Portrait

Etel Adnan. Créer c’est exister

La poétesse et plasticienne Etel Adnan, née à Beyrouth en 1925 et décédée le 14 novembre 2021 à Paris laisse derrière elle une œuvre foisonnante qui mêle intimement lettres et arts plastiques, comme le suggérait l’exposition du Centre Pompidou-Metz intitulée « Écrire c’est dessiner » inaugurée quelques jours avant sa mort. Portrait d’une artiste engagée aux multiples talents, qui nous invite à la suivre dans les méandres de ses exils successifs, de sa volonté inaltérable d’expression et de création.

Brigitte Friedrich/ullstein bild

Paris en novembre. Il pleuvait sans cesse, les gens se réfugiaient dans les cafés et les parapluies s’entrechoquaient dans les rues exiguës. Les scooters, les vélos et les bus passaient en trombe, projetant de l’eau boueuse sans se soucier des piétons. Tout semblait compliqué — même dans le métro c’était la pagaille. Les seules personnes qui vivaient normalement étaient celles qui avaient des chiens. « Des citoyens courageux », écrit Etel Adnan à leur sujet. « Les gens et les animaux sont mouillés, mais il y a des devoirs inévitables à accomplir, et ils suivent la règle. »

C’est peut-être vrai pour de nombreux endroits, mais il a fallu que je lise Etel Adnan sur Paris pour m’habituer à cette ville. J’étais arrivée du Caire toujours ensoleillé quelques semaines plus tôt, avec mon gros chien remuant, et j’étais en quelque sorte mal préparée à la pluie, sans parler des tracas et de la nécessité de faire avec. J’ai commencé à lire Paris mis à nu, qui s’est avéré un guide intemporel de la ville. Au début de l’ouvrage, Adnan écrit :

Et vous ne mourrez jamais de soif dans cette ville comme dans les déserts africains ; votre peau ne se desséchera jamais, votre teint restera agréable. Mais vous n’aurez jamais les joues roses des princesses anglaises, à moins que le Marché commun ne fonctionne vraiment. Pour l’instant, essayez de trouver un petit resto où on vend un bon Bordeaux pas cher comme vin de table, parce que la pluie vous dessèche les poches et la gorge. Et puis, regardez Paris, faites-le en imagination si vos yeux ne le trouvent pas, et voyez quelle masse solide est cette cité, la fugue dans sa composition, l’épopée dans ses pierres, son esprit évanescent sous sa pluie.

« Le moment opportun »

La peintre, poète et essayiste d’origine libanaise s’est éteinte à son domicile parisien le 14 novembre 2021, à l’âge de 96 ans. Elle a dit un jour qu’elle n’était pas sûre du destin, même si elle était attirée par cette idée, mais elle semblait croire au moins à la coïncidence (« Il y a quelque chose dans la vie qui s’appelle le moment opportun »), et j’imagine qu’elle aurait trouvé parfaitement logique que je lise son livre sur Paris peu après mon arrivée et pendant le mois de sa mort. La question « Comment et quand vais-je mourir ? » semblait l’occuper :

Soyons clairs : on pense à la mort. Et qu’est-ce que la mort ? La disparition, disons. Un tour de prestidigitateur : voilà le mouchoir, et voilà qu’il n’est plus là ! Non. C’est autre chose. C’est inhérent à la vie. Mais cela ne dit pas ce que c’est, la fin de la vie. La mort n’est pas un fait. C’est un jugement porté sur un fait, accompagné de douleur, ou plutôt de peur. La peur de quoi ? La peur de la mort. Je suis assise dans mon café et je continue à réfléchir, en creusant ici et là.

