Égypte. Une loi pour achever la presse

Les autorités égyptiennes ont fait adopter une nouvelle loi sur les médias qui aboutit à supprimer totalement toute liberté d’information. Avant même d’être adoptée, cette loi était déjà appliquée.

Le Caire, 28 avril 2016. Des journalistes manifestent devant le syndicat de la presse. Sur la bannière, le slogan : « le journalisme n’est pas un crime ».
neweurope.eu

Le vendredi 13 juillet 2018, des informations et des photos sont diffusées sur les réseaux sociaux au sujet d’une grande explosion survenue près de l’aéroport du Caire. Les médias arabes et internationaux commencent à transmettre la nouvelle sans donner de détails. L’information n’est cependant pas reprise dans les médias égyptiens qu’après des déclarations officielles au sujet de l’incident. On a appris par la suite que l’explosion avait eu lieu dans le dépôt d’une usine chimique.

Cette affaire confirme que la priorité pour les médias égyptiens était moins de couvrir les évènements que de s’en tenir au récit des sources officielles. De même, lors la dernière élection présidentielle en Égypte (26-28 mars 2018, NDLR), un quotidien privé a publié un article titrant sur les efforts menés par l’État pour mobiliser les électeurs à l’occasion du vote. L’État menait, de manière publique et visible par tous, de grands efforts pour mobiliser les électeurs et augmenter le taux de participation. Ce titre a pourtant été un motif suffisant pour que le rédacteur en chef du journal soit remplacé par un auteur émargeant dans une entreprise de presse propriété de l’État.

Entraver le travail des journalistes

Ces deux évènements, survenus quelques semaines avant l’adoption par le Parlement égyptien, le 16 juillet 2018, de la loi sur l’organisation de la presse, sont révélateurs du climat entourant la promulgation de ce nouveau dispositif juridique. Qualifiée par ses opposants de « loi de la mise à mort de la presse », elle contient plusieurs dispositions qui entravent le travail journalistique. Ainsi, son article 12 dispose que

dans le but d’accomplir son travail, le journaliste a le droit d’assister à des conférences et à des réunions publiques, de rencontrer des citoyens et de photographier les lieux non frappés d’interdiction de le faire, après avoir obtenu les autorisations nécessaires exigées.

Le journaliste est donc tenu d’obtenir à chaque fois une autorisation pour faire son travail, la carte de presse cessant d’être une autorisation d’exercer son métier. Du coup, couvrir un événement imprévu devient une mission impossible pour tout journaliste.

Outre les entraves mises par la loi à l’exercice de leur profession, les journalistes perdent toute protection contre l’emprisonnement. Avec l’article 29 de la loi, ils sont susceptibles d’être arrêtés en cas de « crimes relatifs à l’incitation à la violence, à la discrimination entre citoyens ou pour atteinte à l’honneur des personnes ». Autant d’expressions qui sont naturellement floues, élastiques et susceptibles d’interprétation.

La plus grande des restrictions contenues dans la loi réside dans les prérogatives quasi absolues accordées au Conseil supérieur de l’information dont la majorité des membres est désignée par le gouvernement. Le paragraphe 2 de l’article 4 dispose que

pour des considérations dictées par la sécurité nationale, le Conseil supérieur peut interdire l’entrée, la diffusion ou l’exposition en Égypte de publications, de journaux et de matériaux journalistiques ou de communications, publiés ou diffusés de l’étranger. Le Conseil doit interdire la diffusion de publications ou de matériels pornographiques, de publications pouvant porter atteinte aux religions et aux doctrines religieuses de sorte à troubler l’ordre public ainsi que celles incitant à la discrimination, au racisme, à la haine ou à l’intolérance.

Le Conseil supérieur de l’information dispose du pouvoir de délivrer des agréments pour la parution de journaux, de publications périodiques et de sites électroniques. Il a également, en vertu du texte de loi, le pouvoir d’interdire, de saisir, de bloquer et d’imposer la censure. Les justifications aux mesures de blocage, de saisie et d’interdiction sont rédigées également dans des formules vagues, flexibles et élastiques qu’il est loisible d’interpréter comme on veut.

Tout compte suivi par plus de 5 000 personnes...

