À l’origine, le compte du réseau Twitter @_OrangeSanguine se présentait comme un robot destiné à « faire taire les islamistes ». Après avoir arboré en photo de profil un logo « BDS » en référence au mouvement Boycott-Désinvestissement-Sanctions puis le drapeau de l’organisation État islamique barrés d’un sens interdit, il s’appelle désormais @Je_suis_Orange et a opté pour le logo d’Orange™.
Le dimanche 17 mai, à 13 h 39, ce compte1 publiait son premier tweet avec un lien : un appel à bloquer plus de 1000 comptes2 d’utilisateurs de Twitter, qualifiés de « salafistes », « islamistes » puis de « djihadistes français », « d’ennemis de la République » et de « déséquilibrés ». Qui se cache derrière ? Le journaliste Jean-March Manach a enquêté avec Orient XXI. Si le créateur du compte n’a pu être identifié, l’enquête révèle que ce sont des membres de l’ambassade israélienne en France qui ont été les premiers à relayer cette liste.
En effet, Elad Ratson, diplomate, premier secrétaire et directeur de l’information et de la communication de l’ambassade d’Israël à Paris a été le premier à « retweeter », c’est-à-dire à partager le message auprès de ses abonnés 5 minutes après sa publication, a découvert Jean-Marc Manach, suivi, 5 secondes plus tard, par la « chargée des affaires liées à la société civile et de la veille près l’ambassade d’Israël en France » (sic). Moins d’une minute plus tard, il était retweeté par 13 autres comptes liés à Ratson ou à l’ambassade d’Israël à Paris — dont les comptes officiels du service de presse et de l’ambassade, ainsi que ceux de Zvi Tal, « ministre plénipotentiaire près l’ambassade d’Israël en France » (sic) et de Michal Philosoph, porte-parole de l’ambassade. Ainsi, sur les 18 premiers partages, 15 sont liés à Elad Ratson et à l’ambassade d’Israël en France, constate le journaliste d’Arrêt sur images.
Une liste de « djihadistes »
La liste d’@_OrangeSanguine répertorie plusieurs comptes très majoritairement français, indiquant les noms et pseudos d’utilisateurs quasiment tous arabes, parmi lesquels des journalistes3 et blogueurs, l’ex-députée et sénatrice Alima Boumedine-Thiery, avec de nombreux comptes du mouvement BDS. Or la loi française interdit la constitution de tels fichiers faisant apparaître l’appartenance religieuse ou l’origine ethnique ou raciale réelle ou supposée d’individus. Orient XXI a épluché toute cette liste, il s’avère que certains tiennent des propos antisémites, ce qui rend encore plus grave d’y assimiler les autres membres.
Elad Ratson a expliqué à Jean-Marc Manach4 « qu’il a retweeté le message dès qu’il l’a vu passer, et que plusieurs comptes de l’ambassade sont paramétrés pour des retweets automatiques ». Interrogé pour savoir comment il s’est assuré de la pertinence de cette liste de plus de 1000 noms en moins de cinq minutes, il répond que « son travail consiste aussi à surveiller les islamistes en France, et que la liste comporte plusieurs des plus connus de France, certains liés à ISIS, supposant que l’auteur de la liste a dû se focaliser sur les origines islamiques de l’appel au boycott ». Or, en France, l’appel a été lancé par l’association BDS France, qui n’est pas islamique.
La porte-parole de l’ambassade Michal Philosoph répond : « Ni l’ambassade ni Elad Ratson n’ont lancé cette campagne » et « il y a une campagne salafiste qui appelle au boycott, "OrangeSanguine", à laquelle nous nous opposons catégoriquement. La campagne "Jesuisorange" s’oppose au boycott et nous l’avons soutenue en la retweetant. » « Si vous déclarez que nous avons créé la liste, ce sera de la diffamation et du blasphème (sic) », menace-t-elle. Contacté, Orange précise :« Il ne s’agit pas d’un compte officiel. Nous ne savons pas qui est à l’initiative et bien évidemment nous ne le cautionnons pas. Nous avons engagé une procédure. »
Si cette liste semble liée à la campagne (tweetstorm) sur Twitter du 15 mai avec le hashtag #OrangeSanguine lancée par BDS France suite à un rapport de plusieurs associations et syndicats dénonçant les activités de l’opérateur dans les territoires palestiniens occupés, plusieurs personnes y figurant indiquent ne pas y avoir participé, et certaines l’ont fait savoir à Twitter France. Ce document n’est donc a priori pas basé sur un algorithme établi à partir du hashtag. Elad Ratson et l’ambassade avaient par ailleurs bloqué plusieurs comptes de la liste avant sa divulgation et sans qu’ils n’aient eu aucun échange, notent des propriétaires de comptes, dont deux journalistes de la liste.
