou « juge », personnifie la position objective. Il la déploie à travers une élocution lente et maîtrisée, des gestes lents, un regard qui cille peu. Pourtant la série ne peut prétendre à la même neutralité anxiologique devant des évènements meurtriers qui ont fait vaciller une société sur certaines de ses certitudes. En Thérapie porte, consciemment ou pas, un regard politique et sociétal sur cet évènement total qu’ont été ces attentats.
« J’suis flic, putain ! »
C’est sans doute le personnage du policier qui traduit le mieux cette irruption du « réel qui cogne ». Dès le premier plan, le ton est donné par Adel Chibane, magistralement porté par Réda Kateb. C’est lui qui mène un entretien qui tourne vite à l’interrogatoire. « Y’a des règles ? » ; « Pardon ? » ; « Un protocole d’action ? ». Chibane s’impose, prend possession de l’espace en cuir noir, lunettes tout aussi noires, démarche chaloupée, regard scrutateur, tout en corporalité qui s’impose face au psy recroquevillé dans son fauteuil. Chibane est ainsi ramené à l’organique, l’épidermique, la fonctionnalité, l’irrationnel. Le « ça » dirait un psy, là où les autres patients sont en quête d’un moi et Dayan tout entier contenu et policé dans son sur-moi. D’où cet échange :
— je vous vois venir, y’a malentendu […], mais je fais pas ça, moi.
— Ça ?
— Vous raconter des trucs, ma petite enfance, le tralala...
Puis suit un dialogue où Chibane demande à Dayan de « deviner » son métier. Face au mutisme du psy, il explose : « J’suis flic, putain ! ». Chibane est policier de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). Et il entend être reconnu comme tel. Par son langage, ses vêtements, son oscillation entre impassibilité et agressivité, il aurait pu tout aussi bien être de « l’autre bord », voyou et délinquant. Pire, il aurait pu être confondu avec ceux qui viennent d’endeuiller la France. C’est donc dans le regard de Dayan qu’il demande à ne pas être vu pour ce qu’il n’est pas et à être adoubé pour ce qu’il veut être : flic et héros. Adel guette et quête dans le regard des autres sa place. Il est l’être conditionné jusqu’au bout.
L’ambivalence tient ce personnage, et avec elle la suspicion. La première semble volontaire : le personnage est écrit ainsi. Mais cette suspicion narrative dit moins au fond du personnage que de ceux qui l’ont imaginé ainsi, libres de leur création et de leur projection de certains clichés et stéréotypes.
« En être » ou pas
L’ambivalence de ce personnage court d’abord de façon très évidente tout au long de la thérapie. À maintes reprises, Adel Chibane voudra « en être » et traduira sa peur du rejet par l’agressivité. Peur de classe déjà, face au psy bourgeois et intellectuel. Un « métier de planqué » dit-il, quand lui s’expose et agit. Chibane est aussi étranger qu’aliéné. Par le trauma qu’il porte, il reste étranger à un monde dont il ressent ou soupçonne constamment le rejet ou le mépris, comme il le dira nettement à Dayan. Ce monde des mots, des affects, de la psyché, qu’il méprise ouvertement pourtant car coupable de « couper les cheveux en quatre », d’être trop « passif » et d’avoir mené aux attentats.
Dans cet appartement haussmannien comme épargné par les fracas du monde, Chibane tente de s’affirmer et de rappeler le bruit et la fureur du monde. Son travail, c’est le corps, la présence : « ’faut rester affûté ». Et plus son langage se fait commun, à coup de négations passés à la trappe, de mots orduriers, du ton qui monte, plus Dayan se fait granitique et silencieux, en mots rares, cliniques et parfois trop techniques.
Pourtant Chibane s’avère aussi fin et psychologue que Dayan. Mais tout comme son attitude est toute en corporalité, son intelligence semble surtout instinctive, portée par l’immédiate impression. Parfois par une forme de naïveté ou de pensée magique plutôt que par la réflexion construite et la distanciation, apanage du seul Dayan. Chibane est un corps et doit le rester.
