Les obsèques du célèbre poète Amir Houshang Ebtehaj qui avait pris pour nom de plume Sayeh (« ombre ») ont duré deux jours, et rassemblé de nombreux Iraniens. Né en février 1928 à Racht, au nord de l’Iran, le poète a rendu l’âme le 10 août 2022 à Cologne. Devait-il être inhumé en Iran, son pays natal, ou en Allemagne, où il vivait ? Après de longues tergiversations familiales, et sans doute des négociations serrées avec le régime, sa dépouille a finalement été transportée à Téhéran le 24 août.
Le vendredi 26 août, après un court passage du convoi funéraire devant son ancienne maison au pied de son arbre fétiche (voir infra, « Le Pourpre »), la foule lui a rendu hommage à l’Opéra de Téhéran, au centre de la capitale. La cérémonie officielle « autorisée » était courte et marquée par l’intervention de sa fille Yalda. Des milliers de participants ont accompagné le corbillard en chantant ses poèmes dans les rues avoisinantes. Le lendemain, Amir Houshang Ebtehaj a été enterré dans un jardin public de sa ville natale de Racht, entouré par une foule immense. Certains avaient fait le voyage de nuit pour ne pas rater cet événement historique. Depuis, tous les soirs, des personnes se rassemblent sur sa tombe et chantent ses poèmes.
Sayeh a commencé à écrire dès l’âge de 13 ans et a publié son premier recueil de poèmes en 1946. Il était considéré comme un poète issu du peuple, dont il représentait la sagesse et la douceur. Tout au long de sa vie, il a rêvé de justice et de liberté, et a dit avant de mourir ne pas regretter ses idéaux humanistes. Traversant l’histoire tumultueuse de son pays, il expliquait ainsi le choix de son pseudonyme :
Dans le mot ombre, il y a une certaine dose de paix, de timidité, d’humilité, voire d’innocuité. Des concepts intéressants qui correspondent à ma nature. Le mot est en soi doux et sans prétention en termes phonétiques. Il y a une sorte de regret là-dedans, l’essentiel du sens de ce mot est opposé à la violence et on peut même dire à tout ce qui est hautain.
« La destruction des grands rêves »
Sayeh était un maître incontesté du ghazal, genre de poème lyrique chantant l’amour. Pour son confrère Chafii Kadkani, qui devait prononcer un discours lors de ses funérailles devant l’Opéra de Téhéran — mais dont l’intervention n’était pas souhaitée par les organisateurs « officiels » — :
il a toujours essayé de dépeindre les désirs et les peines des gens de notre temps dans sa poésie. Sans prétendre avoir créé un univers à part, il est le miroir des peines et des joies des gens de notre époque, et de ceux qui ont ressenti dans leur chair la destruction des grands rêves de l’Homme en quête de justice du XXe siècle et qui entendent leur souffrance dans ses mots…
Sayeh est né et a grandi à Racht, l’une des villes du nord du pays où les idées progressistes étaient répandues avec les premières écoles pour filles, les premières troupes de théâtre et les premiers groupes de sociaux-démocrates. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il a cru au changement avec la nationalisation du pétrole avant le coup d’état américain de 1953 et s’était alors rapproché de la jeunesse progressiste et communiste. Morteza Keyvan (1921-1954) poète, critique d’art, journaliste et activiste politique, membre du Parti communiste d’Iran Toudeh était son ami le plus proche. Ils se retrouvaient avec d’autres poètes et écrivains au café Naderi, au centre de Téhéran, pendant les années d’espoir jusqu’en 1953.
Dans les jours qui suivirent le coup d’État, Morteza Keyvan fut arrêté et exécuté. Ce poème d’hommage de Sayeh circula :
Kivan est devenu une étoile
pour garder avec nous l’espoir brillant à travers cette triste nuit...
Kivan était une étoile
a vécu avec la lumière
est mort avec la lumière.
Sayeh n’a jamais oublié son ami de jeunesse. Dans un de ses derniers poèmes, en 2019, il lui écrit :
Je vois
Cette floraison du bonheur
Ce haut vol de l’humanité
Cette grande fête du jour de libération
Keyvan dit en souriant à Sayeh : as-tu vu ? Je te l’avais dit
Oui, je vois, tu avais toujours raison
Je vois, je vois.
Pendant les dures années de répression, ce rebelle cacha chez lui un couple de militants clandestins du Parti communiste. L’homme fut exécuté en 1958 et la femme réussit à prendre le chemin de l’exil, puis elle revint au pays 25 ans après et fut ensuite emprisonnée sous la République islamique. Plus tard, dans les années 1970, la radio nationale iranienne lui proposa de produire des programmes de musiques traditionnelles golhaye taze et goltchin hafte. Il essaya de réorganiser les émissions de radio, de les moderniser et d’inviter de jeunes talents. Il fut à l’origine de la formation de groupes de musique traditionnelle persane et contribua à son évolution. Un certain nombre de ses poèmes lyriques ont été interprétés par des chanteurs iraniens célèbres comme Mohammad Reza Shajarian, Alireza Eftekhari et Shahram Nazeri.
