Femmes voilées en France. L’entrepreneuriat contre les discriminations

En France, les femmes voilées subissent l’hostilité de la société, mais aussi les discriminations à l’embauche, souvent illégales mais difficiles à combattre. Pour accéder néanmoins au marché de l’emploi, certaines tentent de créer leur propres entreprises.

Ratiba Zahdali, fondatrice de Tiny Menu, entreprise de fabrication et vente de petits pots halal pour bébés
Ariana Mozafari

L’édition 2019 de la Rencontre annuelle des musulmans de France a vibré aux cris des vendeurs de produits halal, au son des discours des grands intellectuels religieux et des dizaines de milliers d’acheteurs musulmans. Ratiba Zahdali, 33 ans, vêtue d’une cascade de tissus noirs et souriant fièrement lorsque des clients potentiels passaient devant son stand était l’une des vendeuses du souk. Après deux ans de recherche et de développement de son produit, elle a finalement pu proposer aux musulmans français un produit qui manquait sur le marché halal : les aliments pour bébés.

« Avant, je ne pouvais acheter que des aliments pour bébé à base de poisson ou de légumes », raconte l’une des clientes de Ratiba, ravie d’essayer le lait maternisé sur sa petite fille. Tiny menu, la société de Ratiba, propose des saveurs comme le « velouté de petits pois, menthe et bœuf » halal, donnant ainsi aux parents musulmans la possibilité de nourrir leurs bébés avec une alimentation plus riche en fer.

Enlever foulard ou le chômage

Ratiba a obtenu un master de l’une des meilleures écoles de commerce de France — ESCP Europe1 — et n’avait pas prévu d’ouvrir une [entreprise d’aliments pour bébés. Et pourtant, quand est venu le moment de trouver un emploi, elle a dû faire un choix que beaucoup de femmes musulmanes en France aujourd’hui doivent faire : enlever le foulard… ou risquer de rester au chômage.

« C’est un monde tellement fermé et restreint pour les femmes musulmanes ! », s’exclame-t-elle. « L’image d’une femme portant un foulard est vraiment mal perçue en France. Les gens pensent que c’est la même chose que dans certains pays arabes, où les femmes sont obligées de porter le hijab. Mais en France aujourd’hui, les femmes qui choisissent de porter le voile ne sont les victimes de personne ».

Comme beaucoup de parents musulmans en France, ceux de Ratiba l’avaient pourtant mise en garde depuis son enfance contre le port du voile, d’autant plus que la France lutte pour faire face à sa minorité musulmane croissante, la plus importante en Europe, avec environ 9 % de la population2.

Le stand de Barcha, boutique de vêtements pour femmes musulmanes et non musulmanes, lors de la Rencontre annuelle des musulmans de France 2019.
Le stand de Barcha, boutique de vêtements pour femmes musulmanes et non musulmanes, lors de la Rencontre annuelle des musulmans de France 2019.
Ariana Mozafari

Un débat de trente ans

L’islam représente une question difficile pour la France, en raison de son histoire coloniale. Selon un sondage IFOP d’octobre 2019, 61 % des personnes interrogées estiment que l’islam est incompatible avec les valeurs françaises et près de 80 % pensent que la laïcité est menacée en France.

Les femmes « voilées » — environ un quart des musulmanes en France — se retrouvent continuellement au centre des débats sur l’islam. L’actuel président Emmanuel Macron a reconnu que si le voile est tellement controversé en France, c’est parce qu’« il n’est pas conforme à la civilité qu’il y a dans notre pays. Nous sommes attachés à l’égalité entre l’homme et la femme. »

Le concept français de « laïcité » établit une stricte séparation entre l’Église et l’État et exige que les fonctionnaires ne montrent pas leurs affiliations religieuses ou politiques. Mais c’est après l’expulsion en 1989 de trois jeunes filles d’un collège qui avaient refusé d’enlever leur foulard que la séparation d’avec le religieux a commencé à s’étendre à d’autres aspects de la vie française.