Boycott = terrorisme
Le gouvernement israélien était déjà très inquiet de l’influence de BDS, mouvement à vocation internationale fondé en 2005 par 171 associations de la société civile palestinienne et appelant à boycotter les produits et institutions d’Israël. Le 6 mai, 5 ONG et 2 syndicats ont publié un rapport accusant la première entreprise française de télécommunications, Orange, de participer par l’intermédiaire de l’opérateur israélien Partner Communications Company Limited au maintien et au renforcement des colonies israéliennes illégales situées dans les territoires palestiniens occupés. « Dans ces colonies, Partner fait construire des infrastructures sur des terres palestiniennes confisquées et offre des services aux colons et à l’armée israélienne. L’entreprise tire profit des limitations imposées à l’économie palestinienne par les autorités israéliennes », est-il indiqué. La responsabilité de l’État français, actionnaire minoritaire principal (25 %), est également soulignée.
Les deux opérateurs ont signé un accord de licence de marque en 1998 qui prévoyait une utilisation sans contrepartie financière de la marque Orange par Partner jusqu’en 2013. « Notre intention est de nous retirer d’Israël. (…) Je suis prêt à abandonner demain matin, [mais] sans exposer Orange à des risques énormes » : ce n’est pas un hasard si la déclaration de son PDG Stéphane Richard qui a débouché sur un incident diplomatique a été faite au Caire, l’Égypte étant le plus important marché au monde pour Orange (présente sous la marque Mobinil) avec 34 millions d’abonnés. Réaction immédiate de plusieurs ministres israéliens — qui tout en dénonçant tout boycott, ont appelé à celui d’Orange —, telle Miri Regev à la culture, qui a posté sur sa page Facebook « J’appelle le président français à démettre immédiatement le PDG d’Orange sauf si celui-ci s’excuse pour ses propos antisémites. (...) J’appelle les juifs de France et du monde à rompre avec la société Orange si Stéphane Richard ne revient pas sur ses propos. Il est temps que l’on comprenne que les juifs de par le monde et les voix saines d’esprit qui s’opposent à l’antisémitisme et au racisme sont une force » 5.
Benyamin Nétanyahou en a publiquement appelé à l’État français et au président François Hollande. La France, qui pourrait prochainement reconnaître l’État palestinien — ce qui aiderait Orange à se désengager — a déclaré être « très fermement opposée à toute forme de boycott ». En 2014 pourtant, le ministère des affaires étrangères avait mis en garde les entreprises français au sujet des risques juridiques et économiques liés aux activités dans les colonies. Face au tollé, Stéphane Richard a assuré que la décision de retirer sa marque de ce pays était « purement commerciale » et « n’avait absolument rien à voir avec un quelconque débat politique ». « Nous aimons Israël », se justifie-t-il. Avant de reculer encore sous la pression des gouvernements israéliens et français et d’annoncer que la rupture n’avait jamais été envisagée — il devra expliquer ses propos en Israël, à la demande de Nétanyahou qui a contacté Hollande.
Le mouvement BDS s’était félicité des premières déclarations de Richard. Plusieurs ministres israéliens ont eux aussi accusé la campagne pour une affaire avant tout commerciale : essentiel pour la stratégie marketing de Partner, ce contrat offrant également une visibilité au groupe français n’est pas rentable pour Orange, qui a tenté « de se retirer lors de renégociations ».
Le boycott est désormais « une menace stratégique » selon le président d’Israël Reuven Rivlin, un groupe pour combattre BDS « en tant que terrorisme » a été formé à la Knesset indique Al Monitor. Anat Berko, lieutenant-colonel de réserve et membre du Likoud compare l’appel à l’exclusion des joueurs israéliens de la fédération internationale de football (Fifa) aux « attentats-suicides » et « au massacre d’athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich ». Lors d’une conférence dans une synagogue à New-York, l’ex-ministre des finances Yair Lapid a accusé : « derrière ce mouvement [BDS] se trouvent les responsables du 11-Septembre, des attentats de Madrid et Londres et des 250 000 personnes tuées en Syrie » après les avoir associés au « soutien aux Nazis ».
