Les 3 et 4 décembre 2021, Emmanuel Macron était en tournée dans le golfe Arabo-Persique. Il a d’abord fait étape aux Émirats arabes unis (EAU), puis au Qatar, puis enfin à Djedda, en Arabie saoudite, où il a rencontré le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), mis au ban de la communauté internationale en 2018 après l’abominable assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, et à qui le président de la République française, premier chef d’État d’un grand pays occidental à briser cette mise à l’écart, a donc redonné un peu de légitimité.
Cette tournée avait officiellement pour but de renforcer la lutte contre le terrorisme et le radicalisme islamiste, d’œuvrer à la stabilisation du Proche-Orient, et de raffermir encore les partenariats économiques de la France avec les trois pays visités. Ce dernier objectif a été pleinement atteint, puisque le président a notamment pu annoncer la vente aux EAU de 12 hélicoptères militaires Caracal (Airbus Helicopters), et de 80 exemplaires du Rafale, l’avion de combat largement financé par les contribuables français du groupe Dassault.
« Un partenariat stratégique »
L’acquisition de ces appareils par les Émirats a été triomphalement présentée comme le « plus gros contrat pour l’industrie française de défense de l’histoire » par le chef de l’État, selon qui cet accord est le fruit d’une « longue relation » entre Paris et Abou Dhabi. Sa ministre des armées, Florence Parly, a également acclamé, sur Twitter, la « signature d’un contrat historique » venant sceller « un partenariat stratégique plus solide que jamais », et a dit sa fierté « de voir l’excellence industrielle française au sommet ».
Mais derrière ces cocoricos et autres communiqués victorieux se cache la sordide réalité d’une compromission avec un régime épouvantable. La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) publie le 14 décembre un dense rapport, « produit d’une recherche menée » pendant deux ans — entre avril 2019 et avril 2021 — avec l’Observatoire des armements, d’où il ressort en effet qu’en fait d’alliance durable et robuste, la France et les EAU pourraient bien être « partenaires » dans des « crimes » odieux.
Car le pays avec lequel le gouvernement français se targue d’entretenir d’excellents rapports commerciaux et sécuritaires « est en réalité une dictature particulièrement répressive, où toute voix dissidente risque l’emprisonnement et la torture », explique la FIDH. Le rapport met par ailleurs en lumière « les responsabilités directes et indirectes des autorités émiraties dans certaines des violations les plus graves qui ont été commises » au Yémen, où la guerre particulièrement atroce dans laquelle les Émirats se sont enrôlés en 2015 derrière l’Arabie saoudite a déjà fait plus de 350 000 victimes, principalement civiles.
La pratique banale de la torture
Les auteurs de ce document constatent d’abord que le régime émirati se livre chez lui, et sous couvert, notamment, d’« un dispositif juridique utilisant les lois de lutte contre le terrorisme et la cybercriminalité pour réprimer la dissidence », à de « graves violations des droits humains ». Les Émirats ont adhéré en 2012 à la Convention des Nations unies contre la torture, qui leur fait obligation de « prendre des mesures actives pour prévenir et sanctionner cette pratique », d’ « offrir des réparations aux victimes », et de « respecter en définitive le principe de l’interdiction absolue de la torture ». Cependant, les EAU n’ont pas adhéré au protocole — facultatif — autorisant l’ONU à vérifier, en cas de plaintes, qu’ils respectent ces engagements. Et pour cause, puisque, selon la FIDH, « les autorités émiraties continuent à pratiquer la torture » contre « ceux qui sont perçus comme une menace » : défenseurs des droits humains, opposants politiques, personnalités religieuses et journalistes. Sinistre précision : « parmi les méthodes utilisées figurent » notamment
la privation de sommeil, le refus de traitement médical, les menaces verbales, les agressions sexuelles, l’arrachage des ongles, la torture à mort, les coups violents portés avec des mains ou des cannes, en particulier sur le visage, la tête et les yeux, les chocs électriques, la suspension par les mains, l’arrachage des cheveux de la tête, du visage et du corps…
D’autre part, « les autorités émiraties font régulièrement disparaître des militants, des défenseurs des droits humains et des critiques du gouvernement ».
Au mois de décembre 2015, le journaliste et poète jordanien Tayseer Al-Najjar a ainsi été « arrêté sans inculpation et emmené dans un lieu inconnu où il n’a pas pu consulter un avocat ni entrer en contact avec sa famille ». Il y est resté détenu pendant plus d’un an avant d’être finalement accusé d’avoir commis des cybercrimes ; il s’agissait en réalité de « publications sur Facebook dans lesquelles il critiquait le bilan des Émirats arabes unis en matière de droits humains, ainsi que leur rôle dans le soutien à la guerre d’Israël contre Gaza ». Condamné à trois ans de prison en 2017, Tayseer Al-Najjar « est décédé après avoir purgé sa peine des complications des maladies attrapées en détention ».
La FIDH observe qu’en
en raison de ce système patriarcal, les femmes défenseures des droits humains sont confrontées à des obstacles supplémentaires lorsqu’elles font campagne pour leurs droits — elles sont fréquemment prises pour cible et couvertes de honte par les acteurs étatiques et non étatiques (y compris la famille, les communautés et la société en général). Lorsqu’elles sont emprisonnées, les femmes sont également soumises à la torture et à la violence — mais elles sont largement effacées de la sphère publique.
