« Journal intime du Liban » filme les colères
Dans son dernier documentaire, la réalisatrice Myriam El Hajj donne la parole à un homme et deux femmes d’âges différents, dont les trajectoires résument des décennies de combats. Elle brosse avec eux le portrait d’un pays déchiré, où les paroles sont cependant des remèdes. Sortie en France ce mercredi 15 octobre.
Le film s’ouvre dans les brumes, d’où émerge peu à peu, en contrebas, une ville, et au loin la Méditerranée. Manière pour la réalisatrice, Myriam El Hajj, de signifier qu’elle va prendre de la hauteur, et peut-être de la distance avec Beyrouth, sa ville. Pourtant, en filmant trois personnalités beyrouthines pendant plus de trois ans, qui nous racontent elles-mêmes une histoire de plusieurs décennies, El Hajj nous saisit au contraire de plein fouet.
Journal intime du Liban parle d’abord aux tripes et réclame en préambule de « bannir les familles ». Mais la réalisatrice ne raconte que des histoires familiales — au sens large : la sienne, celle de son quartier, de sa ville, de son pays. Des espaces vastes, mais aussi intimes, car ils déterminent à la fois la vie sociale et le droit de vivre ou de mourir. Ce paradoxe rend son film tour à tour fragile, agaçant, mais profondément humain. Chronique désespérante d’un pays à la dérive, il tourne autour d’une question : changer le Liban, est-ce tout simplement possible ?
« Pas un jour tranquille au Liban »
Les trois personnages, un homme et deux femmes — Georges Moufarrej, Joumana Haddad et Perla Joe Maalouli —, livrent à la caméra leurs histoires et leurs combats. Il y a dans ces récits beaucoup de silences, de non-dits, mais aussi des rires et des larmes. Georges a été un acteur d’une guerre civile qui, d’une certaine manière, n’est toujours pas terminée. Vieil homme boiteux, fumant cigarette sur cigarette, il est un héros dans son quartier et régale le barbier de ses récits d’ancien combattant. On ne sait pas trop pour quoi il se battait, mais il a quand même fait sauter un bus de Palestiniens en plein Beyrouth, et cela rend encore plus marquantes ses paroles. Quel que soit son camp, il se battait pour une idée un peu vague.
Elle n’est pas loin, cette guerre civile. Plus de quarante ans après, le confessionnalisme qui ravageait alors le pays continue de faire des dégâts, alors même que Georges, Joumana et Perla Joe semblent s’en détourner, le rejeter même.
« Il n’y a pas un jour tranquille au Liban », dit la voix off de la réalisatrice, qui a tourné entre le soulèvement populaire en octobre 2019 et les élections législatives de mai 2022 qui signeront l’acte de décès du mouvement de révolte. Entre ces deux dates, l’explosion du port de Beyrouth — le 4 août 2020 — provoque des centaines de victimes et détruit une partie du centre-ville.
Georges égrène ses souvenirs, et Joumana et Perla Joe se jettent dans la bataille dès octobre 2019. Manifestations, occupations de banques et prises de parole rythment le film. C’est en réalité moins un journal intime qu’un vaste forum. Les deux femmes que suit la caméra de Myriam El Hajj lancent des slogans, fédèrent, organisent. Joumana Haddad, ancienne journaliste et écrivaine connue à l’international, va, avant même que la colère n’explose dans la rue, se présenter à l’élection législative de 2018, dans une circonscription du centre de Beyrouth. Dans une séquence au début du film, elle mène alors campagne contre un système confessionnel au bout du rouleau. Mais pas au point de se laisser voler la victoire. Donnée gagnante le soir du scrutin, la candidate indépendante est déclarée battue le lendemain matin, et le « système » va perdurer malgré la faillite économique et les défaites militaires. C’est hors-champ puisque cela se passe après 2022, mais il ne faut pas oublier que plusieurs villages du Sud-Liban ont été rayés de la carte cette année par l’armée israélienne, et que d’autres sont toujours occupés par Israël. Joumana Haddad ne va pas pour autant lâcher prise, et continue à monter des projets, à tenter d’organiser une « société civile ». Elle semble toujours perdante, mais ne désespère pas de gagner un jour. Et cela la rend profondément attachante.
Tenter de défricher le futur
Tout comme Perla Joe, qu’elle croise d’ailleurs dans un groupe de parole de femmes qui ne veulent plus s’en laisser compter. Chanteuse bohème, elle cherche à donner un sens aux manifestations populaires de l’automne 2019, et s’avère à bien des égards plus politique dans sa réflexion que le vieux Georges ou l’expérimentée Joumana. Il faut en effet — et c’est le troisième temps fort du film — repenser un pays. Après le partage de trois destins singuliers, et peut-être même quatre avec celui de la réalisatrice, après la chronique de journées de manifestations au cœur de la foule, Journal intime du Liban tente de défricher le futur, ce que pourrait être le pays, demain, un jour. « Bloquer une rue, c’est facile. Changer le système, ça l’est beaucoup moins », constate la lucide Perla Joe. Le Liban, lui, semble coincé entre « trois murs », la mer, la Syrie et Palestine-Israël. On peut bien « hausser la voix », rien ne changera cette réalité géopolitique qui paralyse ou arrange — c’est affaire d’interprétation — la classe politique locale. Aux solutions concrètes des difficultés de la population, les politiciens libanais préfèrent, et de longue date, détourner l’argent public pour alimenter en dollars leurs milices et leurs comptes bancaires à Dubaï ou ailleurs.
Alors évidemment, on ne peut qu’être séduit par les voix rebelles de ces deux femmes, leur volonté de chasser « le mauvais œil ». On sort de ce journal intime cinématographique à la fois content de cet hommage à la mobilisation populaire et triste de constater que ce n’est pas un succès. Le Liban n’en a pas fini avec ses blocages. Comme dans tant de pays de la région, bien des gens y prennent la voie de l’exil, lassés de leurs échecs. Le « système » a la tête dure.
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