Cinéma

« La Dernière Reine » ou la veine romanesque de l’Alger médiéval

Un film algérien qui porte sur la période qui précède la colonisation française, c’est déjà un événement. Par les thèmes abordés, La dernière reine a soulevé un grand débat sur l’histoire du pays, même si les Algériens attendent encore de savoir s’il sera projeté dans leur pays.

Jour2fête Distribution

Nous sommes en 1516. Enhardie par la chute du dernier royaume musulman de la péninsule (Grenade, 1492), l’Espagne entend désormais dominer l’Afrique du Nord en contrôlant un chapelet de ports maghrébins. Alger, comme Bejaïa, Ténès ou Cherchell (autant de villes antiques) est sous la menace immédiate des troupes espagnoles et de leur puissante artillerie. Salim Toumi, le roi de la ville, n’a pas d’autre choix que de faire appel aux corsaires qui sillonnent l’« Akdeniz », la « Mer blanche » selon la désignation turque de la Méditerranée1 pour leur propre compte et, accessoirement, pour celui du souverain ottoman. C’est à la fois un conflit traditionnel entre l’envahi et l’envahisseur, mais c’est aussi une bataille religieuse entre musulmans et catholiques.

Un film féministe

Voilà le point de départ de l’intrigue de La Dernière Reine (Al-’Akhira), un film au souffle épique d’Adila Bendimerad et de Damien Ounouri. Vétéran des batailles navales et de la course en Méditerranée, Aroudj Barberousse, dont le rôle est campé par Dali Benssalah, libère donc Alger, mais s’imagine très vite en souverain de la cité. Face à lui se dresse la reine Zafira (Adila Bendimered), l’une des épouses du défunt Toumi, assassiné. Isolée dans un monde d’hommes et de traditions patriarcales, elle tente de préserver son fils et la lignée monarchique qu’il représente. L’intention est manifeste. C’est certes un film d’action — rehaussé par la qualité des costumes et une approche décomplexée vis-à-vis de la langue (les personnages alternent l’arabe classique et la darja) —, mais c’est aussi un film puissamment féministe, même si l’image masculine, marquée par l’omniprésence de la violence, aurait gagné à être plus nuancée.

Pour autant, et à bien des égards, La Dernière Reine est une véritable réussite cinématographique et constitue même un tournant majeur dans la production filmographique algérienne. En effet, c’est l’une des toutes premières fois que l’action concerne un épisode historique n’ayant rien à voir avec la période coloniale française (1830-1962), la guerre d’indépendance (1954-1962) ou les péripéties parfois sanglantes ayant suivi l’indépendance. Les historiens y trouveront peut-être à redire — nul ne sait vraiment si la reine Zafira a vraiment existé —, mais il ne fait nul doute que ce long métrage ouvre la voie à de nouveaux imaginaires et contribue ainsi à l’élaboration d’un roman national algérien jusque-là sous la férule des discours officiels et des omissions délibérées. Dans une société qui demeure profondément marquée par la présence française et ce qu’elle a imposé comme aliénation, notamment linguistique, mais aussi mémorielle, le film est un puissant appel d’air à une exploration fictionnelle de l’histoire médiévale de l’Algérie. Nombreux sont ainsi les Algériens qui n’ont qu’une vague idée des dynasties qui se sont succédé jusqu’à l’arrivée des Ottomans. Comment vivait-on au début du XVIe siècle à Alger ? Les travaux d’historiens à ce sujet ne manquent pas, mais leur traduction en œuvres artistiques destinées au grand public est rare, pour ne pas dire inexistante.

Le film offre à ce sujet quelques enseignements. Entre cités, c’est un jeu d’alliances et de rivalités auxquelles participent les puissantes confédérations tribales de l’intérieur des terres. En 1516, des ports comme Alger sont aussi des lieux cosmopolites où règne l’islam, mais où il n’est pas rare d’y croiser d’anciens esclaves européens convertis. On parle l’arabe, mais aussi le berbère, l’espagnol et diverses langues méditerranéennes. Les corsaires d’origines diverses, qui vont du port marocain de Salé à l’île de Djerba et n’hésitent pas à razzier les côtes européennes, sont eux-mêmes les pièces d’une gigantesque mécanique de recomposition géopolitique où l’empire ottoman joue l’un des premiers rôles.

Des sauveurs musulmans

Habituellement, dans la perception algérienne — du moins dans celle que restituent les manuels scolaires et le discours officiel —, Aroudj et ses frères de mer furent avant tout des sauveurs bienvenus. Des sauveurs d’autant plus célébrés qu’ils étaient musulmans et qu’ils servaient un pouvoir musulman (l’empire ottoman). La Dernière Reine se distancie quelque peu de cette vision manichéenne des choses. Des sauveurs, certes, mais aussi des régicides et, in fine, de nouveaux maîtres. Quelques esprits chagrins ont donc critiqué cette vision des événements, notamment l’image négative dont le film affuble les corsaires dépeints en êtres frustes, sanguinaires et opportunistes. Certains ont rappelé qu’Aroudj — Oruç Reis de son nom turc — et ses frères sont considérés comme étant des héros par la Turquie moderne (plusieurs vaisseaux de la marine turque portent leur nom). Mais qu’est-ce qu’un corsaire si ce n’est un pirate qui pille pour la bonne fortune du monarque ?

