Au Maroc, pas de place pour les journalistes indépendants

L’arrestation récente de plusieurs journalistes en lien avec les événements d’Al-Hoceima constitue la dernière illustration du dispositif serré de contrôle des médias mis en place par le pouvoir marocain. Celui-ci utilise selon les cas le boycott publicitaire, les campagnes calomnieuses ou le recours juridique dans un contexte où, malgré la récente réforme du Code de la presse présentée comme moderne, sont réintroduits dans le Code pénal les délits de presse.

Au Maroc, une génération de journalistes aguerris aux nouvelles technologies est pourtant en train de prendre la relève. En se libérant partiellement des contraintes économiques des entreprises de presse, ces micromédias relaient la parole populaire. Les journalistes essaiment surtout dans les régions, loin des grands centres urbains. Le hirak (mouvement) du Rif leur a donné l’occasion de s’illustrer. Pour faire face à l’omerta des médias audiovisuels publics et à la propagande menée par la presse proche du pouvoir, ce mouvement social a forgé ses propres outils de communication. Pariant sur la puissance des réseaux sociaux, des médias web régionaux ont couvert ce mouvement social depuis son lancement en octobre 2016. Le pouvoir est en train de sanctionner lourdement cet engagement. Actuellement, sept journalistes professionnels et journalistes-citoyens de la presse locale ou animant des pages d’information sur des réseaux sociaux ont été arrêtés en lien avec les événements dans la région d’Al-Hoceima : Mohammed Asrihi, Jawad Essabiri, Houcein El-Idrissi des sites d’information Rif24 et Rif Press, Abdelali Haddou de la web télévision Araghi TV, Rabii Lablaq correspondant de Badil. Ils sont poursuivis pour atteinte à la sécurité de l’État1. Leur démarche s’inscrit ainsi dans les pas des journalistes indépendants qui les ont précédés, tels que Ali Anouzla.

Une prétendue exception marocaine

Ali Anouzla est un journaliste marocain en liberté provisoire. Le directeur du site web Lakome est poursuivi depuis trois ans dans le cadre de la loi antiterroriste pour une affaire remontant à septembre 2013. Son procès n’a jamais commencé2. En août 2015 et malgré une situation juridique pesante, Anouzla décide de relancer son influent média. Sa ténacité contraste avec un paysage médiatique discipliné. « Vassalisées par le truchement d’éditeurs/journalistes, de subventions et autres en amont, les entreprises de presse sont sous le contrôle du pouvoir », décrit Ahmed Hiddas, professeur à l’Institut supérieur d’information et de communication (ISIC) de Rabat3.

Les autorités brandissent quant à elles l’élément de langage récurrent sur « l’exception marocaine » dans une région hostile aux médias. « Aucun journaliste n’a été emprisonné pour ses écrits depuis 2013 », martèle le gouvernement. Ce n’était pas faux jusqu’à récemment, mais cette situation n’était pas le résultat d’un élargissement des espaces de liberté d’expression. Au contraire, à partir de 2010, l’État a utilisé de nombreux moyens pour clore la parenthèse de la presse indépendante. Au cœur de ce dispositif, le boycott publicitaire, la surveillance des journalistes, et la calomnie à l’encontre des rares récalcitrants. La transition du print vers le digital ne fait que renforcer ces mécanismes d’obéissance volontaire aux consignes du pouvoir. Pourtant, deux décennies plus tôt, le paysage médiatique vivait une ouverture sans précédent.

La parenthèse des années 2000

Entre 1996 et 2010, une presse financée par des capitaux privés bouscule la presse partisane. Durant la période de transition du régime entre Hassan II et Mohammed VI, des journaux tels que Le Journal, Assahifa, Demain, Telquel, Al-Ayam, Al-Jarida Al-Oukhra brisent des tabous sociaux et politiques. Ces hebdomadaires animés par des journalistes indépendants se relaient pour interpeller les pouvoirs politiques et économiques durant plus d’une décennie. Mais à mesure que leur audace éditoriale empiète sur les « lignes rouges » que sont l’islam, la monarchie, le dossier du Sahara occidental et le « business » royal, des sanctions pénales et pécuniaires viennent peu à peu étouffer cette presse à l’économie fragile.

