Liban. « Le peuple, la ligne rouge »

Projeté au Festival du monde arabe de Montréal et sélectionné par Amnesty International pour le festival Au cinéma pour les droits humains, Le Cèdre d’octobre de Salim Saab, qui couvre les premiers mois euphoriques de la thawra libanaise sera visible en ligne du 28 au 30 janvier à 17 h dans le cadre de La Nuit des idées (Mains d’œuvres).

Le 17 octobre 2019, après que le gouvernement a annoncé de nouvelles taxes, notamment sur les appels WhatsApp qui permettent aux Libanais de rester en contact avec leurs familles exilées aux quatre coins du monde, la colère explose et le pays se révolte, du nord au sud, d’est en ouest. Toutes les générations sont dans la rue pour exiger la justice sociale et la chute de tous les responsables d’un système corrompu. « Keloun yaâ’ni keloun – Tous, ça veut dire tous ».

Le journaliste franco-libanais Salim Saab est alors à Beyrouth et rejoint les premières manifestations. Il ne quittera plus la rue jusqu’en janvier 2020, caméra à la main, filmant avec avidité ses compatriotes et recueillant leurs témoignages. Cela donnera Le Cèdre d’octobre, un documentaire de 58 minutes qu’il réalise et monte seul avec des moyens techniques minimalistes, et qui va droit au cœur de cette immense vague populaire tragiquement refoulée. D’où vient-elle et jusqu’où ira-t-elle, même si elle semble aujourd’hui figée ? C’est l’interrogation qu’il veut explorer en archivant cette parole singulière et collective qui couvait depuis une trentaine d’années.

Une révolution en germe

Si on a vu de multiples images de Beyrouth et du Liban tout entier se déverser lors de ces révoltes sur les réseaux sociaux et chaînes télévisées par fragments et par intermittences, la durée du documentaire construit une narration qui s’inscrit dans la revendication d’indépendance du pays. Une revendication qui est, sans doute pour la première fois, l’affaire de tous, hommes et femmes, jeunes et anciens, venant dynamiter toutes les assignations confessionnelles dans le chaos et la fête.

On est saisi par la puissance de cette mobilisation populaire qui tente de passer de la violence dévastatrice à la tentative d’élaboration d’une révolution où les jeunes et les femmes sont en première ligne : « On ne craint rien, on ne baisse pas la tête. » Elle est restituée avec une attention à toutes ses composantes, militants, travailleurs, artistes, étudiants, mères de famille, pour en dessiner la détermination et l’espérance : « Le peuple, la ligne rouge »1

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Les femmes à la manœuvre

Impressionnante Place Ryad El-Solh, noire de monde. Sur la place des Martyrs, la fresque d’un immense poing fermé se dresse, entouré par la foule. Le dôme du City Center, « L’œuf », est devenu un point de ralliement. Sur le Ring, l’axe qui relie l’est à l’ouest de la capitale, sur le tracé de la ligne de démarcation de la guerre civile – comme dans d’autres régions —, les femmes ont bloqué les routes, s’exposant sans peur.

Pour la féministe Azza Kabani de l’association Ma nationalité mon honneur (qui milite pour que les femmes puissent transmettre leur nationalité à leurs enfants), « la révolte a permis aux femmes de descendre dans la rue. Leurs droits sont bafoués, elles ne peuvent pas donner leur nationalité à leurs enfants ». L’actrice Wafa’a Celine Halawi renchérit sur leur rôle très actif et précise que de nombreux artistes en ont fait des symboles, comme Malak Alaywe qui, refusant d’évacuer devant un bâtiment officiel, a mis un coup de pied à un garde du corps armé d’une kalachnikov. Devant la banque du Liban, ce sont encore de jeunes femmes, voilées ou tête nue, qui scandent au mégaphone : « On veut faire chuter le pouvoir bancaire ». « La nation aux travailleurs, à bas le pouvoir capitaliste ».

Toute cette effervescence donnée à voir dans sa complexité et ses contradictions, mais mue par son rejet de la corruption et son exigence d’un État qui assure à tous des droits élémentaires est aussi mise en images par des graffeurs, danseurs de hip-hop, clowns, musiciens, qui déclinent dans leur art l’attente qu’ils portent dans leur cœur. Salim Saab compose lui-même du rap en français et en arabe ; il a déchiffré ce langage qui a pris possession de l’espace public et rompt avec le silence et le refoulement de la guerre civile. Il a saisi cette parenthèse « enchantée », juste avant la dégradation qui va précipiter le pays dans l’effondrement avec la dévaluation de la livre et son cortège de malheurs, dont la terrible explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

Envers et contre tout, il veut voir dans cette nouvelle génération qui s’est levée l’espoir de demain.

1NDLR. « À bas le pouvoir voyou, le peuple est la ligne rouge », crie un jour un manifestant au mégaphone. La deuxième partie de la phrase fera ensuite partie des slogans des mobilisations.

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