
Mardi 3 juin 2025.
Najah et Abou Saddam, deux personnes âgées, vivent seuls à la périphérie de Susya1 à quelque distance du bourg, là où aucune voix ne se fait entendre. Le mercredi 28 mai 2025, dans la nuit, le couple a été attaqué par des hommes de la colonie israélienne [Mitzpe Yair] toute proche. Les colons ont brisé des fenêtres et lancé des gaz lacrymogènes dans la pièce où le couple était assis. Lorsque Najah est sortie de la pièce, les agresseurs l’ont frappée aux bras et au dos avec des barres de fer, ils ont détruit une partie du magnifique jardin du couple et sont partis. Najah a été hospitalisée et soignée. Vendredi [30 mai], nous avons rendu visite au couple à leur domicile. Nous avons beaucoup toussé, car l’espace était encore rempli de gaz lacrymogènes. Nous sommes allés dans leur beau jardin.

Abou Saddam nous a dit que les fauteurs du pogrom étaient Shem Tov et sa bande. Shem Tov est le fils du vieux Gadi qui a fondé sa propre ferme familiale tout près de Sussya, au début des années 1980. Au fil des ans, Gadi le colon et sa femme se sont liés d’amitié avec Najah et Abou Saddam. C’est ainsi que Gadi « a permis » à Abou Saddam de faire paître son troupeau sur ses propres terres [celles d’Abou Saddam], aux abords de la ferme de Gadi. Ils ont partagé des repas préparés par Najah, ils se sont entraidés pour l’usage de plantes médicinales lorsque l’un d’eux attrapait les fâcheuses infections hivernales.
Le lendemain de l’attaque, le vieux Gadi, son fils Shem Tov et sa bande se promenaient près du jardin d’Abou Saddam. Abou Saddam et Najah étaient là. Leurs regards se sont croisés. « Nous sommes amis », a rappelé Abou Saddam à Gadi (bien que ce dernier ait mis fin à cette amitié depuis un certain temps). « Nous avons partagé le pain », a poursuivi Abou Saddam. Pour un vrai fermier, manger ensemble crée un lien fort, mais un seul d’entre eux est un vrai fermier. Le silence de Gadi signifiait que les paroles d’Abou Saddam restaient inaudibles. Shem Tov, le fils, témoin de la scène, ne cessait de crier à Abou Saddam et Najah : « Allez-vous-en ! Allez à Yatta ! » [Une ville palestinienne voisine]. Najah nous a confié que cela lui faisait encore plus mal que les coups.

J’ai réussi, tant bien que mal, à calmer ma rage, à contenir la douleur physique de Najah, la toux et la douleur de l’humiliation et de l’avilissement qu’ils subissaient. Je l’ai serrée dans mes bras et je l’ai apaisée avec des paroles réconfortantes. Une douceur régnait entre nous, un rappel que cette terre, devenue si maléfique, peut encore contenir l’amour.
Armée et colons, main dans la main
Quelle chance que cela se soit produit ce jour-là : quatre jours plus tôt, j’aurais été incapable de maîtriser la tempête intérieure provoquée par ce que j’ai vu. C’était le lundi 26 mai. Nous avons visité le village Khallet Al-Dabaa. Trois semaines plus tôt, le 5 mai, l’armée avait détruit l’essentiel du village. Nous sommes arrivés dans l’après-midi. Les colons occupaient le village, dévasté, ses habitants refusant de le déserter. Les assaillants ont sorti le vieil Abdallah de sa grotte, celle qu’il avait restaurée, pour y ériger un avant-poste improvisé. Abdallah a convoqué la police et l’armée, il s’est présenté comme le propriétaire légal du terrain, leur montrant des documents officiels. Ils lui ont dit que la grotte et les environs ne lui appartenaient plus, l’ont arrêté et emmené au poste de police de Kiryat Arba2.
Ils l’ont libéré tard dans la soirée et lui ont infligé une amende de 2 000 shekels (497 euros). J’ai surmonté le dégoût qui me nouait déjà l’estomac et j’ai fait de mon mieux pour aider. J’ai discuté avec Jaber, et j’ai pris contact avec un avocat. Yoav et Asaf [deux membres de Villages Group] , qui étaient avec moi, prenaient des photos. J’ai regardé autour de moi et j’ai soudain réalisé que, de toutes parts, des centaines de moutons appartenant au villageois de Khallet Al-Dabaa étaient dispersés par les « jeunes des collines », nourris de la dose quotidienne de haine dispensée par leurs aînés. Les bandes de jeunes affluaient vers le village. C’était la folie. Je me suis figée. Impossible de bouger. Ces adolescents auraient pu être des écoliers de n’importe où, ils auraient pu être des amis de Rian, le fils de Jaber, qui a plus ou moins leur âge. Au lieu de cela, ils affichaient une expression vide et stupide, riant comme s’ils étaient les seigneurs du pays. C’était insupportable. Certains d’entre eux sont venus au point d’eau de Jaber. Ils n’ont pas abreuvé le troupeau, juste versé l’eau en vain, pour signifier qu’ils avaient le contrôle total de la zone.
Les habitants n’ont pas osé les arrêter, et nous non plus. Trop vieux, trop peu nombreux. Yoav et Asaf étaient occupés à filmer, tandis que j’essayais de maîtriser ma nausée face au mal implanté chez ces jeunes — messagers d’un pouvoir impitoyable et sans entraves. Une nausée de ce que je voyais, et surtout un profond dégoût de moi-même, prise en otage, impuissante, les bras paralysés : ils ne pouvaient serrer personne. Il m’était interdit de dispenser des paroles réconfortantes, et comme un tigre en cage je courais dans les moindres impasses de mon cœur.
Je déambule ainsi dans ma maison depuis une semaine. Je n’arrive pas à apaiser mon esprit. Les bombardements dans la bande de Gaza résonnent comme s’ils étaient là, chez moi, ajoutant le péché au crime. Difficile de mener une vie routinière.
Hier [1er juin], alors qu’Ehud [membre de Villages Group] et moi étions en route pour Khallet Al-Dabaa, nous avons appris que l’endroit avait été déclaré zone militaire fermée. Nous avons rencontré Jaber à At-Tuwani, car il allait déposer une plainte au commissariat de Kiryat Arba pour dénoncer le harcèlement des colons dans le village. « La police a expulsé tous les colons du village. Même ceux qui avaient établi un avant-poste dans la grotte d’Abdallah et ses environs. Et les bergers, et les troupeaux. Tout le monde », a-t-il dit. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, j’ai vu dans ses yeux une lueur qui m’a rappelé son sourire plein de sagesse. « Si l’interdiction de l’entrée au village est le prix à payer pour que les colons ne soient plus là, je veux bien l’accepter », lui ai-je dit en essayant de sourire. « Ne t’inquiète pas, tu retourneras au village, et eux aussi, mais, pour l’instant, il y a une pause », m’a-t-il répondu avant de poursuivre sa route pour déposer sa plainte.
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