« Sant al-Tasqit »

Il y a soixante-dix ans, le départ des juifs irakiens

Sept décennies après leur exode massif, le récit autour du départ des juifs irakiens reste encore à construire, y compris au sein de la communauté déplacée, afin de comprendre comment une existence millénaire en Mésopotamie est devenue impossible à l’aube du tourbillon historique qui a suivi la création de l’État d’Israël. La chute de l’Empire ottoman, le colonialisme britannique qui s’en est suivi et l’émergence de mouvements nationalistes juif et arabe ont exercé des pressions politiques internes et externes sur la communauté juive irakienne. Tiraillée de toutes parts, celle-ci a fini par être le dommage collatéral des zones idéologiques en guerre.

Juifs irakiens dans un avion partant pour Israël
Archives de la famille Dangoor

La majorité des juifs d’Irak ont été déplacés au lendemain du partage de la Palestine décidé par les Nations unies, la création de l’État d’Israël et la Nakba. Entre 1950 et 1951, ce sont près de 120 000 juifs irakiens qui ont fini par quitter leur pays, la plupart pour Israël, durant une opération appelée tasqit al-jinsiya (la déchéance de nationalité), car renoncer à sa nationalité irakienne était une condition prérequise, afin de partir sans possibilité de retour. Cet exode, plus connu sous le nom de sant al-tasqit (l’année du tasqit) est relaté de manière conventionnelle comme la fin de l’exil babylonien et la réalisation de la promesse messianique du retour à Sion. Dans la tradition juive, Babylone est un lieu pour la diaspora, la condition ultime de l’exil telle qu’incarnée dans la phrase biblique : « Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion. »

En convertissant des concepts religieux en un discours ethno-nationaliste, la notion sioniste d’aliya (immigration en Israël pour un juif) a eu pour effet de mystifier le mouvement transfrontalier épique entre les zones ennemies. En effet, l’intitulé très officiel choisi pour le transport aérien des juifs irakiens était « Opération Esdras et Néhémie », et qui invoque les noms des prophètes associés à l’épisode biblique du retour à Jérusalem et la reconstruction du Temple. Toutefois, ce qui est souvent présenté comme la « réunion des exilés » et le retour de « la diaspora » à Jérusalem a en réalité été une expérience complexe et douloureuse, et un trauma multigénérationnel qui a engendré un sentiment d’appartenance ambivalent pour les juifs déplacés du Proche-Orient.

Les affres du départ

La création de l’État d’Israël en 1948 et le déplacement massif des Palestiniens qui s’en est suivi vers les pays arabes voisins ont placé les juifs du Proche-Orient dans une position extrêmement vulnérable. Les juifs arabes devaient ainsi faire allégeance à une identité articulée par deux notions conflictuelles – « juif » et « arabe », toutes deux redéfinies depuis peu à la lumière du nouvel intitulé historique d’une appartenance ethno-nationale. Bien qu’elle s’oppose au statut traditionnel du judaïsme en tant que religion, sa redéfinition sioniste en tant que nationalité ethnique a donné lieu à des tensions au sein même de la communauté juive irakienne, surtout depuis que certains de ses jeunes ont commencé à considérer Israël comme une option. Durant la période post-1948, ce tiraillement est devenu plus intense. Ainsi, pendant que les Palestiniens subissaient la nakba, les juifs arabes se sont retrouvés dans un nouvel ordre mondial qui ne pouvait pas s’accommoder à la fois de leur judaïté et de leur arabité.

Dans cet environnement aux mutations rapides, les juifs irakiens, égyptiens et syriens ont dû défendre leur judaïté, associée pour la première fois de leur histoire non pas à leur religion, mais à un nationalisme colonial. Cette période mémorable a donné lieu à des expressions générales d’hostilité et à de multiples mesures discriminatoires à leur encontre. La pression sioniste visant à déplacer les communautés juives et à mettre fin à la gola (diaspora) d’une part, et l’équivalence nationaliste arabe entre judaïsme et sionisme de l’autre, ont finalement conduit au départ des juifs arabes de leurs pays.

Ironiquement, la vision sioniste qui faisait de l’arabité et de la judaïté deux notions exclusives n’a pas tardé à être partagée par le discours nationaliste arabe, plaçant ainsi les juifs arabes au cœur d’un dilemme terrible. La rigidité des deux paradigmes a produit une crise arabo-juive particulière, car aucun des deux ne pouvait contenir des identités multiples.

