Dire que les enjeux liés aux phénomènes dits djihadistes font couler beaucoup d’encre — particulièrement en France — est un euphémisme. Depuis environ une décennie, le débat public a produit des interprétations parfois schématiques et polarisantes parmi la communauté de chercheurs et experts, donnant naissance à de soudaines, mais fort critiquables fortunes médiatiques et institutionnelles. Ces questions ont rapidement constitué un filon pour certains, offrant alors de confortables rentes, comme l’a illustré le scandale du « fonds Marianne » permettant au journaliste Mohamed Sifaoui de toucher un honorable salaire mensuel de plus de 3 500 euros d’argent public pour quelques tweets. Cette affaire a conduit depuis avril 2023 à l’ouverture d’une enquête parlementaire, d’un rapport de l’inspection générale1 et d’une information judiciaire du Parquet national financier.
Face à de telles forfaitures, mais aussi parce que les enjeux sont très lourds et génèrent des décisions politiques problématiques conduisant par exemple à la fermeture forcée de nombreuses associations, comme celle du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) ou la diffusion d’un discours volontiers raciste, la publication du récent ouvrage d’Elyamine Settoul est précieuse.
Sortir des manipulations politiciennes
L’auteur est politiste, il a travaillé en particulier sur les musulmans dans l’armée française avant d’être recruté comme enseignant-chercheur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris. Cette expérience lui a notamment donné accès à un grand nombre de praticiens de la « lutte contre la radicalisation ». En effet, cette institution a développé une offre conséquente de formation continue adressée aux professionnels. Penser la radicalisation djihadiste est ainsi pour partie le fruit de ces interactions et de la nécessité de proposer une analyse multifactorielle — et donc non caricaturale — des phénomènes djihadistes en France.
Si les discours politiques sont fréquemment clivants, à commencer par ceux des hommes qui se succèdent au ministère de l’intérieur, de Nicolas Sarkozy à Gérald Darmanin en passant par Manuel Valls, force est de reconnaitre que de hauts fonctionnaires au sein de ce ministère ont une approche souvent davantage pragmatique. L’ouvrage de Settoul, publié avec le concours de l’Institut national des hautes études du ministère de l’intérieur (Ihemi, créé en 2020), une instance officielle donc, illustre cette latitude préservée pour la recherche publique en France sur les thématiques en lien avec la religion musulmane.
Rendre compte de la complexité des processus dits de radicalisation de musulmans en France, conduisant à la violence, répond à des demandes concrètes, souvent posées par celles et ceux qui, dans le domaine associatif, le secteur judiciaire et policier ou parmi les élus, cherchent effectivement à comprendre et trouver des solutions face à d’inquiétantes dynamiques. Ceux-ci comprennent le plus souvent qu’il n’est pas dans leur intérêt de restreindre les libertés académiques ou d’éluder les critiques. Ainsi, si de nombreux projets de recherche de grande qualité ont pu être financés par ce ministère depuis quelques années (par exemple sur la radicalisation dans le sport associatif ou bien le marché français du haj, il demeure que les effets produits sur les politiques publiques et les discours portés dans les médias par les décideurs restent limités. Il est à cet égard désespérant de voir combien la parole portée par les politiciens est fréquemment caricaturale et de bien piètre qualité, confuse, si ce n’est même risible.
Les propos outranciers de Florence Bergeaud-Blackler
Cette déconnexion n’en est que plus rageante, entretenue alors par des pamphlets à l’instar de celui, récent, de Florence Bergeaud-Blackler qui, sous couvert d’une pseudo-scientificité, développent des propos outranciers, confinant au complotisme islamophobe, ou affirmant faussement qu’il serait devenu tabou ou impossible de travailler sur de tels objets au sein des universités françaises2. À travers l’ouvrage de Settoul se lit au contraire la vivacité de ce champ de recherche.
C’est tout l’intérêt de cette nouvelle publication que d’accepter une lecture nuancée, mais aussi de proposer un tour d’horizon critique du champ des études sur la radicalisation djihadiste. L’ouvrage, nous affirme l’auteur, est « conçu dans un esprit pédagogique » et comprend de nombreuses références pour aller plus loin, un glossaire et des encadrés pertinents. Il ambitionne ainsi « d’offrir une vision synthétique des débats aussi bien scientifiques que profanes, relatifs à l’épineuse question de la radicalisation djihadiste aujourd’hui ». Il ne s’agit aucunement de penser qu’une théorie unique ou qu’une focale, sur le rôle joué par les mosquées par exemple, serait en mesure d’épuiser l’analyse.
D’emblée, Elyamine Settoul veille à s’extraire des débats qui ont parfois saturé l’espace médiatique et fait de l’islamologie « un sport de combat » comme l’écrivait l’historienne Leyla Dakhli. En vérité, ces débats ont souvent été largement franco-français, négligeant de prendre en considération les théories, expériences et analyses forgées hors de l’Hexagone. À cet égard, la préface rédigée par Marc Sageman, l’un des plus influents penseurs américains des trajectoires djihadistes, celle des « loups solitaires » selon son expression, incarne cette nécessité d’adopter une focale large, aussi globale et contextualisée que possible.
Parcours d’engagements
Le cœur de l’argumentation d’Elyamine Settoul s’intéresse à la notion d’engagement. Il veille alors à désingulariser la question djihadiste en s’appuyant notamment sur les parcours, bien davantage que sur d’illusoires profils ou sur une dimension de contagion idéologique. Il replace ainsi au centre une analyse sociologique sans négliger les choix individuels ou les traumas psychologiques, et en mêlant les différents niveaux entre micro, méso et macro. Dès lors il « propose de restituer une vision théorique transversale et exhaustive du phénomène », mettant en avant cinq systèmes explicatifs qui se conjuguent au niveau individuel et permettent d’expliquer l’engagement dans la lutte armée de femmes ou d’hommes né
es ou installé es en France. Ce qu’il nomme le « pentagone théorique de la djihadisation » distingue des variables qu’il décrit comme liées aux processus suivants : la dévotion, l’émotion, la politisation, la manipulation et la pulsion. Ce cadre permet ensuite, dans son avant-dernier chapitre, d’opérer un stimulant pas de côté, présentant une comparaison entre l’engagement djihadiste et le monde militaire des armées nationales, y compris celle de la République française.Outre sa dimension analytique solide, l’ouvrage offre un tour d’horizon historique des diverses pratiques djihadistes (essentiellement en France, mais aussi en lien avec d’autres contextes) et aussi des politiques de « déradicalisation » menées en France depuis environ deux décennies. La volonté de quitter le terrain pamphlétaire et de s’extraire de la polémique alimentée par le spectacle médiatique et politique fait de cette publication d’Elyamine Settoul un manuel fort utile. Par son sérieux autant que par son souci de souligner la complémentarité des approches (plutôt que de construction d’une thèse exclusive), il vient dès lors répondre à une demande réelle, offrant de la clarté dans un débat trop souvent obscurci et caricaturé.
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1Cyrille Maillet (IGA), Adrien Sperry (IGA), Rapport d’inspection relatif à la subvention versée en 2021 à l’USEPPM dans le cadre du fonds « Marianne », 6 juin 2023.
2Haoues Seniguer , « Les Frères musulmans veulent-ils conquérir le monde ?, Esprit Presse, mai 2023.