Sa chanson sur les hauts-parleurs de la prison
Il démissionna de toutes ses fonctions après la répression par l’armée du chah du « Vendredi noir », le 8 septembre 1978, place Jaleh au centre de Téhéran, qui fit des dizaines de victimes. Plusieurs morceaux de musique traditionnelle sont devenus dans les mois suivants de véritables hymnes pour les manifestants, comme « Sepideh » (l’aube) ou « L’Iran, demeure de l’espoir ».
En 1983 il fut arrêté en raison de sa proximité avec le Parti communiste d’Iran Toudeh, lorsque le régime lança la répression des forces de l’opposition. Il a raconté plus tard que les hauts-parleurs de la prison d’Evin ou il était détenu diffusèrent sa chanson « Sepideh ». Il en pleura et rit en même temps. Le détenu kurde avec qui il partageait sa cellule lui demanda, stupéfait, s’il allait bien. Il répondit que les paroles de la chanson diffusée dans la prison étaient de lui.
Durant ces jours noirs, en 1984, Sayeh écrivit au fond de sa cellule un poème devenu depuis très célèbre, à propos d’un arbre de Judée, Arghavan (le Pourpre) :
Ô mon arbre de Judée, le Pourpre !
Toi, ma branche consanguine séparée de moi
De quelle couleur est ton ciel à ce jour ?
Est-il ensoleillé ou encore couvert ?
Quant à moi, dans ce coin hors du monde
Aucun ciel au-dessus de ma tête
Aucune nouvelle du printemps
Entouré de murs
Quand j’inspire cette barrière noire est si proche
Qu’elle me renvoie mon souffle
La route est tellement barrée
que l’envol du regard ne dépasse pas un pas
La faible lueur d’une lanterne abattue
est la conteuse de la nuit obscure
Je suffoque ici même l’air est emprisonné
Tout ce qui est autour de moi a pâli
Le moindre rayon de soleil n’a jamais traversé
ce cagibi délaissé
Dans ce coin silencieux et oublié
Où de son souffle froid toute bougie est éteinte
Un souvenir coloré me fait pleurer
Mon arbre est là-bas seul il sanglote
À l’instar de mon cœur pleurant des larmes de sang
Ô mon arbre de Judée le Pourpre !
Quel est le secret du printemps ?
Pourquoi à chaque apparition, il nous endeuille ?
Et fait rougir la terre du sang des hirondelles ?
Pourquoi rajoute-t-il de la souffrance à nos cœurs déjà brûlés ?
Ô le Pourpre !
Griffes sanglantes sorties de la terre
Conjure le matin qui se lève
Et demande aux éclaireurs galopants du soleil
Quand traverseront-ils enfin cette vallée du chagrin !
Ô mon arbre grappe de sang
Le matin lorsque face à la fenêtre entrouverte de l’aube
Les colombes commencent leur vacarme
Porte mon âme ensanglanté
Pour voir le point d’envol !
Dépêche-toi, les compagnons du vol
S’inquiètent des souffrances de leur ami
Ô mon arbre pourpre étendard rouge du printemps
Reste pour toujours hissé !
Tu es mon poème qui saigne
Raconte le souvenir éclatant de mes camarades !
Chante ma chanson que je n’ai pas pu chanter,
Ô ma branche consanguine séparée de moi !
Il fut libéré un an après, grâce à l’intervention du grand poète Shahriar auprès de l’Ayatollah Khamenei selon les rumeurs. En 1987, il s’installa avec sa famille à Cologne en Allemagne, où il a vécu jusqu’à sa mort, mais il retournait cependant de temps en temps au pays.
En 2016, lors d’une cérémonie organisé en son hommage à Téhéran, il monta sur scène et déclara dans un discours faisant référence aux poèmes lus par Hadad Adel, ancien président et membre actuel du Parlement iranien : « Les poèmes que Monsieur Adel a lu aujourd’hui, ne sont pas tous de moi. La plupart datent des années 1970, j’aimerais qu’il lise aussi un poème des années 1980 ». Il faisait allusion à sa captivité et aux centaines d’exécutions qui ont eu lieu dans cette période dans les prisons de la République islamique. Il fut alors longuement applaudi par le public.
À ceux pas encore arrivés, ceux déjà partis
Ceux pas encore nés, ceux déjà partis, des deux rives du temps
Courent vers toi, Toi toujours là !
Le cerf de la plaine du ciel se nourrit de ton herbe
L’aigle blanc de l’univers tourne autour de ta tête
Tant que je cherche autour de moi dans ce champ
Le miroir de ma conscience ne reflète que toi
Ô fleur du jardin ! Sors, montre-toi à travers les voilages !
À l’aube ton parfum m’achève dans ce jardin
Ô toi l’invisible, tu es le jardin enfoui au cœur du noyau
As-tu cassé ton noyau, pour que tant de fleurs ruissellent ?
Mon désir t’a enivré, tu as fait tomber le voile de séduction
Tu t’es émergé de toi-même, ton avènement crée le monde
Oh, la vague de sang jailli de ma tête et de ma poitrine !
Que puis-je faire ? Ta main tire l’arc du fin fond de « moi »
En ta présence, les vivant et les morts ne craignent plus le néant
De ton haleine, nous respirons le souffle de la vie
Devant toi, je me dénude, j’entends : « débarrasse-toi de tout »
Je suis venu te voir. Mes larmes m’en empêchent !
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