La loi ne se limite pas à apporter des restrictions au travail des journaux, des périodiques et des sites électroniques, son impact s’étend aux réseaux sociaux et aux pages personnelles. En effet, le Conseil supérieur de l’information a, en vertu de cette loi, le pouvoir de suspendre et de bloquer des pages personnelles sur les réseaux sociaux. L’article 19 énonce :

Il est interdit à un journal, à un média ou un site électronique de publier ou de diffuser des informations mensongères ; tout ce qui encourage et incite à la violation de la loi, à la violence ou la haine et à la discrimination entre citoyens et les appels au racisme ou à l’intolérance ; tout ce qui comporte une atteinte à l’honneur des personnes et des insultes ou des diffamations à leur encontre ; tout ce qui constitue un affront aux religions et aux doctrines religieuses.

Le paragraphe 2 précise que les dispositions de l’article s’appliquent « à tout site web personnel, blog personnel ou tout compte personnel suivi par 5 000 personnes ou plus. »

La loi accorde au Conseil supérieur le pouvoir de bloquer ou d’interdire ces blogs et comptes personnels dans les situations précitées qui, elles aussi, sont marquées par un niveau élevé d’imprécision et d’élasticité.

« Sissi, dégage »

Le texte est assurément conforme au vœu du président Abdel Fattah Al-Sissi qui, lors de la conférence de la jeunesse organisée le 28 juillet 2018, a exprimé son irritation à l’égard du hashtag # سيسي يا ارحل (#dégageSissi) qui avait fait le buzz sur les réseaux sociaux quelques semaines auparavant.

Les restrictions émises par la loi à l’encontre de la presse et des médias existent déjà dans les faits et sont appliquées à une large échelle. Selon un rapport de l’Association for Freedom of Thought and Expression (AFTE), plus de 500 sites électroniques ont été bloqués depuis plus d’un an, sans l’appui d’une décision de justice et avant même l’existence d’un texte de la loi.

En matière d’emprisonnement des journalistes, l’organisation Reporters sans frontières (RSF) estime qu’au moins 32 journalistes et « journalistes-citoyens » sont actuellement incarcérés en Égypte. Un chiffre confirmé par le Front pour la défense des journalistes, créé par des journalistes. Le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists, CPJ) recense pour sa part 20 journalistes emprisonnés en 2017. Même si les chiffres varient, tous les rapports convergent pour souligner que l’incarcération des journalistes n’a pas attendu les dispositions de la loi sur l’organisation de la presse.

S’agissant des réseaux sociaux également, la persécution des cyberactivistes s’est aggravée avant même la promulgation de la loi. Des militants ont été arrêtés pour leurs activités de blogueurs sur les réseaux sociaux. Derniers en date, les militants de gauche Gamal Abdel-Fattah et Hassen Hussein ont été accusés d’animer une page Facebook appelant au boycott de l’élection présidentielle, de même que le blogueur Wael Abbas.

Il est frappant en effet de constater que les mesures contenues dans cette loi ont été appliquées bien avant sa parution. Le président Sissi avait exprimé ouvertement son désir d’avoir un climat médiatique comparable à celui de Gamal Abdel Nasser — « quelle chance avait Nasser avec ses médias ! » a-t-il déclaré —, et la scène médiatique a rapidement exaucé son vœu. Il n’était plus exceptionnel dès lors de voir les journaux du matin, qu’ils appartiennent à l’État ou à des privés, sortir avec un titre commun : « l’Égypte se réveille » . Pratiquement tous les journaux en ont fait leur « une » au lendemain de la tenue de la conférence économique de Charm-El-Cheikh en 2015, comme s’ils étaient concoctés par une seule partie. Un phénomène qui s’est répété par la suite à plusieurs occasions.

Il y a eu de toute évidence, au cours des cinq dernières années, des actions qui ont été pensées et mises en application dans le paysage médiatique égyptien. De sorte que la scène médiatique reflète les orientations et les positions du pouvoir. C’est devenu encore plus évident à la veille de la décision de l’État d’appliquer une hausse des prix du carburant. Un rapport unifié est paru dans les médias pour expliquer les charges supportées par le budget de l’État du fait des subventions au carburant et les déficits qu’ils induisent.

L’objectif de la loi est effectivement de consacrer de jure une réalité, de lui donner un caractère permanent dans le paysage médiatique, pour renforcer le contrôle effectif du paysage médiatique à travers la détention des médias par des hommes d’affaires liés à l’État ou à travers des entreprises publiques, comme cela a été le cas durant ces cinq dernières années.

