Des barbouzes marocains au cœur de Paris

Ce n’est pas seulement au Maroc que le pouvoir royal poursuit ses opposants. Il le fait même en France, où ses hommes de main bénéficient d’étranges complaisances.

Jet de chaises sur les intervenants à la conférence de l’Asdhom à Paris, 15 février 2019.
D’après une image vidéo

Le 15 février 2018, l’impudence de certains services marocains a franchi un nouveau palier au cœur de Paris. Alors que l’Association de défense des droits de l’homme au Maroc (Asdhom) organisait à Paris un débat sur la liberté de la presse au Maroc, une quinzaine de baltaguia (des voyous chargés de mater les opposants dans certains pays arabes) ont saboté la conférence. Le groupe, qui s’était installé dans la salle, a commencé par interrompre et insulter les invités parmi lesquels se trouvaient Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou le journaliste Hicham Mansouri, qui a obtenu l’asile politique en France après un simulacre de procès à Rabat et une condamnation à dix mois de prison ferme en 2015. Puis, des interventions intempestives, on est passé aux menaces et aux violences verbales avant de s’attaquer physiquement à la soixantaine de participants en jetant sur eux des chaises. Pour terminer, ces « barbouzes d’un autre temps » ont, selon le communiqué de l’Asdhom, sectionné des câbles du disjoncteur, plongeant la salle dans l’obscurité. Il ne restait plus aux baltaguia qu’à lancer des boules puantes et à s’enfuir avant l’arrivée de la police1

Curieusement, dans la salle était également présente une députée de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Hanane Rihab, qui n’a rien trouvé de mieux que de prier les organisateurs de laisser parler les perturbateurs. Cette parlementaire sans foi ni loi imposée à la direction de l’USFP par les services de renseignement — Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid, les deux grands leaders de la gauche marocaine ont dû se retourner dans leur tombe — s’est autoproclamée récemment porte-parole des « filles violées » par Taoufik Bouachrine condamné à 12 ans de prison en novembre dernier au terme d’une parodie de procès. Directeur de deux sites d’information – alyaoum24.com et soltana.ma très suivis en raison de leur indépendance, Bouachrine a été accusé de trafic d’êtres humains, d’exploitation sexuelle, de viols, etc. Selon son comité de soutien et de nombreux observateurs, le journaliste est « victime d’un procès politique » et le pouvoir n’a trouvé que ces accusations montées de toutes pièces pour s’en débarrasser.

Historien et cofondateur du journalisme d’investigation, Maâti Monjib, qui était dans la salle, est régulièrement attaqué par cette étrange socialiste en raison de ses activités en faveur des droits humains. L’avocat Mohammed Karout, qui travaille depuis longtemps comme avocat de la police et des services de renseignements, était également présent. Connu pour son langage ordurier, il s’est beaucoup impliqué dans la lutte contre le mouvement populaire du Rif (Hirak-Anhezzi). La présence de ces deux « politiques » inconditionnels du régime s’explique, selon Maâti Monjib, par leur crainte de voir évoquer au cours des débats l’affaire Bouachrine et d’autres sujets gênants pour le régime, comme la multiplication des moyens de pression sur les journaux.

Des pratiques anciennes

Si cette intrusion a pris une ampleur et une forme inédites, les violences verbales et physiques hors du royaume de l’appareil sécuritaire marocain et de ses agents ne sont malheureusement pas nouvelles. Avec parfois l’aide de « politiques » (diplomates, parlementaires, etc.), certaines officines de basse police spécialisées dans le tabassage ou l’intimidation d’opposants marocains n’hésitent plus à intervenir à l’étranger. Avec plus ou moins de succès.

Le journaliste Ali Lmrabet, fondateur de plusieurs hebdomadaires satiriques qui lui valurent d’être condamné à quatre ans de prison au début des années 2000 et d’en sortir en 2003 grâce à une intervention du secrétaire d’État américain Colin Powell, passe aujourd’hui le plus clair de son temps en Espagne. Il n’a pas cessé d’être harcelé par les services (plus ou moins) secrets marocains : « Chaque fois que je dois donner une conférence en Espagne, raconte-t-il, je vois arriver des groupes de personnes qui tentent de saboter la réunion. Souvent, avant la conférence, la police espagnole me signale qu’ils ont détecté des perturbateurs envoyés par le Maroc ! Les honorables correspondants de la MAP2, dont le directeur du bureau à Madrid, Saïd Ida Hassan, m’ont poursuivi en justice, mais ont perdu tous leurs procès devant le tribunal suprême. En juin 2009, un tribunal d’Almeria a même condamné Ida Hassan à 12 000 euros d’amende pour m’avoir insulté devant plus de 150 personnes à l’université d’Almeria. »

