
Le repli est un film en apesanteur, comme nous sommes nombreux à l’être, sidérés par l’ampleur qu’ont prise ces dernières années, dans l’espace public, les discours racistes, et par les tours de vis sécuritaires amorcés par Nicolas Sarkozy, amplifiés par François Hollande — et ses premiers ministres Manuel Valls et Bernard Cazeneuve — et poursuivis par Emmanuel Macron. En apesanteur d’abord, parce que son réalisateur filme Paris comme rarement : du ciel, des trottoirs des boulevards, dans un noir et blanc d’inquiétude, hommage à la fois sombre et éclairant à l’esprit de la capitale, fait de rébellion, de résistance, mais aussi d’une exceptionnelle liberté de ton que de nombreux régimes ont tenté en vain d’étouffer depuis la Restauration, il y a plus de deux siècles.
Le film est en apesanteur ensuite par sa forme documentaire à la mise en scène soignée, mix d’archives documentaires, d’interviews fouillées d’observateurs comme Mireille Delmas Marty, Abdellali Hajjat ou Thomas Deltombe et d’images flashs, papiers déchirés, dessins à l’encre de Chine, comme autant de brisures graphiques. Son réalisateur Joseph Paris a également fait le choix de mettre l’humain au cœur du discours politique qui structure le film. Le militant Yasser Louati en est le fil rouge, à la fois témoin et acteur. Lui-même semble parfois en apesanteur.
« Ils ne sont pas de nos rangs »
C’est une douleur extrême dont témoigne, dans le film, Yasser Louati sur la promenade des Anglais, aux côtés de proches de victimes de l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, qui a fait 83 morts, dont de nombreux musulmans.
Yasser, aujourd’hui âgé de 44 ans, bel homme toujours tiré à quatre épingles, aimant porter un chapeau qui lui donne fière allure, a émergé sur la scène publique dans les jours qui ont suivi les attaques du 13 novembre 2015. Il est alors porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, dissous par Gérald Darmanin en 2020), et est sollicité par CNN pour une interview. C’est le petit matin sur la place de la République, où le plateau improvisé de la chaîne américaine est installé. Les journalistes veulent obtenir de Yasser Louati son avis sur la « responsabilité » de la communauté musulmane française dans les attentats, perpétrés « par des individus issus de vos rangs ». « Ils ne sont pas de nos rangs, riposte Louati, qui parle parfaitement anglais. Notre camp est le camp français, n’ayez aucun doute là-dessus ». Les journalistes américains insistent, l’un demande pourquoi « personne n’a rien dit ». Les musulmans complices, et complices honteux, ne devraient pas « se dérober ».
Le parcours et les engagements de Yasser Louati témoignent de ce paradoxe français. Ce pays, nourri d’intégration, se désagrège à cause d’une sombre haine qui a d’abord ciblé les travailleurs immigrés puis, petit à petit, l’ensemble des musulmans. « Comment cela se fait que les terroristes nous ont vus comme un ensemble, mais que nous on a commencé à se regarder les uns les autres et à se pousser l’un l’autre ? », demande le militant quelques jours après les dramatiques attentats des terrasses parisiennes et du Bataclan. Pourquoi la France est-elle incapable « de se voir comme un nous », avec ses enfants de toutes origines, races, religions, origines sociales ?
Un gamin de Paris
Cet ensemble — la France et les Français — est plus fracturé que jamais. Le racisme a permis le recul des libertés publiques en France. Me Henri Leclerc, récemment disparu, décrivait avec lucidité « une lente sortie de l’état de droit ».
Le repli la raconte, remonte ses racines, et incarne sa réalité. La rencontre entre le cinéaste et le militant, entre Joseph Paris et Yasser Louati, permet de mieux comprendre le repli identitaire de la France, qui remonte au début des années Mitterrand. Joseph Paris raconte :
Yasser s’est imposé comme personnage parce qu’il a un vécu et une analyse de ce qu’il vit, et il voulait parler, pas seulement d’une communauté, mais de la société tout entière. Il s’exprime sur les chaînes étrangères, comme CNN. Il se rend au cœur du dispositif médiatique qui broie. Tout le sujet du film touche à des domaines dont j’étais ignorant. J’ai fait mes propres recherches, mais Yasser m’a servi de boussole.