Un syndicat caporalisé

Le processus menant à la promulgation de la loi n’a pas rencontré de résistance notable malgré quelques prises de position de journalistes qui ont rejeté la loi et mis en évidence ses méfaits. Cela tient probablement à deux raisons majeures. La première, comme évoquée précédemment, tient au fait que les mesures en question, déjà appliquées avant même la parution de la loi, ne diffèrent ni dans le fond ni dans leur ampleur du contenu du texte de loi.

La seconde raison est que les appareils d’État ont réussi effectivement à affaiblir la résistance des journalistes en prenant le contrôle de leur syndicat lors des élections organisées 2017. Des élections précédées par la prise d’assaut du siège du syndicat par la police et l’arrestation de deux journalistes, un fait sans précédent dans les annales, survenu début mai 2016. À cela s’ajoute la précarité vécue actuellement par les journalistes dans leurs relations de travail en raison de la réduction du nombre de journaux, de chaînes TV satellitaires et de sites électroniques. De nombreux journalistes ont été ainsi licenciés et le niveau des salaires a baissé dans le secteur de l’information.

Le gouvernement aura réussi à avoir un contrôle quasi absolu sur la scène médiatique. Néanmoins l’observateur de la scène égyptienne depuis le début des années 2000 ne peut que constater, paradoxalement, la grande inquiétude du pouvoir malgré cette main de fer.

Depuis le début du millénaire, la situation égyptienne est sensible à toute évolution des médias. Il apparaît également que le développement des moyens d’information peut infléchir assez rapidement une situation donnée.

L’évolution des médias a commencé avec les chaînes satellitaires au milieu des années 1990. Pour la première fois, l’État égyptien ne contrôlait pas ce qui apparaissait dans les écrans de télévision dans les foyers. L’effet n’a pas tardé à se faire sentir. Avec l’intifada Al-Aqsa et la diffusion des images du martyre du jeune Palestinien Mohamed Doura, la rue égyptienne s’est mobilisée rapidement et fortement malgré la léthargie politique des années précédentes.

Avec le développement du paysage médiatique, le mouvement de la rue s’est accentué jusqu’à l’invasion de l’Irak en 2003. À cela s’est ajoutée l’émergence, à partir de 2005, d’une presse indépendante qui a eu un impact notable sur le mouvement en faveur d’un changement démocratique qui a commencé à mûrir après les manifestations contre l’invasion de l’Irak.

Une peur persistante du régime

L’influence des journaux indépendants s’est accompagnée de celles des blogs, ouvrant ainsi des espaces de liberté non soumis ni à l’État ni aux forces de l’argent. Les évolutions ont de ce fait été rapides et dramatiques.

En 2008, quatre ans seulement après le lancement de la plateforme Facebook, les appels lancés sur le réseau social ont joué un rôle important dans la grève des ouvriers du 6 avril 2008 à Al-Mahalla qui a précédé la révolution de janvier 2011 ; elle en a d’ailleurs été l’un des signes annonciateurs et des facteurs de mobilisation1. Les réseaux sociaux, les moyens d’information et de communication modernes ont joué un rôle important et fondamental dans la révolution de janvier.

La rapidité avec laquelle la situation égyptienne a été influencée par les changements dans les médias ainsi que la capacité d’adaptation dans la société aux changements rapides dans les moyens d’information et de communication sont une obsession pour le pouvoir. Au point où la question du contrôle de l’État sur les médias est devenue un élément central de la stabilité du régime et sa survie. C’est dans ce cadre que l’on doit comprendre l’importance de la promulgation de la loi sur l’organisation de la presse à ce stade, alors même que l’État a réussi à contrôler efficacement les médias. Cette loi n’implique pas un changement significatif dans la situation actuelle, mais peut s’avérer nécessaire pour prévenir tout changement futur dans le paysage médiatique.

Il y a cependant une question à laquelle la loi n’apporte pas de réponse. Les instruments de contrôle qui ont conduit à l’étatisation de la scène médiatique dans les années 1960 et permis la mainmise de l’État sur ce que le citoyen pouvait voir et recevoir peuvent-ils encore jouer le même rôle, alors que les médias ont connu des révolutions successives avec des flux d’informations provenant de centaines de canaux dans le pays et de l’étranger – d’où ils sont difficilement contrôlables ?

1NDLR. Le Mouvement de la jeunesse du 6 avril a été de ceux qui ont appelé aux manifestations de la révolution de 2011. Il a été créé au printemps 2008 par des jeunes opposés au régime de Hosni Moubarak qui se sont organisés via un groupe Facebook pour soutenir les ouvriers d’El-Mahalla El-Kubra lors de la grève du 6 avril, d’où leur nom.

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