Dans Fil du temps, un recueil de poèmes, elle écrit : « Je dis que je n’ai pas peur/de mourir parce que je n’ai pas/encore fait l’expérience/de la mort ». Pourtant, elle n’a cessé de mettre sur papier sa perception de la fin, ou du moins son appréhension générale de la fuite du temps :

La mort s’installe
comme un doux
vent
entre
des vagues
d’effroi

Avant et après Beyrouth

Née à Beyrouth en 1925, alors que le Liban était encore une colonie française, Etel Adnan était l’unique enfant d’une mère grecque orthodoxe originaire de Smyrne (aujourd’hui Izmir) et d’un père syrien né à Damas qui avait été un officier de haut rang dans l’armée ottomane et un gouverneur de Smyrne. Elle a grandi en parlant le grec et le turc à la maison et en étudiant le français à l’école. Enfant tranquille selon sa propre description, elle passait ses journées à observer les fleurs, les mouches et le chien de la famille ; à l’adolescence, elle appréciait l’odeur des orangers de Beyrouth et se plongea dans la musique et la poésie qu’elle pouvait trouver. À 24 ans, après avoir travaillé dans un bureau de presse local et suivi en parallèle, pendant quelques mois intenses, les cours de l’École des lettres (« C’est à cette époque que je me suis convaincue que la poésie était le but de la vie »), elle a obtenu une bourse pour étudier la philosophie à la Sorbonne.

À l’école du couvent français de Beyrouth, on lui a appris à « considérer la France comme le centre du monde », et il était donc inévitable qu’elle s’y rende. C’est au Louvre qu’elle a vu des tableaux pour la première fois (à Beyrouth, l’art s’accrochait aux murs sous la forme de tapis), une expérience qu’elle décrit comme l’ayant impressionnée « au-delà de ce dont on peut rêver ». En 1955, elle est passée par Berkeley, puis Harvard, avant d’accepter un poste d’enseignante en philosophie de l’art à l’université dominicaine de Californie à San Rafael, où elle a de nouveau découvert la peinture — la sienne, cette fois. L’histoire raconte que le directeur du département d’art lui avait demandé comment elle pouvait enseigner la philosophie de l’art si elle ne le pratiquait pas elle-même, et l’a invitée à passer à l’action avec une boîte de pastels.

Le père d’Adnan était déjà décédé quand elle a quitté le Liban, et elle n’a jamais pu trouver un terrain d’entente avec sa mère. Elle voulait être architecte, ce que sa mère estimait être un travail d’homme. La tension entre elles était constante, mais cela n’a pas facilité son départ de Beyrouth pour autant : sa mère a été dévastée par son départ, et Adnan en est restée culpabilisée pour toujours. Pourtant, ses années de formation avec ses parents semblent expliquer une grande partie de ce qui a défini sa vie. « Je vivais avec deux personnes qui avaient été brisées, vaincues, très jeunes », a-t-elle déclaré lors d’une interview. « Ma mère avait perdu sa ville natale et mon père son armée et, avec elle, toute sa carrière et sa vie. »

Retour imaginaire à Smyrne

Bien qu’elle ait souvent dit à ses amis et à ses interlocuteurs qu’elle ne pensait jamais au passé et qu’elle ne vivait que dans le présent, elle était néanmoins préoccupée par Smyrne — si ce n’est en tant que ville réelle, j’imagine, en tant qu’expérience de la perte pour ses parents, et de ce que cette perte avait entraîné pour eux. C’était peut-être aussi le lieu de l’imagination, de ce que ses parents auraient pu être avant sa venue au monde, des gens qu’elle aurait aimé connaître en tant qu’amis.

À la fin des années 1990, elle a rencontré l’artiste et cinéaste libanaise Joana Hadjithomas, dont le grand-père avait été lui aussi hanté par son exil de Smyrne, la ville de son enfance. Le courant est immédiatement passé entre elles et elles ont nourri ensemble le rêve de visiter la ville. Elles ont évoqué pendant plusieurs années un hypothétique voyage, mais Adnan ne pouvait plus prendre l’avion en raison d’une maladie cardiaque. À la place, elles ont réalisé un film, Ismyrna (2016), qui se déroule à Paris et raconte l’histoire d’un voyage à Smyrne à travers des images et des conversations entre eux. Dans le film, Adnan dit :

La seule chose qui reste est la transmission orale. Si on la supprime, il ne reste plus rien. Mon grand-père disait : « Puisqu’il n’y a pas de lettres, pas d’archives, pas de photos […], il n’y a rien sur ce grand-père célèbre, sauf ce que son fils a raconté. » Pour nous, raconter signifiait donc quasiment survivre.