Les attentats de 2003 au Maroc et le tour de vis sécuritaire qui s’ensuit accélèrent la mise au pas de ces journaux. Les procès contre les journalistes s’enchaînent. Malgré un climat délétère, la presse arabophone à fort tirage connaît un succès indéniable. Dans un pays qui souffre historiquement d’un faible lectorat, des quotidiens populaires comme Al-Massae, Assabah, Al-Jarida Al-Oula ou Akhbar Al-Yaoum réalisent des ventes honorables. Dès 2008, Al-Massae vend en moyenne 110 000 exemplaires par jour. Une réussite mal accueillie par le pouvoir qui s’est traduite par de lourdes amendes de 6 millions d’euros, des divisions au sein de la rédaction et la condamnation de son directeur Rachid Niny en 2011 à un an de prison ferme.

Au sein de la presse francophone, c’est l’hémorragie. Les directeurs des rédactions les plus en vue : Aboubakr Jamai4, Ahmed Reda Benchemssi, Ali Lmrabet, fondateurs respectivement de Le Journal, Telquel et Demain quittent le pays pour un exil forcé dont les raisons diffèrent pour chaque cas, mais les trois ont subi un long harcèlement judiciaire durant leurs activités d’éditeurs de presse. D’autres se reconvertissent dans la communication ou l’enseignement : Driss Ksikes, directeur de l’hebdomadaire Nichane a dû mettre un terme à sa carrière de journaliste professionnel en 2006 pour se consacrer à l’enseignement et au théâtre. En janvier 2010, Le Journal hebdomadaire, titre phare de la presse indépendante, tire sa révérence sous les pressions économiques.

La presse indépendante est asphyxiée ; le pouvoir peut enfin respirer et démarrer son travail de réorganisation. Pourtant, quelques voix résistent encore.

Le pari risqué de l’indépendance

Nous sommes dans les locaux du modeste siège de Lakome à Rabat. Ali Anouzla présente l’équipe de son site d’infos. Elle se résume à cinq journalistes et un caméraman « qui assure tout le volet technique », précise le directeur. Anouzla est un des derniers rescapés en exercice de la presse indépendante. En 2010, il choisit de migrer vers le support numérique. « C’était un refuge. En plus du coût, j’ai choisi le web pour fuir les pressions du pouvoir », rappelle-t-il. Très vite, Lakome trouve une large audience, osant même faire le pari d’un journalisme d’investigation.

En août 2013, le média s’illustre en révélant la grâce royale accordée à un pédophile étranger, Daniel Galvan Viña, donnant lieu au scandale d’une affaire baptisée « Danielgate ». Ce scoop lui attire lecteurs et ennuis judiciaires. « Le pouvoir était excédé par notre liberté de ton. Désespérées, les autorités sont passées à la contrainte physique en fabriquant de toutes pièces le dossier du terrorisme », accuse Anouzla. L’arrestation du célèbre journaliste suscite un tollé au niveau national et international. Il est libéré après un mois de détention provisoire, sans pour autant être acquitté. « Je vis avec un couteau sous la gorge », dit-il.

Deux ans et demi après sa sortie de prison, Lakome2 voit le jour. « La nouvelle version est un prolongement de notre projet indépendant ». Entre les deux expériences, le « Printemps des peuples » s’est transformé en un long hiver. Les marges de liberté gagnées en quelques mois se sont rétrécies et Lakome2 en pâtit. « Nous exerçons une autocensure », reconnaît Anouzla. « Notre priorité est que le projet continue d’exister ».

Malgré l’incertitude juridique, le site s’illustre à nouveau en 2016 en publiant une liste des bénéficiaires d’une rente foncière, composée de dignitaires du régime. Ce travail d’investigation vaudrait au média, selon son fondateur, une nouvelle campagne de boycott publicitaire, au cœur du dispositif d’intimidation mis en place en 2010.

