Quel est donc le bilan du Hirak, mouvement de protestation inédit dans l’histoire de l’Algérie qui, pendant plus d’un an, a occupé la rue sans aucune éruption de violence ? Et ce, malgré les manœuvres du pouvoir, la répression, la diffamation des militants et l’interdiction des manifestations. Seule la pandémie de la Covid-19 a eu raison des marches bihebdomadaires. « Plus de répression et une plus grande fermeture du jeu politique », répond Mustapha Bendjama. Rédacteur en chef du quotidien Le Provincial basé à Annaba dans l’est du pays, ce journaliste est victime d’un harcèlement judiciaire de la part des autorités en raison de sa couverture du mouvement. En octobre, quatre procès contre lui sont prévus. Il est notamment poursuivi pour deux affaires concernant des publications sur les réseaux sociaux et, depuis le 28 septembre, pour outrage à corps constitué.
Ces dernières semaines, les autorités ont intensifié la répression, y compris en Kabylie, région jusqu’alors épargnée par les incarcérations, afin d’en finir avec le mouvement. Compte tenu de l’immense mobilisation, la déception est sensible dans les rangs du Hirak. La récupération de l’espace public constituait son principal acquis. Semaine après semaine, les manifestants ont fait face avec détermination à la violence policière et bataillé pour pouvoir se réunir librement et exprimer publiquement leurs idées. Le mur de la peur a reculé, la critique ouverte des dirigeants du pays, y compris les généraux, s’est banalisée.
Mais aucun changement institutionnel ou législatif n’a permis d’acter cela et donc d’éviter tout retour en arrière, pas même une abrogation de la mesure prise en 2001 par le gouvernement de Ali Benfils qui interdit les rassemblements à Alger. Les autorisations de réunion pour les partis et les organisations proches du Hirak restent toujours difficiles à obtenir, comme en témoigne un militant de l’association Rassemblement actions jeunesse (RAJ), une ONG qui n’a pas obtenu le droit d’organiser son université d’été et dont douze membres ont été emprisonnés.
Un référendum sur mesure
Sur le plan politique, le président Abdelmajid Tebboune mal élu le 12 décembre 2019 s’apprête à soumettre à référendum une révision de la Constitution votée par les deux chambres du Parlement en septembre 2020 sans réel débat. D’après de nombreux observateurs, cette Constitution renforce son autorité, assoit davantage son pouvoir exécutif et voit s’éloigner un objectif majeur du Hirak : une réelle séparation des pouvoirs. Elle est « pharaonique » selon les termes de l’avocate et présidente du l’Union pour le changement et le progrès Zoubida Assoul. Tebboune demeure président et dans le même temps, ministre de la défense. Il a aussi la mainmise sur le pouvoir judiciaire. Il préside toujours le Conseil supérieur de la magistrature et y nomme six membres.
« C’est presque une règle non écrite. Chaque président essaie de se tailler une Constitution à sa mesure. Tebboune ne déroge pas à la règle. En pleine pandémie, il veut faire passer coûte que coûte une nouvelle Constitution, écrite par Ahmed Laraba, celui-là même qui a rédigé la dernière Constitution de Bouteflika, sans y faire participer la société civile ni même les partis politiques, analyse Mustapha Bendjama. C’est une Constitution qui va à l’inverse des revendications du Hirak. Elle a un seul et unique objectif : maintenir le système en place et assurer sa survie. Le pouvoir a démontré clairement sa mauvaise volonté en intensifiant la répression et les atteintes flagrantes à la dignité humaine et aux droits de l’homme, ajoute-t-il. Nous avons affaire à un pouvoir qui ne veut rien céder, un pouvoir qui a vu des mobilisations de plusieurs millions de personnes et qui a su y résister. Cela le dérange, mais ne lui fait pas peur. »
Farès Kader Affak, militant associatif, directeur du café littéraire Le sous-marin et président de l’association Le cœur sur la main a un point de vue similaire : « Cette Constitution prouve encore une fois que le pouvoir veut être le seul acteur de changement, dans sa direction et à son rythme. Elle va consacrer son caractère despotique et arbitraire. La classe politique est obsolète, incapable de traduire les aspirations de la société. La question que l’on doit se poser est celle-ci : sommes-nous obligés de discuter tout le temps les faits et projets du pouvoir ou allons-nous conquérir la société avec nos propres projets ? »
Dans la continuité de Bouteflika
Sans surprise, au sein du Hirak, les contours du nouveau texte intéressent peu et ne suscitent aucun débat. Le taux de participation sera l’unique enjeu du référendum prévu le 1er novembre, une date à fort pouvoir symbolique. « Je n’ai aucun point de vue sur la Constitution. Tebboune, président illégitime, marque son territoire et son passage à la présidence. La Constitution du Hirak reste à écrire, à travers une Assemblée constituante, affirme de son côté Ghalem, membre actif du Hirak et du Parti pour la laïcité et la démocratie (PLD). La Constitution de Tebboune n’est pas une Constitution. C’est son programme politique, celui qu’il n’a pas eu le temps de nous dérouler à la présidentielle. Comme Bouteflika, il s’octroie tous les pouvoirs. Cela ne nous intéresse pas ».