Elle avait intériorisé l’expérience de ses parents : la défaite, la rupture, l’absence de photos, de lettres, de pensées. Elle vivait sa vie à fond : elle écrivait, peignait, parlait, dessinait, tout ce qui lui venait à l’esprit. Ses peintures (petites, abstraites, lumineuses) étaient le plus souvent réalisées en une seule fois (« parce que je suis impulsive »). D’après ce que j’ai entendu dire, les textes jaillissaient d’elle d’un seul coup, sans retouches. Le leporello — carnet de notes plié en accordéon — est devenu sa forme d’expression favorite, après qu’un ami de San Francisco lui en avait offert un, japonais, presque vide. Réalité et fiction étaient interchangeables, prenant la forme d’histoires complètes ou de textes fragmentaires, de lettres, de prose. La poésie était une constante.

« Que se passe-t-il dans le cerveau d’un chat... ? »

Les textiles sont venus plus tard, peut-être en raison d’un désir inconscient de faire revivre la forme qui existait dans les maisons libanaises de son enfance. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle avait commencé à faire des tapisseries, elle a répondu qu’elle ne le savait pas. Elle avait des pensées, des questions sur tout : « La terre ne s’étend pas, mais le pouvoir s’étend et peut devenir incontrôlable ». « Pourquoi avons-nous inventé les divinités du ciel ? » « Et que disent les policiers lorsqu’ils réalisent que les femmes suicidaires peuvent être belles ? » « Les sens précèdent-ils l’âme ? » « Que se passe-t-il dans le cerveau d’un chat lorsqu’il décide de sauter ou de ne pas sauter ? Est-ce que tout son corps pense ? » « Les fusées qui filent vers la lune tuent-elles des animaux invisibles sur leur passage ? »

Adnan était elle aussi en perpétuel mouvement. Dans Des villes et des femmes. Lettres à Fawwaz, elle écrit à son ami proche, l’historien et écrivain libanais Fawwaz Traboulsi, pendant plusieurs mois, depuis Barcelone, Aix-en-Provence, Skópelos, Athènes, Londres, de nouveau l’Espagne, Amsterdam, Paris, Berlin et Beyrouth. Bien que le livre soit présenté comme une fiction, tous ceux qui l’ont côtoyée disent qu’elle a écrit sur ce qu’elle savait et sur les lieux où elle se trouvait :

Paris, fin septembre ; je suis de retour à la maison, après un voyage qui a été compliqué par un arrêt à Salonique. Je suis prête à t’envoyer ma lettre d’ici, mais avant cela, je dois te dire une dernière chose […]. J’ai perdu le souvenir de la voix de mes parents. Je suis allée en Grèce dans l’espoir d’entendre le grec parlé par ma mère. J’ai écouté attentivement, et il m’a semblé que personne ne parlait comme elle. Je me disais que le grec parlé à Smyrne était peut-être différent : plus musical, plus passionné (me semblait-il) que celui que j’entendais, qui me paraissait trop rapide, trop neutre. En tout cas, je n’ai pas réussi à trouver la voix que je cherche.

