Feu la liberté d’expression au Maroc

L’ouverture qui a suivi l’émergence en 2011 du Mouvement du 20 février n’a pas duré bien longtemps. À nouveau les libertés sont rognées, les manifestants jetés en prison, à tel point que certains militants en viennent à regretter les dernières années du règne d’Hassan II.

6 juillet 2015. — Manifestation lors de la « Journée nationale pour nos libertés individuelles » dans plusieurs villes marocaines.

Vu de loin, le Maroc fait figure d’exception dans une région agitée depuis les révolutions arabes survenues en 2011. D’après le discours officiel, abondamment relayé par la presse locale, certains médias internationaux et, surtout, une partie considérable de l’opinion publique, le Maroc a négocié avec habileté le tournant de 2011. Alors que le pays était secoué par le Mouvement du 20 février, le roi Mohamed VI a annoncé dès le 9 mars 2011, soit moins de trois semaines après les premières manifestations, des changements politiques profonds. En juillet, une nouvelle Constitution qui accorde davantage de pouvoir exécutif au gouvernement était approuvée par 98 % des votants. Et en novembre, des élections anticipées avaient lieu, portant aux affaires un parti islamiste n’ayant jamais été au gouvernement, le Parti de la justice et du développement (PJD).

Malgré ces réponses, pendant environ un an, la rue marocaine a été animée par les manifestations du Mouvement du 20 février à un rythme soutenu et par de vifs débats politiques, y compris dans les régions les plus reculées. La liberté de parole a été progressivement arrachée et s’est exprimée depuis au sein de nombreux mouvements sociaux.

Pourtant, sept ans plus tard, les militants ayant participé à ce mouvement de protestation sans équivalent dans l’histoire récente du pays sont inquiets. Leur bilan est à mille lieues de « l’exception marocaine » dépeinte par le pouvoir.

« On se sent étouffer »

« En 2011, c’était le moment de la liberté ! On se sent étouffer par rapport à 2011. On se sent surveillé tout le temps, on sent la pression », regrette Khadija Ryadi, lauréate 2013 du prix des droits de l’homme des Nations unies et ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH). « On n’a pas vécu cela depuis des années. » Le pays connait une vague de répression particulièrement intense, mettant à mal les récents acquis en matière de liberté d’expression et de rassemblement. Les rapports des ONG internationales confirment cette régression. L’hiver dernier, Amnesty International dénonçait des cas de torture — démentis par les autorités — de militants du Hirak, un mouvement exprimant des revendications économiques et sociales né dans le Rif en octobre 2016. Plus récemment, Human Rights Watch (HRW) pointait du doigt les violences policières et l’atmosphère pesante, peu propice au travail de ses enquêteurs à Jerada, une ancienne ville minière secouée par des manifestations.

Par ailleurs, dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2018 de Reporters sans frontières, le Maroc occupe la 135e place, illustrant la crise que traverse le journalisme dans le pays. Ces dernières années, les journaux indépendants ont disparu des kiosques tandis que les rares journalistes osant défier les lignes rouges subissent des pressions de plus en plus lourdes. Pour avoir couvert les manifestations du Rif, sept personnes, essentiellement des journalistes citoyens ayant relayé les premières protestations, sont derrière les barreaux, aux côtés des militants du mouvement.

Un millier de prisonniers politiques

Les chiffres rendus publics par l’AMDH sont sans appel. Près de mille personnes auraient été emprisonnées pour des raisons politiques depuis l’an dernier. Du jamais vu depuis la vague d’arrestations de 2003 ayant suivi les attentats de Casablanca [NDLR. Série de cinq attentats-suicides qui se sont déroulés le 16 mai 2003, perpétrés par une dizaine d’hommes originaires du bidonville Sidi Moumen, faisant 41 victimes et une centaine de blessés. Un « 11 septembre marocain » à l’origine d’une crise politique et d’un renforcement sécuritaire importants.]], selon Youssef Raissouni, directeur administratif du bureau central de l’AMDH. Parmi ces détenus, des manifestants ayant pris part au Hirak, d’autres au mouvement de Jerada, des étudiants de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), des habitants ayant participé à des mouvements sociaux à travers le pays, des journalistes.

On dénombre désormais près de 800 personnes poursuivies en lien avec le Hirak, d’après Rachid Belaali, du comité de défense des détenus. À Jerada, où les habitants ont battu le pavé entre décembre et mars après la mort de deux mineurs, une centaine de personnes sont actuellement emprisonnées dans le cadre d’une manifestation réprimée en mars dernier, selon le bureau d’Oujda de l’AMDH. Les arrestations continuent — et les libérations aussi, ce qui rend le suivi difficile — d’après Jawad Tlemsani du bureau de l’AMDH à Oujda, où se déroulent les procès. Ces derniers jours, une vingtaine de personnes auraient été incarcérées selon lui.