Pour Israël et son ambassade en France, Twitter et Facebook sont incontournables pour communiquer avec les « communautés juives » et relayer la communication officielle — ou propagande (hasbara). En 2013, Haaretz annonçait la formation et la rémunération d’étudiants israéliens, notamment pour qu’ils « luttent contre les appels au boycott » sur les réseaux sociaux6. Un an auparavant, Yoram Murad, directeur du département de la diplomatie digitale au sein du ministère israélien des affaires étrangères avait rappelé le « guide de bonne conduite sur les réseaux sociaux » aux diplomates israéliens. « Quelle est la différence entre un communiqué de presse et un tweet ? Aucune », indiquait-il alors7.
Pourtant, Elad Ratson, qui avait tweeté « ce que je vous dis n’est pas mon opinion personnelle, mais celle de mon gouvernement » tweetait en février 2015 à ses milliers d’abonnés8 un photomontage montrant des sites français touchés par une explosion à Gaza, légendée « Les islamistes en France frappés par un missile ciblé de la com’israélienne ». Parmi les cibles, le site Al-Kanz.org, « portail d’information autour et par-delà la communauté musulmane ». Son fondateur Fateh Kimouche est particulièrement visé par la campagne de blocage de comptes : il est le seul à voir son nom, sa photo, son origine supposée, sa région de résidence, sa tendance religieuse supposée tweetés et tous les comptes liés à son site sont dans la liste. Bien qu’il ait supprimé le montage photo, Ratson et ses services ont relayé sur Twitter, Facebook, LinkedIn et les sites Cool Israël et Silicon Wadi le message : « Le djihadiste français Al Kanz mobilise en (sic) Twitter 30 000 musulmans à boycotter Orange FR. Les faire taire en 1 seul clic. » Al-kanz.org a enregistré 5 millions de visites depuis le 1er janvier 2015. Kimouche envisage une plainte pour diffamation.
Un soutien en Israël même
Amalgamant les Français ayant un nom arabe, « les islamistes », « les djihadistes », « les musulmans », l’antisémitisme et l’antisionisme en vue de museler toute parole critique sur la politique israélienne, cette campagne de blocage de comptes est à l’image de la stratégie du gouvernement israélien — adoptée par le premier ministre Manuel Valls qui s’est déclaré « éternellement lié à Israël » et François Hollande, probablement le président le plus proche du pouvoir israélien de la Ve République.
Imen Habib, membre de BDS France depuis 2009, dénonce « le manque de cohérence » de la politique française sur le dossier israélo-palestinien. Laurent Fabius, avec 16 ministres des affaires étrangères de l’Union européenne, a écrit à Federica Mogherini, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité le 16 avril 2015, pour lui demander d’accélérer la procédure d’étiquetage des produits des colonies. Israël parle ici aussi « de boycott ».
Habib note « une évolution positive pour BDS en France, malgré les attaques pour limiter la liberté d’expression — notamment par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNCVA) — et la répression ». Plusieurs militants ont été poursuivis, rappelle Isabelle Avran de l’Associaton France Palestine Solidarité (AFPS) : « Sous Sarkozy, Michèle Alliot-Marie a menacé de procès pour incitation à la haine raciale, via une circulaire aux Parquets, les propagateurs de la campagne BDS. » La situation est particulière en France, où par exemple des manifestations de soutien à Gaza ont été interdites par les autorités (aucune soutenant Israël ne l’a été) lors de la dernière offensive israélienne. Des manifestants ont écopé de peines de prison ferme9.
Mais les campagnes continueront assurent les deux militantes — avec la participation de juifs et d’Israéliens — car « le mouvement BDS ne vise qu’à faire appliquer le droit international ».
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1Mise à jour le 11 juin : Le compte Twitter et la liste ont été supprimés le lendemain de la publication de cette enquête, ils ne sont plus accessibles via les liens connus.
2Cette opération rend leurs tweets invisibles par les utilisateurs et à terme, peut mener à une suppression des comptes. Le 10 juin, la liste contenait 1331 comptes.
3Dont l’auteure de ces lignes et Alain Gresh.
4Il n’a pas donné suite aux sollicitations d’Orient XXI.
5Traduit de l’hébreu par Orient XXI.
6Barak David, « Prime Minister’s Office recruiting students to wage online hasbara battles », Haaretz, 13 août 2013.
7Barak David, « Israel’s Foreign Ministry gives envoys a lesson on twitter diplomacy », Haaretz, 15 août 2012.
8Plus de 18 000 abonnés le 8 juin 2015.
9Ondine Millot, « Un manifestant propalestinien condamné à quatre mois ferme pour rébellion », Libération, 16 juillet 2014.