C’est cette agitation et ce sentiment d’urgence de voir, de documenter et de créer sous toutes les formes qui ont valu à Adnan son statut de personnage culte, d’abord au Liban parmi les poètes et les artistes, et plus tard en tant qu’artiste dans le monde entier. Son premier roman, Sitt Marie Rose, écrit en un mois, est basé sur l’histoire vraie d’une institutrice enlevée et tuée par des miliciens chrétiens en 1976, pendant la guerre civile libanaise. Publié en France en 1978, il a été interdit au Liban. Cinq personnages y rapportent ce qu’ils pensent de Marie-Rose dans ce livre qui décrit la situation complexe de la guerre du Liban, au-delà des clivages sociaux, religieux et économiques, en utilisant des fragments lyriques de journalisme, d’articles de presse, de conversations et de monologues :

Le 13 avril 1975, la haine éclate. Plusieurs centaines d’années de frustration ressurgissent pour s’exprimer à nouveau. Le dimanche midi, un bus rempli de Palestiniens retournant à leur camp passe devant une église où le chef du parti phalangiste et d’autres chrétiens célèbrent la messe. Le matin même, un phalangiste est tué devant cette église. Piège tendu ou simple hasard, nul ne le sait, mais des miliciens arrêtent le bus, font descendre ses occupants et les abattent les uns après les autres. La nouvelle traverse la ville comme un électrochoc. Un silence s’installe tout au long de l’après-midi. Tout le monde sent l’imminence du malheur. La nuit, des explosions secouent la ville. Des rafales de mitrailleuses se font entendre à intervalles de plus en plus rapprochés.

Images lunaires, images de guerre

Adnan avait une opinion sur presque tous les événements politiques qui se sont produits au cours de sa vie. Sa compagne de toujours, la sculptrice Simone Fattal, racontait qu’ « Etel passait ses nuits à lire le journal », lui résumant tout le matin au petit déjeuner. Dans Voyage au mont Tamalpais, à propos des premières images lunaires à haute résolution au début des années 1960, elle écrit :

Je me souviendrai toujours du jour où Ranger 8 a touché la lune. C’était un samedi de février. [La sonde] a renvoyé les premiers gros plans des cratères et d’une surface vérolée, caoutchouteuse, comme du lait brûlant qui se décompose en bulles et étire sa peau […].
Au cours de la même émission de télévision, la première explosion nucléaire de la Chine rouge est apparue […].
Ranger 9 a décollé de Cape Kennedy et du poste de télévision […].
Et si vous aimez les chiffres, je vous dirai qu’ici, sur terre, c’était le 14 février, et c’était le printemps : il y avait des fleurs partout et une brise tiède mêlait ma fièvre aux nuages.

Sur la guerre du Vietnam, extrait d’un article de journal de 1972 :

Tous les soirs à 18 heures, de l’Atlantique au Pacifique et pendant une heure, les informations locales — à l’échelle du continent — et internationales sont diffusées par la télévision américaine. L’émission principale du jour couvre tous les événements dans un style délibérément dramatique et cent millions d’Américains assistent, assis dans le noir, à un spectacle toujours familier, mais jamais répété.
C’est ainsi que, pendant dix ans, la guerre du Vietnam s’est infiltrée dans la psyché américaine : une guerre bizarre que personne ne voit, qui se déroule sur une terre étrangère, un fantôme qui hante chaque famille, mais qui ne se manifeste jamais.

Sur la guerre du Golfe, in Le maître de l’éclipse :

En buvant un café, je suis en pleine guerre du Golfe : un film défile devant mes yeux, mais les images ne sont pas en noir et blanc, elles sont de la couleur de ma peau. Elles me disent que l’Irak est écrasé sous les bombes et m’avertissent de faire attention, de ne pas montrer trop d’émotion, de garder cachés mes problèmes parce qu’ils n’intéressent pas grand monde. Ce besoin récurrent de dissimulation crée une sorte de bouclier, un deuxième moi en quelque sorte, qui censure les pensées, ou parfois les efface complètement.