Le jeune homme, qui a fondé et animé après son passage au CCIF le Comité justice et libertés (CJL), est un véritable gamin de Paris, un titi parisien, qui a grandi entre le Quartier latin et le Val-de-Marne. Ses parents sont des gens modestes, couturière pour sa mère et électricien pour son père, venus comme bien d’autres d’Afrique du Nord. Il raconte drôlement ses souvenirs de l’école primaire et publique de la rue Littré, celle-là même que dénigrera plus tard dans un mensonge aussi minable qu’indigne l’ancienne ministre de l’éducation nationale Amélie Oudéa Castera1. Louati se passionne pour la Commune de Paris et admire Jules Vallès, dont l’ex-ministre ignore sans doute jusqu’au nom. Le magnifique auteur d’une trilogie romanesque, L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé sera, avec son journal Le cri du peuple, le porte-voix de l’anarchisme et l’une des figures de la Commune. Les héros de Yasser se nomment également Malcom X ou Vaclav Havel, deux personnalités qui ont mis « l’intégrité et le courage » au cœur de leur engagement.
La stigmatisation des socialistes
Louati quittera la France pour poursuivre des études de pilotage au Texas, et prendra les commandes d’avions aux États-Unis et dans le Golfe. De retour au bercail, il retient de son expérience professionnelle internationale la certitude que quelque chose « ne tourne pas rond » dans notre pays. « J’ai une biographie personnelle à la croisée de Paris et de la banlieue, de l’Afrique du Nord et de la France, des États-Unis et de l’Europe. Cela va structurer ma pensée politique. » Pour analyser la spécificité de son engagement, ils vont remonter, avec Joseph Paris, aux grandes grèves des ouvriers de l’automobile, notamment chez Talbot dans les années 1980-1983.
Gaston Defferre, alors ministre socialiste de l’intérieur est également maire de Marseille. Dans sa ville, de nombreux immigrés maghrébins sont assassinés dans les années 1970, et l’extrême droite s’implante considérablement dans les années 1980. Il est l’un des premiers hommes politiques, en compagnie du Premier ministre Pierre Mauroy, à stigmatiser les travailleurs immigrés comme musulmans, à faire croire que les grévistes de l’automobile veulent des salles de prière et pas des augmentations de salaire…2
Cette stigmatisation de la religion est alors propre à la gauche, et connaît son apogée avec les polémiques puis les lois sur le port du voile à l’école, largement provoqués par des militants socialistes, communistes et trotskistes. Ce n’est pas le cas, à l’époque, de l’extrême droite. Pour Jean-Marie Le Pen, qui est entouré de catholiques intégristes et de néonazis laïcs, la religion n’est pas un problème. Le problème, c’est l’Arabe, l’immigré. C’est la gauche qui va mettre la question religieuse sur la table, et la portera à son paroxysme. C’est cette gauche qui initiera plus tard une partie des projets les plus liberticides sur les libertés publiques, en particulier la prolongation de mesures d’état d’urgence dans le droit commun.
Le film s’achève sur une interrogation : « Est-ce que l’on pourra faire face ? ». Louati évoque avec nous l’une de ses figures de jeunesse, DJ Mehdi. Il admire ce génie de la musique hip-hop, figure d’une France créative, mosaïque et généreuse. Le documentaire qui lui est consacré — DJ Mehdi est mort en 2011 à 34 ans — fait actuellement un tabac sur Arte3. On peut y voir, avec Yasser Louati, une forme d’encouragement.
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1NDLR. Critiquée pour avoir scolarisé ses enfants à l’établissement privé très conservateur Stanislas, Oudéa Castera avait justifié sa décision en raison « des paquets d’heures pas remplacées » à l’école de la rue Littré, où son aîné était inscrit.
2NDLR. Il en sera de même lors du Congrès du Parti socialiste en 2003 : « Paralysé par ses divisions, aphone sur les retraites, coupé du mouvement enseignant, le Parti socialiste se réunit en congrès à Dijon au mois de mai 2003. Son numéro deux, Laurent Fabius, consacre l’essentiel de son discours à… la laïcité. », in Alain Gresh, L’islam, la République et le monde, Pluriel, 2014.
3DJ Mehdi : Made in France, documentaire en six épisodes réalisé par Thibaut de Longeville, 2024.