Les travailleurs migrants installés aux Émirats vivent eux aussi « dans des conditions terribles », poursuit le rapport, et sont considérés comme des citoyens de seconde zone. Confrontés à « divers types d’exploitation et de mauvais traitements (notamment des heures de travail supplémentaires, des conditions de logement inadaptées, des abus physiques) », ils n’ont « pas accès à des fonctionnaires de justice indépendants et impartiaux », et se heurtent le plus souvent, lorsqu’ils protestent contre les conditions qui leur sont faites, « à des décisions rendues en faveur des employeurs émiratis ».
En guerre au Yémen
Les EAU sont entrés en guerre au Yémen aux côtés de l’Arabie saoudite au mois de mars 2015, officiellement pour défendre l’intégrité territoriale de ce pays contre les avancées du groupe armé Ansar Allah qui s’était quelques mois plus tôt emparé de sa capitale, Sanaa. Officieusement, explique le rapport de la FIDH, ces deux pays poursuivaient cependant des objectifs moins désintéressés : Riyad « souhaitait affirmer sa puissance régionale face à l’Iran », tandis que les Émirats « avaient pour objectif territorial de contrôler la partie sud et la côte ouest du Yémen » pour « étendre l’influence émiratie sur la mer Rouge et la corne de l’Afrique ».
Au mois de février 2020, « après cinq ans de participation à la guerre civile au Yémen au sein de la coalition saoudo-émiratie, les dirigeants des Émirats ont célébré l’achèvement de leur retrait progressif du pays ». Mais ce retrait ne « suspend » nullement « leur rôle dans la coalition, et ne réduit pas l’influence émiratie sur le terrain. Il s’agit plutôt d’un passage d’un engagement direct à un engagement indirect » — via les multiples « forces mandataires », des mercenaires entre autres soudanais, formées et déployées au Yémen « avec l’aide des Émirats », qui continuent à financer ces organisations.
Les auteurs du rapport de la FIDH ont examiné dans le détail huit cas de « graves violations des droits humains » perpétrées entre 2016 et 2019, dont les auteurs « ont été identifiés comme étant soit directement des officiers émiratis », soit des membres des forces mandataires des Émirats. Dans tous ces cas, des « arrestations arbitraires » visant « des personnes considérées comme des opposants politiques » ou accusées d’être affiliées à des organisations terroristes sans que cette allégation soit prouvée « ont été effectuées, le plus souvent par des forces mandataires, lors de raids nocturnes terrifiants », au domicile ou sur le lieu de travail des victimes. Dans six cas sur huit, ces victimes auraient été torturées par des officiers émiratis. Exemple glaçant :
Muhammad a été arrêté au poste de contrôle de sécurité de Dofas à Abyan, où le commandant du poste de contrôle a commencé à le battre. Il a ensuite été transporté à bord d’un véhicule pick-up marron sans plaque d’immatriculation qui transportait dix hommes armés (…) vers un lieu inconnu. Muhammad a été victime de disparition forcée pendant plusieurs jours jusqu’à ce que son corps soit retrouvé, déposé devant un hôpital. Mwatana a reçu une photo du corps de la victime, qui était taché de sang, avec les deux yeux manquants, des dents cassées, en plus de six coups de feu dans tout le corps, dont un dans les parties génitales. Les effets de la torture électrique étaient visibles, et les pieds étaient encore liés par des chaînes de fer. Le père de la victime a reçu le corps et l’a enterré, après que l’hôpital ait refusé de faire un rapport médical sous prétexte que la victime avait été trouvée dans la cour de l’hôpital et n’était pas entrée aux urgences.
Violations graves du droit international
Ces violations sont amplement documentées. Mais la France continue de commercer avec leurs auteurs. Elle est même profondément « impliquée dans l’industrie de défense émiratie », notamment « par l’exportation directe d’armements vers les Émirats arabes unis » et « par le transfert de connaissances et de compétences, par le développement conjoint d’armements avec les Émirats » dans le cadre d’un projet impliquant également des fournisseurs allemands et britanniques.
Pour la FIDH, la responsabilité de la France est donc écrasante. Car elle s’est une première fois engagée en 2008, dans le cadre d’une position commune de l’Union européenne, « à ne pas vendre ou transférer d’armes s’il existe un "risque clair “ que ces équipements « soient utilisés pour commettre des violations graves du droit humanitaire international ». Puis elle s’est ensuite, et de surcroît, engagée en 2013, dans le cadre du Traité sur le commerce des armes de l’ONU, « à interdire toute vente ou exportation d’armes » dont elle sait qu’elles « “pourraient être utilisées “ pour commettre des violations du droit international humanitaire ou du droit international des droits humains ». Pourtant, elle continue à vendre des armes aux Émirats arabes unis et à assurer la maintenance des équipements qui leur ont déjà été vendus.
La FIDH et l’Observatoire des armements, constatant que la poursuite de ce commerce ne peut que « susciter des interrogations sur la complicité éventuelle des entreprises françaises fournissant ces équipements et des autorités françaises ayant donné leur accord pour leur exportation », appellent donc la France à « placer la légalité internationale au cœur de ses relations avec ses “alliés stratégiques “ », et demandent aux entreprises hexagonales exportant des armes vers les Émirats de mettre fin à ces ventes « conformément à leur responsabilité internationale de respecter les droits humains dans tous les pays où se déroulent leurs activités » : cela aussi serait historique.
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