Au Maroc, ces foyers de contestation qui ne s’éteignent pas

Grèves et contestations sociales se succèdent au Maroc, du Rif à Jerada, sans que la répression parvienne à en venir totalement à bout. Mais ces mouvements peinent à s’unifier, même si on peut voir dans ces mobilisations les retombées du Mouvement du 20 février qui avait secoué le pays en 2011.

Manifestation à Jerada, mars 2018.
Jalal Morchidi/Anadolu Agency.

Depuis trois mois, les habitants de Jerada ne décolèrent pas. Le 22 décembre dernier, la mort de deux frères, Houcine et Jedouane Dioui, dans un puits de mine de charbon déclenchait des manifestations dans cette ville du nord-est marocain déjà secouée par une lutte contre la cherté de l’eau et de l’électricité. Au fil du temps, les rassemblements ont évolué vers un mouvement de contestation durable et ininterrompu.

Selon Youssef Raissouni de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), il demeure le seul mouvement « continu » du pays, traversé par de profondes tensions sociales. Les manifestants de Jerada réclament une alternative économique afin que les habitants, durement touchés par le chômage, ne risquent plus leur vie dans les puits clandestins. À la fin des années 1990, en effet, le centre minier fermait ses portes, ne leur laissant d’autre choix que de travailler dans ces puits et de vendre le charbon à un prix dérisoire aux « barons du charbon » qui disposaient de permis distribués par l’État.

Craignant une contagion de la contestation, les autorités ont rapidement reconnu la légitimité des revendications et annoncé début février des mesures telles que l’interdiction des permis illicites d’exploitation, le lancement de projets agricoles, ou encore une prise en charge pour les anciens mineurs malades. Mais le 10 mars dernier, deux leaders du mouvement, Amine Mkallech et Mustapha Dainane étaient arrêtés, officiellement pour un accident de voiture survenu deux jours auparavant. Le 13 mars, le ministère de l’intérieur interdisait tout rassemblement « non autorisé ». Le lendemain, des milliers de personnes bravaient cette interdiction, et des affrontements avec les forces de l’ordre faisaient des dizaines de blessés. Depuis, près de soixante personnes auraient été arrêtées, d’après l’AMDH. « L’État répond par la répression aux manifestations pour les revendications économiques et sociales du fait de son incapacité à satisfaire ces demandes et de sa persistance à mener une politique économique qui aggrave les inégalités », ont déclaré dans un communiqué conjoint la Fédération de la gauche démocratique (FDG), l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et la Fédération nationale de l’enseignement (FNE).

Un éternel recommencement

Au Maroc, l’histoire des mouvements de protestation est un éternel recommencement. Celui-ci se concentre désormais, comme ceux qui l’ont précédé, sur la libération de ses prisonniers. Le 2 avril, le procès de sept personnes jugées à Oujda était encore reporté. Les chefs d’accusation des manifestants arrêtés depuis le 14 mars incluent, selon l’AFP, l’« incitation à la désobéissance », l’« outrage et usage de la violence à l’encontre de fonctionnaires publics avec préméditation » et l’« incitation à commettre des crimes et délits ».

Le Hirak (« mouvement ») est né en octobre 2016 à Al-Hoceima dans le Rif. Il a connu une évolution similaire : les manifestations ont été tolérées plusieurs mois, jusqu’à ce que le pouvoir décide de les réduire au silence. Elles se sont faites rares depuis la répression violente d’une marche le 20 juillet 2017 et une vague d’arrestations initiée en mai de la même année, unique dans l’histoire récente du Maroc d’après de nombreux militants de défense des droits humains. Au moins 400 personnes sont actuellement incarcérées pour avoir appartenu au Hirak, selon l’AMDH.

Comme à Jerada, c’est un décès accidentel qui a déclenché les premières manifestations. Le 28 octobre 2016, Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson de 31 ans, mourait broyé dans une benne à ordures alors qu’il tentait de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités. Par la suite, un mouvement s’est progressivement construit, d’abord pour appeler à une enquête sur les circonstances de la mort de Fikri, puis pour exprimer des revendications économiques et sociales : la lutte contre la corruption, la construction d’un centre oncologique, d’hôpitaux et d’universités, ainsi que la démilitarisation de la région.

« Une partie de la richesse créée doit être orientée vers la satisfaction de ces demandes. Or la seule réponse, c’est la répression, » s’insurge Abdellah Lefnatsa, militant de l’AMDH. La répression n’a jamais réellement cessé, selon ce syndicaliste qui est de toutes les manifestations depuis une trentaine d’années. En effet, depuis 2011, les vagues d’arrestations se sont succédé tandis que les foyers de contestation inspirés par le Mouvement du 20 février qui appelait à des réformes politiques et sociales profondes se sont éteints l’un après l’autre. À Beni Bouayach dans le Rif, à Taza, à Casablanca, on ne comptait plus les militants emprisonnés. Sans être en mesure d’avancer un chiffre précis, l’AMDH estime à plus de 300 le nombre de « détenus politiques » incarcérés de 2011 à 2016. L’an dernier, au-delà de la répression qui a secoué le Rif, ils étaient 124 (défenseurs des droits humains, syndicalistes, étudiants) à avoir été arrêtés pour des raisons politiques à travers le pays, selon Raissouni.