En 2004, le Parlement français interdisait le port de vêtements religieux dans les écoles publiques. En 2010, une loi « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », communément appelée « interdiction de la burqa » a été adoptée, et en 2016, plusieurs villes ont tenté de proscrire les « burkinis »3 sur les plages publiques.

Se replier sur sa communauté

Début 2019, plusieurs personnalités du monde politique ont condamné la décision d’une grande entreprise d’articles de sport de vendre un foulard pour les joggeuses. Il a finalement été retiré de la vente. Quelques mois plus tard, le pays a été le théâtre d’un autre débat national sur le foulard, relancé cette fois-ci par Julien Odoul lors d’une réunion du conseil régional de Bourgogne–Franche-Comté. Ce député d’extrême droite exigeait qu’une mère accompagnant son fils en voyage scolaire enlève son foulard dans la salle du conseil.

La justification officielle de ces lois est généralement d’encourager l’intégration à la société française et à ses valeurs, mais une étude de l’université de Stanford publiée en 2019 sur la loi de 2004 a montré qu’elle amenait « les femmes touchées par l’interdiction à se retirer dans leur communauté et à éviter toute interaction avec la société au sens large ».

Il est également devenu de plus en plus difficile de porter des vêtements religieux lorsqu’on travaille dans le secteur privé. En 2014, en dernière instance, la Cour de cassation — la plus haute juridiction française — a confirmé la légalité du licenciement d’une femme travaillant dans la crèche Baby Loup qui avait refusé d’enlever son foulard. Motif : les enfants sont trop impressionnables pour qu’on expose devant eux des symboles religieux. Une loi sur le travail de 2016 a également donné aux employeurs le droit de mettre en œuvre un principe de neutralité religieuse sur le lieu de travail pour des raisons de sécurité ou d’hygiène ou, dans certains cas, si les employés sont en contact avec des clients.

« Après la loi de 2004, le lien avec la laïcité est devenu de plus en plus ténu », explique Myriam Hunter-Hénin, professeur de droit à l’University College of London, qui a analysé le concept de laïcité français. « Le lien a été entièrement perdu avec l’affaire de la crèche [Baby Loup] et avec l’interdiction de la burqa en France. La laïcité n’est pas réellement utilisée comme base juridique, mais elle influence tout de même d’une certaine manière le raisonnement juridique. »

Un taux de chômage élevé

Les femmes musulmanes sont touchées de manière disproportionnée par ces lois. Moins de la moitié (42 %) des employeurs français sont ouverts à l’idée d’une femme portant le foulard sur le lieu de travail, selon une étude réalisée en 2015 par Inagora. Un « test de CV » de 2014 a également révélé qu’une femme issue de l’immigration maghrébine portant le foulard avait 55 fois moins de chances d’être rappelée pour un entretien qu’une femme blanche tête nue.

Une importante étude de l’Institut national d’études démographiques (INED) a établi le constat que le taux de chômage des femmes musulmanes était deux fois plus élevé que celui des non-musulmanes en France. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que les femmes qui portent le voile ont une vision plus traditionnelle des rôles familiaux, explique l’auteur de l’étude, Patrick Simon. Mais c’est aussi parce qu’« il est pratiquement impossible de travailler en France aujourd’hui avec le voile . Lorsque le travail implique de contacter des clients, la plupart des employeurs ne veulent pas de femmes voilées. Et même lorsque les femmes ne sont pas en contact avec les clients, il y a une discrimination extrêmement récurrente qui fait que très peu d’employeurs les embauchent », dit-il.

