Dans un ouvrage tiré d’une thèse soutenue en 2015 à l’université Paris 1, Ali Guenoun retrace deux moments clés de la « question kabyle » : la crise berbériste en 1949-1950 et la montée en puissance au sein du FLN de la wilaya 3 et de son chef Krim Belkacem entre 1957 et 1959. Au départ, un groupe de jeunes du lycée Ben Aknoun à Alger remet en question la définition de la nation algérienne imposée au sein du mouvement nationaliste radical, le Parti populaire algérien (PPA) et sa façade légale, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). La direction y voit une tentative d’intellectuels petits bourgeois pour lui ravir la haute main sur un parti où le sommet impose sa volonté et nomme, sauf exception (Tizi Ouzou et Sétif), jusqu’aux responsables des fédérations régionales.
Contre cette menace réelle ou supposée, Messali Hadj et ses lieutenants, souvent issus du prolétariat, déclenchent une campagne de dénonciation des contestataires accusés d’être des tenants du berbérisme opposés aux Arabes présentés comme les seuls membres légitimes de la nation algérienne. Une bataille pour le pouvoir se transforme en une querelle idéologique, plus active que jamais aujourd’hui.
Aux origines de la « question kabyle »
La deuxième partie du livre instruit une autre querelle, celle d’une tentative kabyle de mettre la main sur la révolution algérienne. Krim Belkacem parvient en 1957 à devenir, de fait, le patron de l’armée algérienne en devenir. Il tient deux ans, appuyé par sa wilaya, la 3, qui recouvre la Kabylie, à l’est d’Alger, et par la 4 (l’Algérois), largement tenue par des unités venues de la 3. Très vite, les chefs des autres wilayas, très imbus de leur pouvoir, le contestent, l’accusent de priver les maquis d’armes et de sous-estimer la nuisance des barrages aux frontières que les Français sont en train de construire aux frontières de l’Algérie avec le Maroc et la Tunisie.
Fin 1959, les colonels réunis en conclave le font rentrer dans le rang. Ce livre rigoureux, appuyé par deux historiens d’importance, éclaire les débats et polémiques qui déchirent encore le pays à propos de son unité et de son avenir.
La naissance d’une presse d’opinion
Charlotte Ann Legg, universitaire américaine en poste à Paris, se retourne vers un passé plus lointain encore. Son travail retrace le développement de la presse surtout coloniale en Algérie entre 1860 et 1914. Elle examine le rôle des journalistes dans la dynamique du pouvoir local. Entre le Second Empire qui pratique une censure sans état d’âme et la IIIe République qui lève en partie les restrictions à la liberté d’expression, colons, musulmans et juifs se tournent vers la presse pour défendre leurs opinions, afficher leurs espoirs et proposer des innovations politiques comme ils le feront jusqu’en 1954, début de la guerre d’Algérie.
Les limites de ces communautés imaginées ne recoupent pas forcément celle de la nation, française ou algérienne, mais déterminent un processus d’identification à la fois local, national et international. L’auteur donne à voir dans le détail les mécanismes d’identification politique, les pratiques professionnelles des journalistes locaux, leurs choix linguistiques et stratégiques pour influencer les décideurs à Paris. En proclamant l’avènement d’une « nouvelle race blanche » qui réunit les Européens du sud (Espagne, Italie, Malte) et exclut la minorité juive, victime d’un violent antisémitisme au tournant du siècle, ils revendiquent l’autonomie des colons vis-à-vis de Paris dont ils attendent par ailleurs la protection de l’armée française contre les musulmans majoritaires.
En 1898, ils obtiennent la création des « Délégations financières algériennes » en lesquelles les historiens d’aujourd’hui voient un début de parlement colonial. Ces contradictions et les tensions qu’elles suscitent au sein de la minorité européenne seront exploitées par ceux qui entendent contester ou transformer la présence française… À lire notamment pour la relation de la crise antisémite de la fin du siècle qui fait le lien avec ce qui se passe en métropole au même moment.
Une histoire personnelle et politique
Après l’histoire, un essai sur l’Histoire. À la différence des deux précédents ouvrages, l’originalité de cette nouvelle histoire de l’Algérie, qui est surtout un essai sur l’histoire longue, tient d’abord à l’auteur, Emmanuel Alcaraz, issu d’une vieille famille de pieds-noirs d’origine espagnole, marié à une Algérienne, et à son projet d’un récit sinon impartial — un objectif inatteignable —, du moins objectif. Autre innovation, il prolonge son histoire jusqu’à la période la plus récente, le Hirak en Algérie et l’extrême droite en France inspirée par la « nostalgérie » et retournée contre les immigrés. Son interprétation de la relative impuissance du Hirak, le mouvement populaire qui a mobilisé, avec des hauts et des bas, des masses considérables de février 2019 à mars 2020, pour se débarrasser du « système » est originale.
Ce serait faute d’avoir osé ouvrir en son sein un débat sur l’avenir, de peur de faire apparaître des divergences fondamentales sur l’État, la société, la religion et sa place dans le pays. Ce silence stratégique, justifié par les manœuvres de divisions développées par le pouvoir a, aux yeux de l’auteur, des raisons plus fondamentales : « l’exacerbation du monisme arabo-musulman niant le pluralisme de la société algérienne… ». Un livre très personnel marqué d’une grande honnêteté intellectuelle.
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