« Ils sont capables de tout, poursuit-il, y compris, comme l’a fait Amin Chaoudri alors conseiller à l’ambassade de demander à la maire de Carthagène de ne pas m’inviter au festival. La directrice fut contrainte de démissionner avec fracas pour dénoncer la censure. » En juillet 2015, alors qu’il poursuivait à Genève une grève de la faim pour obtenir le renouvellement de ses papiers d’identité, des groupes de jeunes Marocains armés de bâtons sont venus le harceler et le menacer de mort devant le Palais des Nations unies où il menait sa grève. Un groupe d’activistes suisses l’a tiré d’affaire.

Journaliste d’investigation, une activité qui lui vaudra d’être condamné à dix mois de prison en 2015 après un simulacre de procès, Hicham Mansouri, marqué par le traitement que lui a réservé au Maroc l’appareil sécuritaire, vit en France où il a obtenu l’asile politique. « Si les menaces et insultes se sont poursuivies sur les réseaux sociaux, si j’ai le sentiment parfois d’être suivi, c’est vraiment la première fois, le 15 février, que j’ai ressenti la peur que j’avais connue lors de mon agression au Maroc ».

« Nous avons appris à gérer les perturbateurs »

Discret, Hicham Mansouri évoque le tabassage en règle subi l’été dernier à Dijon par Reda Goura à la sortie d’un restaurant. Goura, un journaliste qui avait couvert le Mouvement du 20 février a perdu conscience et a été hospitalisé. S’il n’a pu fournir aucune preuve sur ses agresseurs, il ne fait aucun doute, selon lui, compte tenu des menaces reçues sur les réseaux sociaux, qu’il paie pour ses activités de militant.

Le régime n’oublie rien et surtout pas ceux qui, comme Mohammed Radi Ellili, un Sahraoui qui, après avoir présenté le journal de la première chaine marocaine et défendu la marocanité du Sahara, se montre aujourd’hui très critique de la gestion de ce dossier par le Palais. Ellili, qui s’est installé en France, est constamment menacé et insulté sur les réseaux sociaux et les sites marocains progouvernementaux comme le360.ma ou barlamane.com.

À Marseille, où il s’est établi récemment, Hamza Mahfoud, l’un des principaux animateurs du Mouvement du 20 février, a découvert lors de manifestations en faveur du Rif à quel point le consulat du Maroc était peu disposé à tolérer de telles initiatives. « Nous avons appris à gérer les perturbateurs », sourit-il. Les cas de Zakaria Moumni et Mustapha Adib sont plus connus. Tous deux sont installés depuis peu au Canada et aux États-Unis, pays auxquels ils ont demandé asile ou « protection ».

Zakaria Moumni était convaincu, en tant qu’ancien champion du monde de kickboxing (1999), de pouvoir bénéficier, aux termes d’un dahir (décret) royal de 1967, d’un poste de conseiller sportif auprès du ministère de la jeunesse et des sports. Non seulement le Maroc officiel n’a pas reconnu son titre, le qualifiant même au passage de « piètre boxeur »,, mais devant son insistance, l’a condamné en septembre 2010 à trois années de prison durant lesquelles il a été torturé dans le fameux centre de Témara situé à 30 km au sud de Rabat, où le Maroc sous-traitait notamment les interrogatoires de djihadistes faits prisonniers par l’armée américaine. Gracié par le roi, il s’installe en France et continue à réclamer justice. Les menaces de mort se multiplient et des montages pornographiques se retrouvent même sur des réseaux sociaux. En avril 2017, après une nouvelle agression physique par quatre hommes à Nancy, il demande l’asile politique au Canada, par crainte de représailles marocaines et en accusant la France de l’avoir abandonné. Sa demande est jugée recevable par le Canada.

En septembre 2018, l’ex-capitaine d’aviation Mustapha Adib, condamné en 1999 à trois années de prison pour avoir dénoncé la corruption de sa hiérarchie et installé depuis 15 ans en France, demande l’asile politique aux États-Unis. De ces derniers, il attend « la protection internationale en tant que Français persécuté en France ».