Bien que la majorité des membres de la communauté juive ne fût pas impliquée dans des activités politiques, que ce soit du côté des nationalistes, des sionistes ou des communistes. Mais ils se sont retrouvés involontairement et dangereusement impliqués dans l’affrontement des idéologies nationalistes. Les différentes déclarations des chefs religieux rejetant le sionisme, comme celles du Hakham Bachi (le Grand Rabbin et président de la communauté juive) irakien Sasson Khdhuri, ont été l’objet de multiples débats et interprétations, qu’elles ait traduit leur conviction ou qu’elles aient été une manière pour eux de protéger leur communauté. En 1936 par exemple, et avec l’escalade du conflit entre les Palestiniens et le yishouv (les unités de peuplement juif) dans la Palestine mandataire, le hakham a publié une déclaration au nom de la ta’ifa al-Israiliyya (la communauté israélite) irakienne. Son but était de lever toute suspicion par rapport à l’implication des juifs irakiens dans le mouvement sioniste. « Aucun des membres de la communauté israélite d’Irak, écrivait le hakham, n’entretient la moindre relation, ni le moindre contact, ni aucune activité avec le mouvement sioniste, et ce à aucun égard ». Son texte insistait également sur le fait que « les juifs d’Irak sont irakiens et font partie intégrante du peuple irakien ».

Pourtant, une décennie plus tard, durant la période post-1948, les tensions idéologiques concernant l’avenir de la communauté (que ce soit en Irak ou en Israël), parallèlement aux tensions entre les dirigeants traditionnels de la communauté et le mouvement sioniste clandestin, ont atteint leur paroxysme. Toujours dans une tentative de réconciliation, le hakham a joué les médiateurs entre le régime et la communauté, une attitude jugée non-productive par certains juifs, et une manière de rassurer un régime persécuteur pour d’autres, surtout des sionistes. Avec le nombre croissant d’arrestations et de jeunes accusés d’appartenance sioniste en Irak, une manifestation a été organisée contre le hakham Khdhuri qui a conduit à sa démission en décembre 1949.

Certes, quelques juifs ont exprimé le désir de partir en Israël. Mais la question est : pourquoi, soudain, et après des millénaires de présence dans leurs pays, voulaient-ils à présent partir du jour au lendemain ? Même après la création de l’État d’Israël, la communauté juive d’Irak continuait à construire de nouvelles écoles, à fonder de nouvelles entreprises, ce qui ne reflète pas une volonté structurelle de partir. Ce déplacement a en réalité été le résultat de circonstances complexes, où la panique et la confusion ont davantage joué un rôle qu’un quelconque désir d’aliya, au sens nationaliste du terme.

Lorsqu’on prend en compte les circonstances de leur départ forcé, ce « retour » semble moins naturel et inévitable : les efforts de la présence sioniste en Irak pour saper l’autorité des leaders traditionnels de la communauté, comme le Hakham Sasson Khduri, qui ne souscrivait pas à cette nouvelle vision du judaïsme ; la politique sioniste visant à créer un fossé entre les communautés juive et musulmane ; l’institutionnalisation arabe de pratiques discriminatoires à l’encontre des juifs ; la propagande anti-juive qui a surtout été le fait du Parti Istiqlal (parti de l’indépendance), et qui a circulé publiquement ; les réticences de beaucoup d’intellectuels arabes à faire comprendre la différence entre juifs et sionistes ; l’échec des chefs arabes à assurer la sécurité des juifs dans le monde arabe ; la persécution des communistes, qui comptaient dans leurs rangs de nombreux juifs antisionistes ; les accords secrets entre certains leaders irakiens et leurs homologues israéliens autour du départ des juifs irakiens pour Israël ; et enfin la mauvaise compréhension, de la part de beaucoup de juifs arabes, de la différence entre leur propre identité religieuse et leur sentiment d’appartenance, et entre le projet d’État-nation laïque du sionisme, fondé sur une vision laïque euro-centrée, bien que s’appuyant sur une rhétorique quasi religieuse.

Encore aujourd’hui, les débats autour des circonstances qui ont mené au déplacement des juifs irakiens exacerbent les passions politiques vis-à-vis des réfugiés palestiniens de 1948. Le discours nationaliste arabe dominant a représenté le départ massif des juifs comme le signe de leur trahison envers la Nation arabe. Quant au discours israélien dominant, il en a fait l’histoire de l’expulsion des juifs. Plus récemment, la question des « réfugiés juifs venant des pays arabes et musulmans » a été utilisée pour contester le récit de l’expulsion et la dépossession des Palestiniens. Mettant en lien la nakba et le tasqit, un discours présumant une équivalence entre les deux situations a circulé dans le cadre de la rhétorique de « l’échange de population », afin d’alléger la responsabilité d’Israël dans l’exode palestinien.