Sur Twitter, un hashtag symbolise cette réponse du mouvement à la réforme constitutionnelle et résume son objectif : #دستورنا_هو_رحيلكم (Notre Constitution, c’est votre départ). « Le Hirak réclamait et réclame toujours un État de droit où la justice règne. Il demande plus d’ouverture. Il exige une véritable démocratie où les libertés individuelles et collectives sont respectées. Il réclame l’implication des citoyens dans la gestion des affaires courantes du pays et moins de prérogatives pour le président de la République. Mais cette nouvelle Constitution n’apporte aucun de ces changements », regrette Mustapha Bendjama.
Débat sur les projets politiques
Les militants, qui s’apprêtent sans aucun doute à boycotter le scrutin, sont concentrés sur leur retour dans la rue et une organisation du mouvement qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a ni avancé de plateforme de revendications ni voulu mettre en avant de leaders. Un atout au début du mouvement, qui a permis non seulement de réunir des manifestants aux idéologies parfois opposées, de concentrer leurs efforts, mais aussi d’empêcher les récupérations.
Le rapport de force avec le pouvoir a toutefois évolué depuis, les forçant à se projeter sur un plus long terme et appeler à une organisation, parfois une structuration du mouvement. « Maintenant, c’est le moment du débat sur les projets politiques », estime Mourad Amiri, un militant du Hirak basé à Alger. Cet ancien fonctionnaire du ministère de l’intérieur qui s’était opposé au quatrième mandat de Bouteflika a été suspendu en juillet 2019 et condamné à six mois de prison pour appel à désobéissance, outrage à fonctionnaire et atteinte à corps constitué. Son procès en appel a lieu le 22 octobre. « L’avenir du Hirak ne doit pas dépendre des marches, poursuit-il. Les marches doivent être un moyen de pression pour aller vers un projet politique, celui de l’Algérie dont on rêve. Nous devons proposer des solutions politiques, mettre en place un projet et le défendre. C’est la seule et unique solution. La rue doit être un moyen de pression pour faire passer un projet et pas être le projet lui-même ».
Le débat autour de l’avenir du Hirak, qui se déroule principalement sur le web, souvent dans des groupes fermés, est passionné. Comment trouver un consensus autour des revendications ? La crainte de la division est palpable et freine les initiatives et les propositions concrètes. Par ailleurs, une ligne de fracture se dessine entre les islamistes et les plus progressistes. Nombre de ces derniers se demandent s’il est judicieux de manifester côte à côte. Plusieurs manifestants réguliers du Hirak disent avoir refusé de prendre part à des rassemblements avec les membres du mouvement islamiste Rachad. Les tensions entre ces tendances radicalement opposées sont de plus en plus visibles en Algérie, mais aussi à Paris, où la diaspora a organisé une marche le 4 octobre pour commémorer l’anniversaire du soulèvement du 5 octobre 1988.