En arrière-plan pointent deux choses. D’abord, le rapport complexe que nombre d’Algériens entretiennent avec la fiction. Trop souvent cette dernière n’est jugée acceptable que si elle respecte la vérité historique. Question simple : quelle est donc cette vérité et qui en décide ? Cette interrogation est loin d’être insignifiante, car elle influe directement sur la création artistique. Ensuite, il y a cette question qui fait parfois polémique en Algérie, surtout lorsqu’il prend à Recep Tayyip Erdoğan, le président turc, de critiquer le colonialisme français et de se comporter comme si son pays détenait encore une tutelle symbolique sur les pays du Maghreb, du moins l’Algérie et la Tunisie : quel regard l’Algérie contemporaine doit-elle avoir à l’égard des Ottomans et donc, des beys et des deys qui furent l’incarnation de leur pouvoir ?

Par certains côtés, La Dernière Reine montre bien que les élites algéroises de 1516 espéraient préserver leur indépendance. Le pouvoir installé par Aroudj, auquel succèdera son frère Kheireddine, gardera lui-même une certaine indépendance à l’égard de la Sublime Porte en affichant une allégeance de pure forme ; mais qu’en était-il vraiment des rapports entre cette Régence et la population algérienne ? Les Ottomans n’étaient-ils que des protecteurs musulmans bienvenus contre les puissances européennes (et donc chrétiennes) ou étaient-ils des maîtres dont la confession ne saurait faire oublier qu’ils venaient d’ailleurs ? Les successeurs d’Aroudj et de Kheireddine poursuivront effectivement leur combat contre les Espagnols — ce qui vaudra à l’illustre Cervantès, alors qu’il était encore soldat, d’être fait prisonnier et de passer cinq années de détention à Alger (1575-1580). Mais les souverains de la Régence surent aussi se montrer impitoyables contre les tribus de l’intérieur qui refusaient de payer l’impôt. La mémoire collective de certaines régions d’Algérie garde à ce sujet le souvenir de leurs expéditions punitives et des déplacements de population qu’elles imposèrent.

Sera-t-il diffusé en Algérie ?

La Dernière Reine a reçu un accueil enthousiaste en France, et nombre d’Algériens espèrent que ce film sera projeté dans leur pays. Les deux réalisateurs ont bon espoir, mais cela n’est guère évident. C’est le paradoxe du renouveau du cinéma algérien. Des films et des documentaires de qualité sont produits chaque année, mais il existe peu de salles pour les accueillir — nombre d’entre elles sont fermées depuis les années noires (1992-2000). S’ajoute à cela une censure tatillonne qui entend préserver les « constantes nationales » et refuse toute interprétation historique qui ne conviendrait pas aux dogmes officiels. Ainsi, le film biographique de Larbi Ben M’Hidi, l’un des fondateurs du Front de libération national (FLN) et protagoniste principal de la Bataille d’Alger (il fut assassiné par le commandant Paul Aussaresses et ses hommes) attend depuis 2018 le feu vert des autorités pour être diffusé. Son réalisateur, Bachir Derraïs ne compte plus les vaines réunions avec les officiels, notamment avec ceux du ministère des moudjahidines (vétérans de la guerre d’indépendance) pour en débloquer la diffusion. Cette censure pesante explique, en partie, pourquoi l’Algérie n’a toujours pas produit « le » film sur la vie de l’émir Abdelkader. Car comment parler de cette grande figure nationale sans prendre le risque d’incommoder tel ou tel courant politique ?

Les maux subis par le cinéma algérien ne s’arrêtent pas là. En avril 2022, le Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique (Fdatic), instrument utilisé pour produire des centaines de films depuis l’indépendance, a été purement et simplement dissous sans qu’aucune solution de rechange ne soit proposée. Et ce n’est pas le projet de loi relatif à l’industrie cinématographique qui rassure les professionnels du secteur. L’un de ses articles en résume la philosophie punitive :

Sans préjudice des sanctions plus graves prévues par la législation en vigueur, est puni d’un emprisonnement d’un an à trois ans et d’une amende d’un million à deux millions de dinars, quiconque, en violation de l’article 4 de la présente loi, finance ou effectue des prises de vue ou produit ou distribue ou exploite des films cinématographiques contraires aux principes édictés par la Constitution ou aux lois de la République ou touchant à la dignité des personnes ou contraire aux intérêts supérieurs de la nation et aux valeurs et constantes nationales.

Des garde-fous aux contours très vagues qui ouvrent la voie à de multiples freins à la création.

1En langue arabe, la Méditerranée est appelée « Mer blanche du milieu ».

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