Alors que le boycott économique pèse sur les quelques médias indépendants, dès 2009, une presse dopée à l’argent des premières fortunes du Maroc fleurit dans les kiosques et en ligne. Elle ne rencontre pas toujours un succès populaire, mais continue à défier les lois du marché. Cette abondance conduit Mohamed Naimi, chercheur au Centre d’études et de recherches en sciences sociales de Rabat, à faire l’observation suivante : « Il y a toujours une homogénéisation des lignes éditoriales. […] La pluralité l’emporte sur le pluralisme »5. Les quelques voix dissidentes sont pour leur part sanctionnées par des campagnes diffamatoires.

La discipline passe ainsi par un deuxième dispositif : des campagnes calomnieuses à l’égard des journalistes critiques ou des ONG les soutenant. Six membres de l’Association marocaine de journalisme d’investigation (AMJI), dont l’historien Maâti Monjib, sont poursuivis suite à l’organisation de formations6. Hicham Mansouri, chargé de projet, a écopé d’une peine de prison de dix mois fermes en mai 2015.

Réformer pour mieux contrôler

Le pouvoir resserre aussi l’étau contre les médias mainstream. Abdallah Bakkali, directeur du quotidien partisan Al-Alam et président du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) est poursuivi pour diffamation pour avoir critiqué des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur. Tout comme Taoufik Bouâchrine, directeur du quotidien indépendant Akhbar Al-Yaoum. Ces médias ne peuvent pourtant pas être suspectés de dissidence. C’est dans ce contexte « moins répressif, mais très contraignant »7 que le pouvoir a décidé d’accélérer les réformes juridiques du secteur.

De l’expérience de Lakome et de la génération de pure players (journaux uniquement sur Internet) lancée à partir de 2010-2011, l’État a tiré une leçon : l’urgence d’encadrer la presse web, trop remuante au goût du pouvoir. Le discours autour de la réforme juridique fait partie du dispositif d’assujettissement des médias depuis l’indépendance en 1956. Réformer n’est pas synonyme de libéralisation politique. Ce troisième dispositif disciplinaire a été mis en œuvre en 2012.

Dans un unanimisme de façade et un désintérêt des journalistes, le Parlement a voté en 2016 le Code de la presse, le statut du journaliste professionnel et la loi organisant le futur Conseil supérieur de la presse. Avant le vote de cette réforme présentée comme « moderne » car supprimant les peines privatives de liberté dans les délits de presse, des cercles au pouvoir opposent leur veto. Une réforme du Code pénal est introduite à la dernière minute au Parlement, permettant de sauvegarder les peines privatives de liberté dans les délits de presse au sujet des « lignes rouges ».

« Les terrains [...] conquis durant la décennie 2000 n’ont pas été totalement perdus. Sauf que ces espaces ne sont plus investis par la presse et les journalistes », conclut Omar Zghari, secrétaire général de la section casablancaise du SNPM. Ce constat partagé par les professionnels confirme le succès des dispositifs du pouvoir.

1Deux communiqués de presse du SNPM exigent leur libération. Une pétition a été signée par 250 journalistes marocains qui dénoncent ces poursuites judiciaires à l’encontre de professionnels de l’info.

2« Abandonnez toutes les charges contre Ali Anouzla — Laissez-le libre une bonne fois pour toute ! », Communiqué commun de quatorze organisations internationales, dont Reporters sans frontières (RSF) et World Association of Newspapers and News Publishers (Wan-Ifra).

4Membre de la rédaction de Orient XXI.

6Sont poursuivis dans ce dossier : Maâti Monjib collaborateur de Orient XXI, Maria Moukrim, directrice du site d’information Febrayer ; Hisham Almiraat, de l’Association des droits numériques, Rachid Tarik et Hicham Mansouri de l’AMJI, Mohamed Essabr, de l’Association marocaine d’éducation de la jeunesse et Abdessamad Ait Aïcha, ancien coordinateur du projet de formation du Centre Ibn Rochd. Ils sont accusés d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État, (de) fraude et (d’avoir reçu) des aides de parties étrangères et d’organisations internationales sans tenir compte des dispositions légales ». Voir le communiqué de Human Rights Watch : Maroc : « Il faut abandonner les poursuites contre cinq activistes ».

7Larbi Chouikha, Cherif Dris, Dominique Marchetti et Belkacem Mostefaoui, « Introduction du dossier : Profession journaliste », L’Année du Maghreb, 21 décembre 2016.

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