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Sur France Culture, « la capitulation de l’intelligence devant les passions »

Invitée de la matinale de Guillaume Erner, l’historienne Perrine Simon-Nahum a invoqué le philosophe Raymond Aron pour justifier les agressions israéliennes en Iran et les massacres en Palestine, quitte à lui faire dire l’exact contraire de sa pensée...

Deux hommes en costume, discutant sérieusement, entourés d'autres personnes. Époque rétro.
Paris, juin 1966. Raymond Aron 1905 - 1983, philosophe, sociologue, politologue et journaliste français, et Claude Gallimard 1914 - 1991, éditeur, fils de Gaston. À l’arrière-plan, le photographe Raymond Depardon. Lors d’une réception donnée par Gaston Gallimard a la NRF (la Nouvelle revue française), Éditions Gallimard, rue Sébastien Bottin.
Marc Garanger / Aurimages via AFP

Sur France Culture, ce matin du 18 juin 2025, deux éminents professeurs à l’École normale supérieure (ENS), l’historienne Perrine Simon-Nahum et le philosophe Marc Crépon, discutent de la guerre et de l’un de ses penseurs importants : Raymond Aron (1905-1983), philosophe-journaliste de droite, dont les prises de position ne répondaient pas toujours à cette définition. En particulier quand il s’agissait d’Israël et de ses conflits. Ce que Simon-Nahum ne peut ignorer puisqu’elle prépare une nouvelle édition des Mémoires d’Aron. Parée de cette autorité, la professeure fait parler Raymond Aron sur les événements actuels. Selon elle, la guerre d’Israël contre l’Iran répond aux principes édictés par Aron dès les années 1960, selon lesquels — je cite Simon-Nahum, pas Aron — « les démocraties — et Israël est une démocratie — doivent parfois se lancer, pour éviter la guerre totale, dans des guerres limitées ». Mais attention, poursuit-elle, les démocraties mènent des guerres « conformes à leurs valeurs, c’est-à-dire des guerres technologiques » là où des États autoritaires comme la Russie mènent « des guerres totales ».

Il faut que le meneur de jeu, Guillaume Erner, pourtant peu suspect d’anti-israélisme, lui rappelle que les actions d’Israël à Gaza dépassent un peu la guerre limitée et technologique. Ce n’est pas le problème, répond en substance Simon-Nahum. Comme Israël est un pays démocratique, il faut attendre la fin de la guerre, ses dirigeants seront jugés. Pas pour génocide, s’entend. « On ne peut pas employer le terme, parce que, le génocide, c’est le mal absolu. » Libre à chacun et à chacune d’estimer que détruire totalement le cadre de vie d’une population, l’affamer et lui tirer dessus au canon de char quand elle essaie de grappiller un sac de farine n’entre pas dans la catégorie du « mal absolu ». Mais une professeure à l’ENS, directrice de recherche au CNRS, peut-elle ignorer que le terme de « génocide » renvoie à une définition précise établie par l’ONU en 1948 ? Non, bien sûr. Mais elle insiste :

À partir du moment où l’on accuse Israël de génocide, on l’accuse du mal absolu et la discussion n’est plus possible, parce qu’elle se déplace du plan politique sur un plan qui est une forme de transcendance, d’un plan religieux

Ce qui est bien sûr une grave erreur : « On confond morale et politique. Si le sacrifice [terme intéressant] d’une population civile est quelque chose d’horrible » ce sont d’abord « les représentants du Hamas [prononcé Khamas] qui sont les premiers à sacrifier la population ». Ah oui, et le « régime des mollahs », c’est pareil. Ils « sacrifient » leur population eux aussi sous les bombardements israéliens.

Relire Aron, vraiment

Ce n’est pas Raymond Aron qui aurait fait une erreur aussi basique : « Et c’est là où encore une fois les leçons d’Aron nous sont très utiles, dans ce refus qu’il a toujours eu de confondre la morale et la politique. » On conseille à Simon-Nahum de bien relire Aron avant de l’éditer. En particulier ces quelques paragraphes de ces Mémoires (Julliard, 1983) où Aron raconte comment il s’emporte, au cours d’un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule…, un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte. »

Et il paraît également difficile d’appeler Raymond Aron à la rescousse des agressions israéliennes d’aujourd’hui, quand on lit, toujours dans ses Mémoires et dans ses écrits journalistiques de l’époque1, ses analyses très mitigées du rôle d’Israël dans la guerre de 1967, ainsi que sa condamnation sans appel de la colonisation des territoires palestiniens.

En 1967, après la conquête de la Cisjordanie par Israël, il décrit l’alternative à laquelle Israël fait face désormais :

Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d’être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l’impérialisme occidental.

Des propos qui n’ont rien perdu de leur actualité, on en conviendra, si l’on pense avec honnêteté.

Un léger oubli

L’autre interviewé, Marc Crépon, ne sauve pas l’émission. Il rappelle — tout de même — que la définition du génocide est juridique. Mais l’on ne peut pas en parler ici, dit-il, parce qu’il faut en prouver l’intention, et que c’est « compliqué ». Donc le professeur ne lit pas la presse, ne s’intéresse pas à l’actualité, et n’est pas au courant des déclarations quotidiennes des dirigeants israéliens, civils et militaires, appelant à l’éradication des Gazaouis. Il faut dire que Marc Crépon a souvent la tête ailleurs. Estimant que l’on assiste aujourd’hui à une résurgence des « guerres expansionnistes », il cite la Chine, la Russie, et même, dernièrement, les États-Unis. Il n’y aurait pas un autre exemple, celui dont on vient justement de parler ? Apparemment, Crépon l’a oublié.

Il regrette tout de même que les dirigeants mondiaux n’en aient plus rien à faire des institutions internationales. Mais non, ils ont raison, estime en substance Simon-Nahum. Les institutions internationales sont « complètement décrédibilisées », en particulier parce que « le pays qui est a été le plus condamné à l’ONU depuis sa création, c’est Israël ». La conclusion revient sans aucun doute à Marc Crépon, qui déplore « la capitulation de l’intelligence devant les passions ».

1Voir De Giscard à Mitterrand, 1977-1983, Calmann-Lévy, 2023 qui rassemble ses éditoriaux parus dans L’Express et De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968. qui rassemble ses articles du Figaro.

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