Une grille culturaliste
Si les quatre autres personnages en analyse sont des êtres individualisés, portés par une trajectoire de souffrance singulière, Chibane est avant tout un être sociologique. Tout se passe comme si, marqué par sa classe sociale (père algérien boulanger, accent léger de banlieue, rugosité d’allure et de langage), il était privé de psyché. Littéralement privé de miroir. Sinon celui que les autres, Dayan, ses collègues, le spectateur in fine veulent bien lui tendre. Le voilà assigné, conditionné, aliéné. Le psychisme est visiblement un privilège pour certains quand les rets sociologiques en maintiennent d’autres dans une impasse plébéienne.
Une autre lecture se déploie peu à peu : celle d’une grille culturaliste qui suggère d’autres déterminismes, très suspects ceux-là. Car au-delà de son étrangeté sociale, c’est aussi l’extranéité de Chibane qui est sans cesse posée. À travers elle, son irréductibilité ou pas à la communauté nationale française. Toute la question qui court le long de son analyse est de déterminer si Chibane est vraiment comme « nous ». Un « nous » entendu comme ce qui fait communauté d’esprit et de valeurs. Certes Chibane est français, il a grandi « dans une putain de boulangerie bien française à Bordeaux », il n’est pas musulman et ne veut pas qu’on le traite d’Arabe (« ça ferait bien chier mon père qu’on dise que je suis arabe » ; il est policier, donc au cœur de la structure régalienne ; son épouse est bien française et son fils s’appelle Julien ; et il tient des propos qu’un membre du Rassemblement national (RN) n’aurait pas reniés. Mais cela ne semble pas suffire. De fait, nous apprendrons à la fin que cela n’a pas suffi. Quand certains se contentent du privilège de naître pour en être, d’autres sont condamnés à toujours montrer patte blanche. Quitte à y laisser leur peau.
L’éternel suspect
Adel est pris dans des chaines dont il ne peut se désentraver. D’autant que c’est parfois Dayan qui l’y ramène malgré lui — donc celui à qui il est venu demander de l’aide, une place, une justification. Plusieurs fois, Dayan sortira de sa réserve de sphinx en le reprenant ou en tiquant imperceptiblement. Chibane explique ainsi être venu consulter sur les conseils de son meilleur ami, dont il précise qu’il « est discret et très fin, vous voyez ce que je veux dire, il est homo ». Mais quand il reparlera de son « pote homo », le psy l’interrompra vivement, comme exaspéré : « On va lui donner un nom, à cet ami ». Premier soupçon qui éclate, celui de l’homophobie. Un procès fait de plus en plus dans l’imaginaire français aux garçons des cités et plus largement à l’homme arabe.
Autre allusion qui fait légèrement tiquer le psy : « Fabien, je veux pas le charger, mais c’est un peu une mère juive ; il m’a fait tout un tralala, qu’il faut absolument que je consulte ». Adel expose une idée reçue qui dans sa bouche prend soudain la même tonalité suspecte. S’allume dans la tête du spectateur une lumière rouge, la case à cocher de l’homme arabe forcément antisémite, même sous couvert de cliché éculé.
Chibane est aussi soupçonné de misogynie, évidemment atavique : « Vous êtes une vraie gonzesse, pardon de vous le dire ». « Est-ce que c’est insultant d’être comparé à une femme ? » répond Dayan du tac au tac. Adel noue en cours de série une liaison avec la patiente du lundi, Ariane. Chirurgienne, elle a été de ceux qui ont soigné les survivants du massacre du Bataclan. En cela elle fait comme miroir, en gémellité de trauma, avec Adel qui a été des premières équipes d’intervention. Ariane, dont le prénom en résonance inconsciente sonne comme Marianne, se retrouve au cœur d’une rivalité amoureuse entre Dayan et Adel. Entre le psy juif et le flic arabe. Ariane-Marianne se retrouve entre deux hommes : celui qu’elle ne peut pas avoir mais qu’elle aime, et celui avec lequel elle se console mais qu’elle dédaigne. Idéal allégorique et intouchable pour Dayan, elle est ramenée crûment par Adel à sa dimension de femme (ou « avion de chasse ») à « baiser ». Là encore, un soupçon plane sur les mots d’Adel. Propos de vestiaire dans un autre contexte, ses mots sonnent dans sa bouche comme la preuve d’une misogynie tenace. Une crudité qui contraste avec la retenue courtoise de Dayan.
