Tout d’abord, je voudrais saluer le courage de Denis Charbit (Le Monde du 27 décembre 2021) d’avoir admis son erreur en plaçant l’exposition Juifs d’Orient organisée par l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris dans le cadre des « Accords d’Abraham » et d’avoir rectifié le nombre des pièces d’art empruntées aux organismes israéliens.
Le courage de Charbit reste pourtant aléatoire, car il ne l’a pas incité à poser les bonnes questions à propos de l’exposition, ni d’ailleurs à propos de la version officielle israélienne concernant les juifs arabes.
En effet, l’intitulé de l’exposition : « Juifs d’Orient » occulte l’appellation réelle, qui est en réalité : « juifs du monde arabe », dont l’exposition raconte l’histoire et la culture. Denis Charbit absout Israël d’avoir expulsé les Palestiniens de leur terre, comme on le voit dans le documentaire qui accompagne l’exposition, car il utilise l’expression « le départ des Palestiniens », alors qu’il recourt à celle d’« expulsion des juifs » hors du monde arabe. Pourtant, le nettoyage ethnique entrepris par Israël à l’encontre des Palestiniens est une vérité historique établie par les historiens israéliens eux-mêmes et il est désormais impossible de le nier ou de l’ignorer.
En ce qui concerne la tragédie de la proscription des juifs arabes, il faudrait bien plus que la phrase expéditive et erronée de Charbit qui compare leur émigration en Israël à l’évacuation des juifs de l’Allemagne nazie ou de l’Union soviétique !
Complicité d’Israël et des régimes totalitaires arabes
Or, Charbit ne tarde pas à désavouer son aveu d’erreur en considérant que « les Accords d’Abraham ont bel et bien fait sauter un tabou », omettant de dire que ces accords ont été le fruit d’une longue collaboration entre des régimes arabes non élus ou autoritaires d’un côté et le régime colonialiste israélien de l’autre. La « normalisation d’Abraham » est en fait une tentative de normalisation des régimes autoritaires arabes aux yeux de leurs peuples ; l’autre objectif étant de faire plier les Palestiniens et de les contraindre à se soumettre à la colonisation israélienne. Cet accord constitue une prolongation indirecte de l’opération d’émigration forcée des juifs arabes dans les années 1950 et 1960 du XXe siècle. Les opérations du « Tapis volant » au Yémen (1949-1950), d’« Ezra et Nahmias » en Irak (1950-1952) et « Yakhin » au Maroc (1961-1964) ont été menées conjointement par les organismes de l’État israélien et par les régimes totalitaires arabes.
La complicité des régimes arabes et leur contribution effective à l’émigration forcée des juifs arabes en Israël ne doivent pas éclipser le projet initié par le mouvement sioniste en vue de déraciner ces minorités qui faisaient partie intégrante du tissu social, culturel et économique dans les divers pays arabes.
La littérature produite par des juifs irakiens et maghrébins nous offre un exemple précieux qui contribue à briser le silence autour de cette affaire. Les œuvres de Shimon Ballas, de Samir Nakkach, de Sami Michael et de tant d’autres, ajoutées à la tragédie de leur déracinement et de la discrimination qu’ils ont subie en Israël, ainsi que l’épreuve des ma‘abarot, ou camps d’accueil, méritent d’être lues et méditées.
Une question occultée, le colonialisme
Il semblerait que Denis Charbit ne soit pas allé vraiment au fond de la question. Il a d’ailleurs omis de se pencher sur les écrits de nombreux intellectuels arabes ou sur les miens qui ont mis en lumière depuis plusieurs décennies l’affaire de l’émigration forcée des juifs arabes et le rôle joué par les dictatures arabes dans cette tragédie.
La question qui a été estompée et qui constitue à mon sens le centre névralgique de notre discussion est celle d’un colonialisme qui perdure depuis plus de cinquante ans et qui, par le biais de la construction des colonies israéliennes un peu partout sur la terre palestinienne, prolonge la Nakba de 1948.
Sans crier gare, le colonialisme israélien s’est mué en régime d’apartheid, en une discrimination raciale qui ne touche pas seulement les Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem et de Gaza, mais concerne aussi les Palestiniens demeurés sur leur terre après la guerre de 1948, ceux que la Loi fondamentale israélienne appelle « les Arabes d’Israël ».
Quelle attitude adopter face au régime d’apartheid israélien ? La majorité des intellectuels israéliens évitent soigneusement d’aborder cette question. Deux réponses s’imposent de prime abord pourtant : la première est palestinienne, et il s’agit de résistance, alors que la deuxième est internationale, et il s’agit du boycott.
Maintenir Israël en dehors du cercle de responsabilité et au-dessus des lois internationales, ne pas condamner son appareil répressif qui protège l’expansion des colonies est une affaire qui soulève de nombreuses questions concernant les valeurs humaines, impuissantes à condamner l’occupation colonialiste ou à instaurer le boycott international face au régime d’apartheid.
Il n’est donc pas surprenant qu’Israël se retrouve dans le camp même de certains régimes populistes occidentaux, comme il n’est pas étonnant que cet État colonialiste choisisse la connivence avec des régimes totalitaires arabes et qu’il élabore avec eux des conventions de paix et des accords sécuritaires. En effet, Israël sait bien que la liberté et la démocratie ne peuvent se fourvoyer avec le colonialisme et la ségrégation raciale.
Pour revenir à l’IMA, notre critique n’était en fait qu’une tentative de défense, car l’erreur de collaborer avec des institutions israéliennes pourrait se transformer en faute grave si l’Institut ne se dépêche de l’appréhender avec fermeté.
Profondément attachés à l’esprit d’égalité, de justice ainsi qu’au droit des peuples à l’autodétermination, notre unique réponse ne peut être que le boycott.
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