Le cas Hammouchi

Profondément marqués par leur détention puis par les menaces, les violences verbales et physiques à leur encontre, Moumni et Adib qui, à plusieurs reprises, ont été à l’origine de tensions entre Paris et Rabat n’ont pas admis ou compris que la raison d’État soit plus forte que leur quête de justice. En février 2014, Moumni dépose une plainte contre Hammouchi, qui était de passage à Paris. Une convocation est transmise à l’ambassade du Maroc afin qu’Hammouchi soit entendu sur des faits de torture, à la grande fureur du Maroc. La crise durera près d’une année. Quant à l’ex-capitaine Adib, il avait réussi à pénétrer en mars 2013 dans l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris et à déposer dans la chambre du général Abdelaziz Bennani, plus haut gradé du royaume, un bouquet de fleurs accompagné d’une lettre dans laquelle il dénonçait la corruption du général. Le Maroc s’en était fortement ému.

Ces quelques cas ne doivent pas faire oublier les innombrables individus ou organisations ciblés en permanence sur les réseaux sociaux ou par d’autres moyens (téléphone, courriels, harcèlement…) par les officines de basse police du régime, que ce soit au Maroc ou à l’extérieur3

Le sabotage de la conférence organisée par l’Asdhom n’en pose pas moins un certain nombre de questions. Quel intérêt le régime marocain a-t-il à perturber une réunion organisée par une association qui n’a jamais appelé au renversement de la monarchie, mais réclame seulement avec constance le respect de la loi et de la constitution amendée en 2012 ?

Un protocole d’entraide entre Paris et Rabat

Aboubakr Jamaï, fondateur du Journal hebdomadaire a été contraint de fermer avant de quitter le Maroc pour la France où il enseigne à l’Institut américain universitaire (IAU College) à Aix-en-Provence. Pour lui, « il n’y a pas de stratégie établie. On voit plein de décisions stupides dans ce pays. Il y a des stratégies individuelles. Sans doute des craintes. Il y a de la contestation, la situation sociale n’est pas bonne dans le Rif et ailleurs. Le régime fait ainsi depuis des années une fixation sur l’AMDH qui dénonce la répression des mouvements sociaux. L’AMDH est de loin l’association la plus dynamique du monde arabe dans ce domaine. Son ex-présidente, Khadija Ryadi, une femme remarquable, est d’autant plus dans le collimateur du pouvoir qu’elle a une bonne image sur le plan international depuis qu’elle a reçu en 2013 le prix de l’ONU pour les droits de l’homme. »

Pour Saïd Fawzi, président de l’Asdhom, et Ayad Ahram, ex-président, « le comportement des “donneurs d’ordre” marocains n’est certainement pas étranger au protocole d’entraide judiciaire franco-marocain adopté en juin 2015 et selon lequel les plaintes déposées en France sont désormais “prioritairement” renvoyées vers Rabat ou clôturées et inversement. Ces voyous, convaincus qu’ils n’ont rien à craindre, ont un sentiment d’impunité. »4

Pour l’historien Maâti Monjib, la Direction générale des études et de la documentation (DGED) et la Direction générale de la surveillance du territoire (DST), les deux principaux services de renseignement sont très actifs depuis 2011 et le Mouvement du 20 février. « Même s’ils sont en concurrence, il y a un minimum de coordination entre eux. La DST, de plus en plus présente à l’étranger envoie ses nervis tandis que la DGED s’appuie sur des personnalités plus présentables, diplomates ou parlementaires qui travaillent pour elle. L’internationalisation de l’affaire Bouachrine, pour lequel le groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU a demandé une libération immédiate, inquiète le service. »

Néanmoins, tous ces observateurs comme les responsables de l’Asdhom estiment que le régime s’est tiré une balle dans le pied en prenant le risque de ternir l’image du Maroc. Pour l’Asdhom, «  si ces individus ont réussi à saboter notre conférence, ils ne pourront jamais nous faire taire. Notre détermination à faire sortir le Maroc de l’obscurité dans laquelle ils veulent le plonger reste intacte (…) Nous continuons à militer au nez et à la barbe de ces services de l’ombre pour mettre le Maroc sur la voie d’un État de droit ».

1Sollicité par OrientXXI, le ministère des Affaires étrangères n’avait toujours pas réagi au moment où nous publions cet article.

2NDLR. MAP : Maghreb Arabe Presse, agence de presse officielle marocaine.

3La presse entre information et diffamation rassemble les actes d’un colloque tenu à Rabat en janvier 2017. Les organisateurs y dénoncent en particulier « une presse spécialisée dans l’infâme » et la diffamation qui « est devenue une politique quasi publique ».

4Protocole voté par le Parti socialiste et la droite pour mettre précisément un terme à la crise franco-marocaine de 2014. Les organisations de défense des droits humains s’en étaient vivement émues.

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