Adnan a commencé à écrire vers l’âge de vingt ans et n’a jamais cessé. Elle considérait ses peintures comme de l’écriture, et vice versa, et peignait à plat, sur un bureau. Ses observations — littérales, profondes, provinciales, philosophiques — se déclinent de A à Z (elle a même un livre qui s’intitule From A to Z Poetry, l’un de ses plus linéaires, puisqu’il se concentre sur l’accident nucléaire de Three Mile Island en 1979). L’espace extra-atmosphérique était une fascination constante (elle a composé un poème en onze parties et un leporello pour le cosmonaute soviétique Youri Gagarine) et est devenu un fil conducteur de son œuvre : « l’impossible devenant possible », avec tout ce que cela impliquait. Ce sentiment d’émerveillement envers presque tout, y compris le cosmos s’est avéré un atout tout au long de sa vie :

Quand j’avais cinq ans, mon père me montrait la lune du doigt. Et il me disait : «  Tu vois la lune ? Nous n’irons jamais là-bas » […]. Ensuite, nous avons vu les astronautes et ils ont raconté des choses extraordinaires, les Russes et les Américains. Komarov, le Russe, a dit qu’il avait vu 17 levers de soleil en une journée, en une journée terrestre. C’était vraiment quelque chose d’époustouflant. C’était une grande aventure qui a couronné les années 1960. Dans ces années-là, le monde était un miracle permanent. C’était une chose incroyable. Nous avons quitté la Terre avec eux.

Des décennies plus tard, dans Le Prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour, elle estime que notre départ de la Terre a un coût moral :

De plus en plus de gens se comportent comme s’ils ignoraient la nature, ne l’aimaient pas, voire la méprisaient. La catastrophe écologique dans laquelle nous vivons n’existerait pas s’il en était autrement. Ils ne peuvent absolument pas comprendre la réponse du chef amérindien Joseph aux colons américains lorsqu’ils ont essayé d’utiliser des indigènes pour labourer la terre : « Comment puis-je fendre le ventre de ma mère avec une charrue ? » — et il ne le pensait pas métaphoriquement, mais littéralement. Après tout, la Terre est une mère. Elle entretient la vie. Nous en sommes issus : les religions le disent à leur manière ; la science le dit aussi, ainsi que le bon sens. Nous n’aimons donc pas notre première mère, notre mère originelle. Nous l’avons abandonnée. Nous l’avons laissée derrière nous. Nous sommes allés sur la lune.

« Comment ne pas mourir de rage »

Bien que ses poèmes et ses pensées philosophiques, notamment ses réflexions sur le philosophe musulman Ibn Arabi, aient fait de nombreux adeptes, Adnan était vraiment à son meilleur lorsqu’elle écrivait sur la guerre et son impact sur la vie de tous les jours, y compris l’exil. Elle a saisi avec une acuité étonnante ce que signifie vivre dans un endroit où tout est mis à rude épreuve et où la perception du temps se vit dans l’attente d’une catastrophe, très probablement, ou au moins d’un certain changement. « La guerre et la révolution donnent de l’importance à un pays jusqu’à ce qu’il tombe dans la tourmente de la constance et disparaisse de la scène ».

Beyrouth a été un objet d’étude d’Adnan longtemps après son départ, mais la« tourmente de la constance » pourrait bien s’appliquer à tout pays dans lequel les États-Unis sont intervenus (Irak, Libye, Afghanistan, Palestine — elle a écrit sur tous ces pays) ainsi que, bien sûr, au monde arabe dans son ensemble. Dans son poème en prose « L’Apocalypse arabe », qui aborde dans son style kaléidoscopique la situation générale de l’histoire et de l’humanité, ainsi que le sort particulier du camp de réfugiés palestiniens de Tel Al-Zaatar assiégé, Adnan utilise des symboles là où les mots ne suffisent plus. Des « perles de prière », comme elle les appelle, qui remplacent ce qui ne peut être dit. Que ces symboles fonctionnent ou non n’enlève rien à ce qu’elle essayait de dire, formellement et littéralement avec les mots du poème :

