Turquie

Dans un climat xénophobe, Erdoğan pousse les réfugiés syriens au départ

L’atmosphère préélectorale et la grave crise économique qui frappe la Turquie depuis des mois ont ravivé les discours de rejet des quatre millions de réfugiés syriens du pays. Le président turc a proposé le retour volontaire d’un million d’entre eux dans les zones du nord de la Syrie contrôlées par Ankara.

L'image montre une femme debout dans une porte d'entrée, entourée de trois jeunes enfants. Elle a un air calme et tient une cigarette. Les enfants semblent curieux et sont vêtus de vêtements décontractés. Leurs expressions varient, certains souriant tandis que d'autres regardent vers l'objectif. Le fond présente des murs verts et une porte ornée de détails décoratifs, ajoutant une touche particulière à la scène.
Şanlıurfa (sud-est de la Turquie), 17 mai 2022. Fatima Ibrahim, venue de Kobané, avec ses enfants
Ozan Kose/AFP

Il y a quelques mois, un député turc a fait irruption dans une bijouterie de la côte égéenne avec une caméra vidéo pour interroger son propriétaire. Il lui a demandé ses papiers, sa licence commerciale et a enregistré toute la conversation sans sa permission. Peu après, il a posté la vidéo sur les réseaux sociaux en présentant le bijoutier avec le message suivant :

Il est venu en Turquie il y a sept ans. Son turc est limité. Il a obtenu la citoyenneté. Il a un permis de port d’arme. Il a ouvert une bijouterie à Izmir avec un permis qu’il a obtenu à Sanliurfa. Il y a 900 000 autres Syriens comme lui. Turquie, es-tu inconsciente du danger ?

Ce député s’appelle Ümit Özdag. Il est le leader d’une nouvelle formation nationaliste, le parti Victoire (Zafer Partisi, ZP), qui a lancé une campagne très virale sur les réseaux sociaux appelant à l’expulsion des près de quatre millions de réfugiés syriens que la Turquie accueille. Depuis des semaines, son parti publie des vidéos non vérifiées de migrants harcelant des femmes turques dans la rue, de réfugiés se moquant du drapeau turc, et même une fiction dystopique du futur de la Turquie, montrant un pays divisé dont la langue officielle est l’arabe.

Des commerces vandalisés

Cette interpellation xénophobe sur les réseaux sociaux a suscité la peur au sein de la population réfugiée, qui redoute des épisodes similaires à celui de l’été dernier à Ankara, quand une foule de nationalistes en colère a vandalisé des commerces de Syriens et tenté d’attaquer leurs maisons après une bagarre au cours de laquelle un jeune Turc a été tué.

Les attaques du parti de la Victoire ne sont pas le déchaînement isolé d’un parti populiste sans représentation parlementaire. Le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) social-démocrate, utilise également le rejet des réfugiés comme une arme contre le gouvernement. Il a récemment proposé de convoquer un référendum pour que la population décide du sort des réfugiés et annoncé que s’il remporte les élections en 2023, il renverra les Syriens dans leur pays.

Ayhan Kaya, chercheur spécialisé sur les migrations à l’université Bilgi d’Istanbul, estime que le rejet des réfugiés est en partie dû à la manière dont le gouvernement dirigé par le Parti de la justice et du développement (AKP) a communiqué sur cet accueil des réfugiés. « Dès le début de l’arrivée massive des Syriens en 2015, l’AKP a produit un discours religieux pour justifier leur accueil. Cela a amené la société turque à accepter les Syriens comme des frères musulmans sur une base temporaire, et non sur la base de leur droit à être accueillis, explique-t-il. « Le problème a commencé lorsque cette temporalité a dépassé le seuil de tolérance de la population. Le discours consistant à présenter les Syriens comme des invités ne veut plus rien dire », ajoute-t-il.

Les sondages le confirment. Selon Metropol, l’institut de sondage le plus prestigieux du pays, 82 % de la population turque souhaite que les réfugiés et les migrants retournent dans leur pays d’origine. Ce chiffre s’élève à 85 % chez les électeurs de l’AKP.

Retour « volontaire » ou réinstallation ?

À l’origine du débat, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a d’abord affirmé que les Syriens peuvent « retourner dans leur patrie quand ils le veulent », mais que la Turquie « ne les forcera jamais à quitter son sol ». Peu après, il a nuancé ses propos et annoncé un plan de « retour volontaire » d’un million de Syriens dans le nord de la Syrie. Un projet qui comprend la construction de logements et de services dans les régions contrôlées par la Turquie. Si Erdoğan a exposé certains détails du projet, comme le nombre de maisons qu’il est prévu de construire, et précisé que 500 000 Syriens sont déjà rentrés dans leur pays ces dernières années, il a laissé d’autres informations dans le flou. On ne sait pas comment ce projet sera mis en œuvre, qui gèrera l’entretien de ces sites ni s’il bénéficiera du soutien des autorités européennes.