« Nous sommes toutes féministes »
« Nous sommes toutes féministes »
Ariana Mozafari

Hicham Benaissa, sociologue et consultant qui a travaillé avec plus de 500 entreprises françaises pour développer leurs positions par rapport à la question religieuse affirme que la discrimination est plus forte encore au sommet de l’échelle sociale : « Je n’ai jamais vu une femme voilée nommée à un poste de direction dans mon travail. Une femme voilée qui fait le ménage pour gagner sa vie ou qui va chercher vos enfants à l’école, les gens sont d’accord avec cela. Mais une femme voilée qui va vous donner des ordres, pas question ! »

Plus on gravit les échelons, plus on est victime de discriminations

L’état des lieux des discriminations et des agressions racistes envers les musulmans de France menée en septembre 2019 par la fondation Jean Jaurès semble confirmer l’expérience de Benaissa : plus les musulmans gravissent les échelons, plus ils sont victimes de discrimination. Environ 63 % des musulmans occupant des postes de direction ou travaillant dans des domaines nécessitant des diplômes supérieurs ont été victimes de discrimination au cours des cinq dernières années.

« Cela s’explique en partie par leur choix de carrière : dès que les minorités s’insèrent dans des mondes essentiellement ‟blancs” et laissent derrière elles des communautés musulmanes ou minoritaires, elles sont confrontées à ce type de racisme », précise François Kraus, l’un des auteurs de l’étude. « Cela s’explique également par le fait que les personnes ayant un niveau d’éducation plus élevé sont généralement plus sensibles aux questions de discrimination ».

Cela dit, de nombreuses femmes musulmanes se voient rejetées, même pour des postes non managériaux. À 20 ans, Miryam Karam enlevait son foulard tous les jours pour aller travailler comme secrétaire médicale en Alsace. Un jour, alors qu’elle était entre deux recherches d’emploi, « je portais mon foulard lorsque je suis entrée en entretien », raconte-t-elle. « Le médecin m’a immédiatement signifié qu’il était hors de question que je porte le voile au travail, car elle ne voulait pas que les patients voient une femme soumise assise derrière le bureau ».

Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) est l’une des nombreuses organisations qui aident les femmes musulmanes à lutter contre les discriminations. Il a qualifié la loi de 2016 permettant aux employeurs d’imposer la neutralité religieuse de « raison fallacieuse » pour discriminer les femmes musulmanes.

Selon Naima Saïd, experte juridique de l’organisation, « si l’employeur pose des questions sur la religion d’une femme pendant l’entretien sur son choix de porter le voile, ou suggère que le voile pourrait être un obstacle à son embauche sans mentionner la politique de neutralité religieuse de l’entreprise, alors cela pourrait être un motif de discrimination. »

Naima estime que le problème reste largement sous-estimé. « Ces femmes se sentent victimes, mais elles n’ont pas nécessairement la force d’aller jusqu’au bout de la longue procédure judiciaire », ajoute-t-elle.

François Kraus, coauteur de l’étude de la fondation Jean Jaurès citée plus haut explique les raisons pour lesquelles, selon lui, de nombreuses entreprises françaises hésitent à embaucher des employées voilées. « Les recruteurs français pensent à leur image et à ce qu’ils risquent en intégrant une femme voilée dans l’équipe, surtout si l’on prend en compte la peur des attaques terroristes et les amalgames faits avec les extrémistes », déclare-t-il. « Ils réfléchissent aussi à la cohésion interne : les personnes portant le voile vont-elles bien s’intégrer et prendre un verre avec l’équipe après le travail ? Le foulard apparaît comme un symbole de fermeture sociale pour beaucoup de recruteurs. Dans la mentalité française, la religion n’est pas considérée comme une partie de votre identité. C’est une opinion, comme la politique ».

Exposition de turbans « made in France » de Niyya
Exposition de turbans « made in France » de Niyya
Ariana Mozafari

Créer sa propre entreprise

À cause de ces restrictions, les femmes musulmanes ont été contraintes de s’adapter. Sur les réseaux sociaux, des groupes tels que « Travailler avec son voile, c’est possible ! »permettent à leurs membres de partager des offres d’emploi et des conseils professionnels. Les femmes font circuler des listes d’entreprises qui autorisent les vêtements religieux, y compris des multinationales comme le géant de la vente au détail en ligne Amazon ou le magasin de meubles suédois Ikea. « À la base, ce sont surtout des entreprises qui ne sont pas françaises », remarque Ratiba Zahdali, la diplômée de l’école de commerce.