L’héritage du Mouvement du 20 février

Malgré son essoufflement, le Hirak du Rif a redonné un nouvel élan à divers mouvements sociaux. Cette dynamique n’est toutefois pas inédite. Ils étaient déjà nombreux à avoir surgi dans le Maroc de l’après-20 février. Les militants assurent par ailleurs une continuité entre les mouvements. Certains ont notamment participé aux manifestations de 2011, puis pris part au Hirak. Mohamed Jelloul, l’un des 54 activistes actuellement jugés pour leur appartenance au Hirak, symbolise ce lien entre les divers mouvements, et leur répression. Membre du Mouvement du 20 février, condamné dans le cadre des événements de Beni Bouayach en 2012, relâché après cinq ans de prison, il était à nouveau emprisonné quelques semaines plus tard.

Lefnatsa perçoit dans la vivacité et la multiplication des mouvements sociaux une conséquence directe de l’impact du Mouvement du 20 février sur la sphère militante marocaine. « Le Mouvement du 20 février est passé du centre à la périphérie. Au début, cela a commencé ici [à Rabat]. Maintenant, c’est la périphérie qui prend l’avant-garde. Le Mouvement du 20 février s’est décentralisé et inspire tous les mouvements locaux », explique-t-il. « Ce ne sont plus des revendications politiques, mais sociales, profondes. »

« Lorsqu’il s’agit de slogans politiques, la marge de manœuvre du pouvoir est importante. Le pouvoir peut donner l’impression de répondre, alors que ce n’est qu’une façade. En 2011, il y a eu la nouvelle Constitution tandis que sur le fond, il y avait répression. C’était une manœuvre. [Lorsque le pouvoir est confronté à des revendications économiques et sociales], la marge de manœuvre est inexistante. Pour les satisfaire, il faut engager une partie de la richesse. On ne peut pas construire des hôpitaux par des slogans. Donc il faut un recul, une concession au niveau de la répartition des richesses. »

À Errachidia,Tinghir, Ouarzazate, Outat El-Haj, Fqih Bensalah, Khouribga, Tan-Tan, les mêmes slogans sont scandés, au-delà des particularités de chaque région, et malgré l’absence de liens structurels entre les divers mouvements. « De temps à autre, des protestations limitées dans leur ampleur ont lieu. Elles expriment des revendications précises : l’eau, l’électricité, les terres soulalia. D’autres sont survenues lors de décès d’enfants dans les hôpitaux ou dans certains bidonvillespour dénoncer les exclusions des programmes de relocalisation à Casablanca et à Mohammedia », poursuit Lefnatsa.

Malgré la répression

L’été 2017, la contestation s’est à nouveau réveillée à Zagora, au sud du pays. Si elle semble se manifester de façon sporadique, elle perdure depuis le début des années 2000, rappelle Brahim Rizkou du bureau local de l’AMDH. Jusqu’en novembre, des rassemblements ont eu lieu pour dénoncer les coupures d’eau et l’absence de structures médicales, qui forcent les habitants à se rendre à Ouarzazate pour le moindre traitement, y compris les accouchements.

Mais l’arrestation de 31 personnes à l’automne 2017 ainsi que l’amélioration des conditions climatiques ont freiné la contestation. Quatorze personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme, de deux à trois mois, tandis qu’un manifestant est encore incarcéré, officiellement avoir déclenché un incendie, précise Rizkou. « Il commence à faire chaud, et pour l’instant, on ne peut pas savoir si les manifestations vont reprendre, ni à quel rythme. »

L’ancienne présidente de l’AMDH et prix des Nations unies pour les droits de l’homme Khadija Ryadi est néanmoins convaincue que le mur de la peur a bel et bien reculé. « La répression n’empêche pas les mouvements sociaux de se déclencher. Il y a quelques années, les gens sortaient, il y avait la répression, et c’était fini. Maintenant, les mouvements durent, à Jerada comme dans le Rif. Les gens sont plus nombreux, il n’y a plus uniquement les militants. Il y a beaucoup de femmes, les familles entières manifestent. Tout cela donne une profondeur sociale aux mouvements. »

Hormis le Hirak du Rif, nettement affaibli sur le terrain, mais dont les revendications ont trouvé un écho à travers le pays, aucun mouvement social ne semble avoir réellement inquiété le pouvoir marocain. Le plus ancien est le sit-in d’Imider, dans le sud du Maroc — un exemple édifiant de la stratégie de l’État marocain qui a misé ces dernières années sur l’isolement et l’essoufflement des mouvements. Depuis août 2011 en effet, au sommet du mont Alebban, se relaient les habitants près d’une vanne qu’ils ont fermée, et qui conduit à une mine d’argent exploitée par le groupe minier Managem, du holding royal Société nationale d’investissement (SNI).

En ce début d’année, les activistes, qui continent inlassablement de dénoncer la pollution et le manque d’eau qui résultent, selon eux, de cette exploitation, célébraient la libération de leurs trois derniers détenus — trente-trois personnes ont été incarcérées depuis 2011. Dans l’indifférence générale.

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