Quand les vivants pourrissent sur les corps des morts
Quand les dents des combattants deviennent des couteaux
Quand les mots perdent leur sens et deviennent de l’arsenic
Quand les ongles des agresseurs deviennent des griffes
Quand les anciens amis se pressent pour rejoindre le carnage
Quand les yeux des vainqueurs deviennent des obus vivants
Quand les ecclésiastiques saisissent le marteau et crucifient
Quand les fonctionnaires ouvrent la porte à l’ennemi
Quand les pieds des montagnards pèsent le poids d’un éléphant
Quand les roses ne poussent que dans les cimetières
Quand ils mangent le foie du Palestinien avant même qu’il ne soit mort
Quand le soleil lui-même n’a d’autre but que d’être un linceul
la marée humaine avance…

C’est dans les œuvres les plus simples d’Adnan — les plus directes, les plus ancrées, les plus franches — que son écriture est la plus pénétrante. Dans Au cœur du cœur d’un autre pays, un petit livre rassemblant sept textes, elle fait évoluer cette approche plus terre à terre dans plusieurs directions, avec des observations pointues qu’elle revisite au fil du temps :

MÉTÉO
À Beyrouth, il y a une saison et demie. Souvent, l’air est immobile. Je me lève le matin et je respire fort. L’hiver est humide. J’ai mal aux os. J’ai un voisin qui crache du sang quand enfin il pleut […].

INFORMATIONS VITALES
Les choses les plus intéressantes à Beyrouth sont celles qui sont absentes. L’absence d’un opéra, d’un terrain de football, d’un pont, d’un métro et, j’allais dire, de la population et du gouvernement. Et, bien sûr, l’absence d’absence de déchets […].

LIEU
J’ai quitté cet endroit en courant jusqu’en Californie. Un exil qui a duré des années. Je suis revenue sur une civière et je me suis sentie ici étrangère, exilée de mon ancien exil. Je suis toujours loin de quelque chose et de quelque part. Mes sens m’ont quittée l’un après l’autre pour mener leur propre vie. Si vous me rencontrez dans la rue, ne soyez pas sûr que c’est moi. Mon centre n’est pas dans le système solaire.

Et à la fin du livre, dans « Être en temps de guerre », un poème brûlant écrit pendant la guerre d’Irak, alors qu’elle se trouvait en Californie :

Faire comme si les choses étaient importantes. Avoir l’air calme, poli, quand Gaza est assiégée et qu’une marée noirâtre engloutit lentement les Palestiniens. Comment ne pas mourir de rage ? Projeter sur l’écran la première guerre mondiale, puis la seconde, en attendant la troisième. Effrayer les innocents, en suivant la méthode israélienne de diffusion de la terreur. Passer un coup de fil à Paris. Dire à Walid que tout va bien. Mentir. Admettre que le temps n’est pas au beau fixe. Ressentir de l’indifférence face à un printemps qui réchauffe soudain. Choisir sa chemise. S’emplir l’esprit de l’appréhension du journal du dimanche, là, à la porte.

L’exil dans l’exil

C’est également dans ce livre qu’Adnan a évoqué la langue, qui était à la fois son exil et son refuge. Son enfance au Liban avait été si fragmentée qu’il n’y avait pas de public unique, il n’y avait pas de moyen de communiquer couramment, librement. Tout dépendait de qui vous étiez — votre classe, votre statut, votre âge, l’histoire de votre famille, le fait de parler grec, français, anglais, turc ou arabe. Adnan a écrit en français jusqu’à la guerre d’indépendance algérienne, après quoi, révoltée par le massacre d’Algériens par les forces françaises, elle est passée à l’anglais, ou plutôt à l’américain, comme elle l’a confié à un intervieweur :

Je dis l’américain parce qu’il a une énergie, une histoire, une connotation qui lui est propre [...]. En français, si vous prenez des libertés avec la langue, on vous corrige […]. Et cela ne m’arrive pas aux États-Unis […]. On crée sa langue, on a une liberté avec sa langue […]. Donc c’est extrêmement sympathique.