Le retour de « l’homme arabe »
La trajectoire d’Adel Chibane semble suivre avec application un inconscient français projeté sur l’homme arabe, qui a été comme réactivé par les attentats. L’image d’un homme constamment au bord de la crise de nerfs, pris dans un entre-deux bancal et déséquilibré, comme éternellement suspect. La suite développera ce fil rouge. Adel dissimulera ainsi plusieurs points à Dayan, mais aussi à ses collègues. Dans les deux espaces de relations où il se veut vrai et reconnu, il mentira pourtant, affirmant ne pas connaître l’arabe et n’être jamais allé en Algérie.
Dans son désir « d’en être », d’être accepté, il rabote son identité, la malaxe dans le sens qu’il croit acceptable. Le tragique est que c’est aussi ce désir d’être accepté qui le rend suspect. D’où ce dialogue entre lui et le psy, après le récit d’une perquisition chez un imam :
— Vous aviez peur que vos collègues pensent que vous étiez comme lui.
— Je n’ai pas peur.
— Honte alors ; vous vous êtes senti ramené à une identité qui ne correspond en rien avec votre représentation de vous-même. Vous portez une armure qui vous protège et vous dissimule. Vous avez peur d’être ramené à l’identité de l’Arabe.
— Arabe ? Mais j’suis pas musulman, je vous ai dit.
Dissimulation de la vraie identité, la taqiya ne semble pas très loin…
Une vision manichéenne et dépolitisée
Traître aux yeux d’un imam perquisitionné, « ennemi » aux yeux de ses collègues lors d’un rêve troublant, Adel ne peut que trancher le nœud identitaire auquel il est ramené. Il le fera par un geste extrême puisque tout ce qu’il a fait et été n’a pas suffi à prouver son appartenance à cette communauté nationale.
La série, à travers ce personnage, trace une géologie des strates du terrorisme qu’elle lie dans une vision manichéenne et dépolitisée. Chibane est en effet un rescapé de la guerre civile algérienne. Toute la famille de son père a été massacrée par le Groupe islamique armé (GIA). C’est à partir de cet évènement traumatique que Chibane tient des propos que n’aurait pas désavoué un Georges W. Bush ou un néoconservateur obtus : « Mon père disait tout le temps : "voilà de quoi ils sont capables, les Arabes". » « Les barbus ne négocient pas. » ; « Il y en une autre de guerre, une vraie ; et il va y en avoir d’autres, des attaques, c’est pas fini. Ceux qui passent les frontières, qui s’entraînent au Pakistan, préparent des bombes dans les cuisines ici en France, on n’est pas prêts […] pendant que les magistrats protègent les droits de ces fils de pute, il y a des gens qui sont en train de se battre en Irak et en Syrie, ici on n’est que des putains d’impuissants ». Le racisme des propos ne peut être évoqué, puisque c’est un Arabe qui dit cela. Quelqu’un qui précisément « les » connaît.
En plongeant dans la structure narrative de cette série, on ne cesse de s’interroger : comment peut-elle à ce point ramener un personnage à un destin culturaliste ? Une malédiction même, dans le sens où son destin est tragique. La psyché et l’individu comme concept y semblent des attributs réservés à une seule partie de la planète. Le reste apparaît noyé dans un océan d’irrationalité et d’impulsivité dont Chibane ne réchappera pas. Toute la série passe son temps à l’y renvoyer. À nous y renvoyer.
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