Reprise de la mobilisation dans la rue
Ces dernières semaines, seuls des rassemblements réunissant généralement quelques dizaines de personnes se sont tenus. À Alger notamment, lors des audiences des détenus du Hirak. Chaque semaine, les journalistes, rejoints par les étudiants, se mobilisent pour dénoncer la condamnation à deux ans de prison de Khaled Drareni, le fondateur de Casbah Tribune et correspondant de TV5 et de Reporters sans frontières. Depuis quelques jours, le rythme des protestations s’est intensifié, avec des manifestations à Annaba, Kherrata ou Oran. S’y ajoutent des protestations sociales ou corporatistes comme, par exemple, une marche des travailleurs le 15 septembre dernier à Bejaia qui dénonçait les licenciements d’ouvriers ou la grève du barreau d’Alger et de l’Union nationale des ordres des avocats.
Lundi 5 octobre cependant, le Hirak semblait avoir repris vie. Des marches se sont déroulées simultanément aux quatre coins du pays : au centre d’Alger malgré un imposant dispositif sécuritaire, mais aussi notamment à Sétif, Oran, Jijel. Le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) rapporte plusieurs dizaines d’arrestations, dont 42 à Alger (dont neuf incarcérations, et neuf convocations par la justice). Selon le CNLD, 86 personnes sont actuellement emprisonnées pour leur implication dans le Hirak ou pour des publications sur les réseaux sociaux.
Les interdictions de rassemblements par les autorités se multiplient, avec pour prétexte la crise sanitaire. Fin septembre, la wilaya d’Alger interdisait la tenue dans un hôtel du conseil national d’un parti qui a refusé de participer à la révision de la Constitution, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). La réunion a finalement eu lieu au siège du parti. Avec le Parti socialiste des travailleurs, le Mouvement démocratique et social (MDS), le Parti des travailleurs (PT), l’Union pour le changement et le progrès, la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (le Front des forces socialistes, FFS a gelé sa participation et le PLD s’est retiré), il fait partie du Pacte de l’alternative démocratique (PAD). Ce samedi, malgré l’interdiction des autorités, le PAD a organisé au siège du MDS à Alger une journée de mobilisation, durant laquelle plusieurs acteurs éminents du Hirak (militants, avocats, responsables de partis politiques) ont dressé un état des lieux de la contestation et de la répression. Un rendez-vous symbolique sans réelle proposition concrète.
Prendre le pouvoir à son jeu
Ghalem, qui vit à Sidi Bel Abbès, dans l’ouest algérien, prône une organisation du mouvement autour de la plateforme du PAD. « Tout est verrouillé depuis Bouteflika. Si le Hirak peut s’organiser, c’est en rejoignant les organisations politiques déjà existantes. Mais la majorité ne veut pas en entendre parler. Malheureusement, on n’avance pas. Les gens sont dans le "tous pourris". Ils s’imaginent que demain les militaires et Tebboune vont démissionner parce qu’on sort le vendredi. Il nous faut des organisations existantes pour porter le message du Hirak, surtout que les autres partis sont prêts à se compromettre avec les islamistes. Nous ne pouvons pas créer d’associations, ni de partis. Prenons le pouvoir à son jeu ».
« Il n’y a pas de représentants du Hirak tant que nous ne savons pas quelles sont les intentions politiques de chacun, poursuit-il. C’est pour cela qu’ils peuvent se regrouper dans les partis existants et y faire entendre leur voix. Sinon, nous continuerons à tourner en rond. Nous devons reprendre la rue, nous organiser avec les partis existants, et dialoguer sur une sortie de crise avec l’armée et personne d’autre, comme l’ont fait les Soudanais avec succès ».
« Tout le monde appelle à la mobilisation. Mais la mobilisation autour de quoi ? Et comment ? demande Farès Kader Affak. Que propose le PAD comme alternative à la Constitution qu’il conteste ? Le Hirak est déjà organisé autour d’un projet, le changement du système. C’est ce point qui l’unit. Maintenant, les projets de société tardent à voir le jour… Que les forces politiques nous donnent la solution pratique pour changer le système ! Le Hirak n’a pas vocation à jouer le rôle des partis politiques ou des syndicats. Le Hirak est là pour peser sur les rapports de forces en faveur du changement. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas vu de contre-proposition de Constitution à celle présentée par le pouvoir ».
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