L’Amérique a apaisé bien des douleurs d’Adnan, mais pour quelqu’un qui prétendait ne vivre que dans le présent, elle conservait sa part de regrets. Elle mentionnait souvent l’arabe comme la langue écrite qu’elle aurait aimé maîtriser, mais il semblait trop tard, dans une vie si remplie, pour apprendre à écrire dans cette langue avec autant de fluidité qu’en anglais ou en français. À la place, elle s’est tournée vers des expériences formelles. Et vers une montagne : Le mont Tamalpais, juste au nord de San Francisco, qui a été la résolution de son exil, si quitter l’exil signifie se débarrasser de ce que l’on désire ardemment. « Il m’a sauvé la vie », avoue-t-elle. « Dès que je l’ai vu, je me suis sentie chez moi. Il est devenu l’axe autour duquel j’ai tourné. Parfois, c’est l’effet que vous fait une personne ». De la Californie, elle dit : « J’étais heureuse. » En fin de compte, c’est l’endroit qui lui a redonné l’arabe, à travers les poèmes arabes calligraphiés qu’elle en est venue à peindre, ainsi que le mont Tamalpais, représenté à maintes reprises jusqu’à sa mort.

Et c’est ce qui est le plus frappant dans ses tableaux — cet arabe particulier qui est le sien — : la légèreté. Cette montagne, cette forme, cette liberté, est le contrepoids de tout ce qu’Adnan a vécu et de toutes les horreurs qu’elle a évoquées. Même si elles portent des titres tels que Le Poids du monde, ses peintures — rapides, sincères, joyeuses — sont à l’image d’une vie pleinement vécue.

Ce sont ces minuscules toiles abstraites qui ont également catapulté Adnan, au cours de la dernière décennie de sa vie, vers une célébrité croissante. Ses œuvres ont été largement exposées, notamment à la Documenta 13, à la Serpentine Gallery de Londres, aux Musées d’art moderne de San Francisco et de New York, et, juste avant sa mort, au Musée Guggenheim de New York. Bien que cela ne l’ait jamais changée (il était trop tard, disait-elle, pour utiliser l’argent), cette célébrité l’a fait entrer de plain-pied dans le monde de l’art contemporain et, en retour, a contribué à resituer l’art du Levant et de la région arabe au sens large. Elle a également suscité la question répétée de savoir qui elle était réellement : une femme arabe homosexuelle, très cultivée, incroyablement productive, âgée de près d’un siècle, qui n’offrait ni excuses, ni explications, ni coming out, ni déférence, ni compromis, et qui était simplement un modèle de la manière dont on pouvait exister par sa seule volonté.

« Le jour d’après ma mort »

Deux soirs après la mort d’Adnan, l’artiste libanaise Lamia Joreige a frappé à la porte de mon bureau à Paris, où nous étions toutes deux en résidence. Elles étaient proches l’une de l’autre et Joreige avait récemment terminé un film basé sur l’un des poèmes d’Adnan, « Sun and Sea ». C’était une conversation permanente entre elles deux : Adnan avait lu le poème à haute voix à Joreige dix ans plus tôt, l’invitant à le transformer en œuvre visuelle. Il avait fallu des années d’hésitations pour que Joreige finisse par lui montrer le film quelques semaines plus tôt en Bretagne, lors de ce qui est devenu la dernière visite d’Adnan dans cette région surplombant la mer.

Joreige a secoué la tête ; elle n’en revenait pas d’être arrivée à temps, mais aussi, bien sûr, de constater que son amie n’était plus là : « La dernière fois que je l’ai vue, elle a dit qu’elle était fatiguée, prête, mais avec Etel, on s’attendait à ce qu’elle soit là pour toujours ». Tous les livres d’Adnan étaient posés sur la table, certains ouverts, d’autres fermés, d’autres encore en piles. Joreige s’est levée et a arpenté mon bureau pendant un moment, puis a pris l’un des livres et l’a feuilleté. Au hasard, elle a lu :

Le jour d’après
ma mort
nous nous assiérons dans des cafés
mais je ne serai
pas là
je ne serai plus.

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