Ayhan Kaya ne croit pas qu’il s’agisse d’un retour volontaire, mais d’une réinstallation. « Les acteurs étatiques syriens n’ont pas été consultés. Ce que la Turquie propose est en fait une sorte de relocalisation ou de réinstallation des Syriens dans un autre endroit, qui se trouve en Syrie, mais sous le contrôle des forces de sécurité turques », dit-il. D’autre part, la question de savoir quel type de marché du travail sera établi dans ces lieux n’a pas non plus été clarifiée.

Une décennie de guerre a pesé sur l’économie syrienne et de nombreux jeunes ont peur de rentrer chez eux de crainte d’être interceptés par les forces de Bachar Al-Assad. Kaya ne pense pas qu’il y ait un grand nombre de réfugiés en Turquie attirés par l’idée de se déplacer vers le nord de la Syrie. « Ceux qui seraient disposés à le faire sont les plus pauvres de tous les habitants de la Turquie. L’État turc offre une option à ceux qui vivent dans une situation plus précaire », explique-t-il. « Mais pour que ce retour soit sûr et durable, il faut utiliser les voies diplomatiques en coopération avec les institutions internationales », ajoute-t-il.

Didem Danis, sociologue fondatrice de l’Association pour la recherche sur les migrations (GAR), se demande également si les réfugiés syriens voudraient s’installer dans des régions du nord de la Syrie comme Azaz, Al-Bab ou Tal Abyad, qui ne sont pas leurs villes d’origine. « Les anciens habitants d’Alep ou de Homs seraient réinstallés dans le nord du pays. Un nouveau règlement ouvrirait une autre question sur leur intégration dans ces lieux », dit-elle. D’autre part, beaucoup de ces réfugiés vivent en Turquie depuis six ou sept ans. Environ 40 % sont des mineurs et quelque 500 000 sont nés sur le sol turc. « Cette partie de la population a passé une grande partie de sa vie en Turquie, alors comment peuvent-ils s’installer dans un pays qu’ils ne connaissent probablement pas ? Beaucoup de ces enfants connaissent mieux la Turquie que la Syrie », explique Danis.

Une intégration minée par plusieurs crises

Le débat sur la gestion des migrations et le discours xénophobe interviennent dans un contexte de forte hausse de l’inflation en Turquie (70 %), qui a frappé les ménages turcs au porte-monnaie. Il est courant d’entendre dans la rue des récriminations concernant l’accueil des réfugiés en relation avec la crise économique actuelle. Les réfugiés auraient reçu une prétendue aide de l’État, enlevé des emplois à la population locale, encombré les hôpitaux et les écoles. Pourtant, sur les quelque deux millions de Syriens en âge de travailler, à peine 200 000 ont un permis de travail. Les autres sont contraints de travailler dans le secteur informel, exposés à l’exploitation et à des salaires inférieurs au salaire minimum turc, lequel est actuellement de 4250 livres turques1.

En 2016, le gouvernement turc a adopté une nouvelle réglementation qui permet aux Syriens d’obtenir des permis de travail, mais c’est l’employeur qui doit en faire la demande, en payant des frais dont de nombreuses entreprises refusent de s’acquitter. Didem Danis explique que cette réglementation a créé des tensions avec la population locale, qui estime que les Syriens créent une concurrence déloyale sur le marché du travail. « Notre outil concurrentiel sur le marché mondial est la main-d’œuvre bon marché. En raison de l’inflation, de nombreux Turcs ne peuvent survivre avec les salaires actuels, tandis que la main-d’œuvre syrienne est contrainte d’accepter de mauvaises conditions de travail », décrit-elle. « C’est un grand avantage pour un propriétaire d’entreprise que de pouvoir remplacer un travailleur turc protégé par le droit du travail par une main-d’œuvre bon marché », ajoute-t-il.

Une autre mesure gouvernementale critiquée pour son opacité est l’octroi de la citoyenneté à certains réfugiés syriens. Les autorités ont annoncé que la citoyenneté turque avait été accordée à quelque 200 000 Syriens, mais n’ont pas précisé les critères de choix de ces personnes, laissant planer une ombre sur cette initiative.

L’Union européenne s’en lave les mains

Le gouvernement fait fi des critiques et pointe du doigt les institutions européennes. À plusieurs reprises, il a demandé le renouvellement des conditions de l’accord signé en 2016, paralysé par la pandémie, au terme duquel tous les migrants irréguliers arrivant sur les îles grecques en provenance de Turquie doivent être renvoyés sur le territoire turc. De son côté, l’Union européenne (UE) doit réinstaller le même nombre de réfugiés syriens en provenance de Turquie. Le pacte n’a pas été respecté et l’UE n’a réinstallé que 28 000 Syriens. Pour l’instant, les experts doutent que Bruxelles soit intéressée à discuter de l’accord avec Ankara. « L’accord va au-delà des réfugiés syriens, il comporte des clauses sur la libéralisation des visas pour les Turcs, une modernisation de l’union douanière et une normalisation des relations entre la Turquie et l’UE, explique Kaya. Dans le contexte actuel, je ne pense pas que l’UE soit intéressée », déplore-t-il.

1Après revalorisation en janvier 2022. L’équivalent actuel est de 241 euros, en tenant compte de l’inflation.

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