Certaines versions de cette rhétorique soutiennent l’hypothèse qui fait des musulmans les perpétuels persécuteurs des juifs, dans ce qu’on pourrait appeler une version « pogromisée » de l’histoire juive. Dans ses formes les plus tendancieuses, cette rhétorique intègre l’expérience des juifs arabes dans l’histoire de la Shoah, désormais projetée sur le monde musulman qui n’a jamais appliqué ni même appelé à une « solution finale ». Une des manifestations de cette lecture tendancieuse est la campagne visant à inclure le farhoud —les attaques sanglantes à l’encontre des juifs de Bagdad en juin 19411 — dans le Musée mémorial de l’Holocauste aux États-Unis. Il est évident que la violence du farhoud est condamnable, et que l’on peut même la lier à la propagande nazie qui arrivait à ce moment-là de Berlin, mais pas au point de renvoyer dos à dos les Arabes et les nazis, ni de forger le discours d’un éternel antisémitisme musulman. Sans parler du fait que, durant le farhoud, des musulmans ont également protégé leurs voisins juifs, la désignation de cet événement par le terme « pogrom » est une lecture historique eurocentrée du destin des juifs irakiens, qui projette l’expérience historique des chrétiens d’Europe sur les pays musulmans.

Rester, mais à quel prix ?

Bien que la majorité des juifs irakiens aient été déplacés au lendemain du plan de partage de la Palestine et la création de l’État d’Israël, une minorité juive n’a pas souscrit au tasqit. Plusieurs raisons les a poussés à rester, notamment parce qu’ils se considéraient d’abord et avant tout comme des Irakiens, mais aussi parce qu’ils pensaient que cette tempête n’était que passagère, et/ou parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leurs vies derrière eux. L’expérience de la séparation a également été le lot de la famille du Hakham Sasson Khdhuri, dont la plupart des enfants sont partis en Israël tandis qu’il a fait le choix, ainsi que quelques-uns de ses proches, de rester en Irak. Ce dernier a fini par retrouver sa position à la tête de la communauté. Il a continué à avoir une approche flexible de la judaïté en acceptant l’évolution sociale des mœurs. Très impliqué dans la vie des membres restants de la communauté, dans les fêtes comme dans le deuil, il était une figure symbolique essentielle pour son identité juive. Après l’exode de la majorité des juifs irakiens, les tensions se sont calmées. Bien que l’anxiété engendrée par le conflit israélo-arabe a persisté, cette période s’est néanmoins caractérisée par une relative stabilité, si on la compare avec la décennie qui a suivi le coup d’État de 1963 et, surtout, avec la violence qui a fait suite à la guerre de juin 1967.

Avec le coup d’État de 1968, le contrôle dictatorial exercé par le parti Baas sur l’Irak a eu un effet dévastateur sur la population. Les mesures terrorisantes qui ont été prises pour écraser les ennemis réels ou imaginaires du régime ont conduit à l’emprisonnement, à la torture, à l’enlèvement et à l’assassinat de plusieurs citoyens irakiens innocents. Cette répression était plus exacerbée à l’encontre de la communauté juive, à présent soupçonnée de trahison. La surveillance de tous les Irakiens s’est traduite pour les juifs irakiens en une accusation toute prête de collaboration avec "l’ennemi sioniste", donnant lieu à des pendaisons publiques2, et mettant ainsi en danger jusqu’à l’existence de la communauté juive en Irak.

La répression conduite par le parti Baas entre 1969 et 1971 a ainsi conduit au départ des juifs irakiens encore présents dans le pays. Leur nombre a continué à décroître au début des années 1970. Après une existence séculaire en Mésopotamie, les juifs irakiens se sont dispersés entre le Royaume-Uni, Israël, et l’Amérique du Nord. Quand l’Irak a été envahi en 2003, leur nombre n’excédait plus quelques dizaines. Malgré son histoire ancrée dans le pays et un ensemble complexe de structures sociales, la communauté juive a subi des pressions terribles qui ont finalement conduit à son effritement.