Pendant ce temps, les audiences-fleuves du procès des leaders du Hirak ont lieu à Casablanca. Et à El Hoceima, au cœur du Hirak, des manifestants sont quotidiennement condamnés à de lourdes peines de prison, dans une indifférence quasi générale. Lors de l’anniversaire du début de la répression en mai dernier, les détenus du Hirak de la prison de Oukacha à Casablanca — dont le militant rifain Nasser Zefzafi — ont observé une grève de la faim afin de protester contre leurs conditions de détention. Ce mercredi 6 juin, Zefzafi entamait sa deuxième année en isolement, au mépris des normes des Nations unies, ainsi que le rappelle HRW.

Militants et syndicalistes dans le collimateur

Dans ce contexte, le travail des militants des droits humains basés au Maroc devient particulièrement difficile. Très actif au sein du mouvement de protestation initié en 2011, Raissouni reconnait, sans la moindre hésitation : « Je me sens moins libre qu’en 2011. » Son quotidien est aujourd’hui marqué par les interdictions d’activités et les restrictions financières. « On ne peut plus travailler comme avant, faire un travail de plaidoyer, de formation, organiser des actions avec le grand public. Nous n’avons pas d’espace, » explique-t-il. « Nous ne sommes pas dans un État de droit. Notre Constitution n’est pas démocratique [malgré quelques avancées dans le texte]. Le Makhzen est rusé. Il n’institutionnalise pas les choses. Donc toute avancée est récupérable », ajoute-t-il. Après une période marquée par un foisonnement des activités militantes et un nouvel intérêt des jeunes envers la politique, un recul progressif s’est dessiné dès 2013, une fois le Mouvement du 20 février affaibli. L’année suivante, les autorités envoyaient un message clair, à travers une déclaration devant le Parlement du ministre de l’intérieur de l’époque, Mohamed Hassad qui, évoquant la menace terroriste, prétendit que certaines associations suivaient des agendas extérieurs « sous prétexte de travailler pour les droits de l’homme », et pouvaient nuire à la sécurité du pays. Depuis, des ONG, mais aussi des syndicats, ont des difficultés à organiser des activités publiques, à louer des salles, et peinent à obtenir les documents officiels leur permettant d’exister en toute légalité.

Regret des années 1990

Depuis quatre ans, 140 activités de l’AMDH ont été interdites, selon Raissouni. Sur la centaine de sections de l’association, une soixantaine, dont les bureaux de Rabat, Casablanca, Marrakech, Tanger, Kenitra, Salé, ne parviennent même pas à obtenir de récépissé lors du dépôt de documents qu’elles doivent légalement fournir, ajoute Raissouni. À Oujda, où le bureau a été renouvelé en mars dernier, les autorités locales n’ont toujours pas enregistré les modifications, affirme à son tour Jawad Tlemsani. Ancien de l’UNEM et membre du Parti socialiste unifié, Tlemsani, 26 ans, a assisté à la naissance d’une réelle culture de la protestation ces dernières années. Mais malgré ce progrès indéniable, il dénonce un net recul des libertés. D’Oujda, il a vu la mobilisation faiblir et la peur s’installer chez les habitants de Jerada, où deux autres mineurs sont décédés début juin. Les manifestations y sont désormais rares. Seuls quelques sit-in, souvent spontanés, ont encore lieu dans un nombre limité de quartiers.

Alors que cette confrontation avec le pouvoir se poursuit, Khadija Ryadi regarde vers le passé. La crise est si inédite et profonde qu’elle (mais aussi d’autres militants) en arrive à regretter les années 1990 et l’ouverture démocratique initiée à la fin du règne du roi Hassan II. « Le meilleur moment, c’était les années 1990. En 2011, c’était différent, c’était très court. Durant les années 1990, on a eu la liberté d’expression », affirme-t-elle. « Entre 1992 et 2001, c’était le seul moment où il y a eu une presse d’investigation, la liberté d’association. L’espace public s’est élargi et a été animé par de vrais débats. C’est le seul moment où on a respiré un peu de liberté. Il y avait un vrai débat politique. Maintenant, dès qu’ils disent deux mots, dès que la presse ouvre un débat, les gens vont en prison. Il n’y a plus de débat. Tout est verrouillé. »

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