Dans la biographie de Sha’ul Hakham Sasson que le fils du hakham bachi a publiée en 1999, l’auteur, qui était resté auprès de son père en Irak, a tenté de contester l’image négative du Hakham, car sa réputation a plutôt souffert du discours sioniste. Publié à Jérusalem par l’association des universitaires juifs d’Irak sous le titre arabe Ra’en wa-ra’eeyya (Un Chef et sa communauté), le livre raconte avec fougue comment, le Hakham a été, et sans l’ombre d’un doute, un chef dévoué. Craignant pour le bien-être -voire pour l’existence- de sa communauté, il l’avait généreusement défendue malgré les pressions subies et le prix qu’il a personnellement payé. Pendant cinq décennies turbulentes, et jusqu’à sa mort à Bagdad en 1971, le Hakham a traversé les changements politiques cruciaux de la région, qui ont eu des conséquences importantes pour la communauté juive irakienne et pour les juifs du Proche-Orient en général.

En effet, durant la période trouble qui a suivi la guerre de juin 1967, Sha’ul Hakham Sasson a lui-même a été détenu dans les prisons de Saddam Hussein, dans une tentative manifeste de faire pression sur le hakham pour lui soutirer quelques déclarations prorégime, face à la contestation internationale croissante.

Dans ses mémoires de prison publiées en 1999 et intitulées en arabe Fi jaheem Saddam Hussein (Dans l’enfer de Saddam Hussein), Sha’ul Hakham Sasson revient sur sa decision de quitter l’Irak après la mort du Hakham, le 24 mars 1971 : “Je me suis déraciné et je suis parti en Angleterre” où, écrit-il, “je vis encore… avec des souvenirs douloureux, priant Dieu de libérer l’Irak de ses oppresseurs les Baassistes”. Exprimant son souhait de voir un jour l’Irak “vivre dans la paix et la prospérité”, il a continué, tout au long de son exil londonien, à appeler ce pays “ma patrie, mon lieu de naissance”. Le fils du Hakham a conclu ses mémoires en souhaitant à tous les Irakiens qui ont été “obligés de partir de pouvoir un jour rentrer dans un Irak libre et démocratique, où toutes les communautés et tous les citoyens de différentes religions, vivraient ensemble dans la tolerance et l’égalité”. Ayant traverse les guerres, les revolutions, une dictature qui a rendu infernale la situation des tous les Irakiens mais surtout celle des juifs, vivant toujours sous le poids du soupçon de déloyauté, la famille du Hakham incarne finalement l’histoire d’une communauté mésopotamienne fragmentée et condamnée à la diaspora.

Au lendemain de leur exode d’Irak et du choc vécu à leur arrivée en Israël, les juifs irakiens, et plus généralement les juifs du Proche-Orient, ont connu l’exclusion, le rejet et la stigmatisation en tant qu’orientaux, dans un pays qui était considéré au moins comme un refuge. Une expression résume bien leur situation : « En Irak, nous étions des juifs, en Israël, nous sommes des Arabes. » L’année même où le Hakham est mort à Bagdad, le mouvement Black Panther, qui a protesté contre la discrimination des mizrahim en Israël, a vu le jour. En effet, des décennies après le tasqit, les juifs irakiens ont tenté de mettre des mots sur leurs sentiments, notamment celui d’avoir été trahis à la fois par l’Irak et par Israël. Ils ont évoqué les rumeurs (encore débattues) concernant les bombes placées dans les synagogues et l’existence d’un accord secret entre les gouvernements irakien et israélien, sous les auspices des Britanniques. Ils ont également évoqué comment les deux pays ont matériellement profité de leur départ -l’Irak ayant profité des biens qu’ils avaient laissés derrière eux, et les Israéliens de les avoir transformés en une main d’œuvre bon marché. La phrase « ba’ona » (« ils nous ont vendus ») traduit toute l’amertume de cette situation sans issue dans laquelle ils se sont retrouvés, depuis la peur de la persécution qui a précédé leur départ d’Irak jusqu’à leur confrontation avec l’attitude orientaliste des Israéliens européens. Ce sentiment post-tasqit d’être doublement en exil est en décalage avec le récit officiel des juifs sauvés de l’oppression perpétuelle des musulmans. Mais il confirme bien le vécu de l’exode des juifs irakiens qui sont devenus boucs émissaires, sacrifiés sur l’autel du conflit israélo-arabe.

1Les attaques ont lieu les 1er et 2 juin 1941, pendant que les troupes britanniques occupent Bagdad, après le coup d’État opéré par les quatre généraux pro-nazis du groupe Golden Square menés par le premier ministre irakien Rachid Ali Al-Gillani.

2Notamment le 27 janvier 1969, pendaison publique de quatorze Irakiens dont neuf juifs sous accusation de « complot sioniste », ndlr

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