Un nombre croissant de femmes se tournent également vers la création de leur propre entreprise pour pouvoir travailler avec leur foulard. « J’ai réalisé que je ne voulais pas changer ma façon de m’habiller », a déclaré Karam, l’ancienne secrétaire médicale qui est maintenant consultante indépendante en informatique. « Alors, j’ai commencé à penser de plus en plus à l’entrepreneuriat ».

En 2011, Louiza Bougherara a fondé Akhawate Business (AKB) en ouvrant une page Facebook pour les entrepreneures musulmanes. Elle avait déjà lancé sa propre boutique d’accessoires de beauté en ligne, et après avoir reçu un nombre impressionnant de questions sur Facebook, elle a rapidement réalisé que de nombreuses femmes n’avaient aucune idée de la manière de lancer leur propre entreprise.

Aujourd’hui, Louiza travaille avec une équipe de cinq autres femmes pour aider 200 clientes régulières à élaborer leur business plan ou à franchir des obstacles administratifs difficiles. Depuis 2013, l’organisation organise également un Concours des entrepreneuses plurielles. L’année dernière, la gagnante était une jeune femme musulmane qui a créé avec son mari une application de recherche d’emploi de type « Tinder » mettant en relation des employeurs et des demandeurs d’emploi.

Dialla Magassa, 36 ans, l’une de ses clientes et mère de six enfants a choisi AKB pour l’aider à lancer sa boutique de cosmétiques en ligne parce que, explique-t-elle, « je pensais qu’ils pourraient mieux me comprendre. Nous avons tous vécu la même expérience — du moins la plupart d’entre nous — de ne pas pouvoir trouver de travail à cause du voile ».

Le mari de Dialla l’a soutenue tout au long de son parcours, mais Louiza affirme qu’il est courant que ses clientes connaissent des problèmes familiaux ou conjugaux en raison des attitudes conservatrices persistantes à l’égard des femmes. Lors de la Rencontre annuelle des musulmans de France, cependant, les choses semblaient avoir évolué — extérieurement du moins. Le mari de Ratiba s’occupait de ses deux enfants tandis qu’elle vendait ses aliments halal pour bébés. Des jeunes femmes « stylées » vendaient leurs modèles originaux de turbans à paillettes et de kimonos aux couleurs vives.

« Nous essayons de montrer qu’il n’y a pas qu’une seule façon de s’habiller dans l’islam — il n’y a pas que le fondamentalisme ou le wahhabisme », explique Iman Mestaoui, 27 ans, cofondatrice de Barcha, une ligne de vêtements de mode pour les femmes musulmanes et non musulmanes.

La sociologue Hanane Karimi, elle-même musulmane, a commencé à étudier le phénomène lorsqu’elle a remarqué que de plus en plus de femmes musulmanes créaient leur propre entreprise après avoir été incapables de trouver du travail. Elle témoigne de l’effet de l’esprit d’entreprise sur les femmes religieuses les plus orthodoxes, ainsi poussées à s’intégrer davantage dans la société française.

Pas d’autre choix que de réussir

« Il y a des femmes qui, auparavant, ne parlaient pas avec d’autres hommes et laissaient leur mari s’occuper de tout », remarque-t-elle. Par nécessité pour leurs entreprises, elles ont commencé à travailler et à négocier avec des hommes et à participer à des soirées de réseautage entrepreneurial.

Pour Louiza, l’esprit d’entreprise est une étape nécessaire pour changer la situation des femmes musulmanes en France : « Ce n’est pas seulement une question de business pur. L’esprit d’entreprise aide les femmes à évoluer et à s’épanouir. » Hanane Karimi a toutefois souligné que ces entreprises démarrent le plus souvent par nécessité et non par choix. « Même pour les femmes qui ont plusieurs diplômes et une bonne idée, le facteur déterminant pour se lancer dans l’entrepreneuriat est la nécessité d’enlever leur foulard sur les lieux de travail traditionnels », note-t-elle. « L’esprit d’entreprise est avant tout un choix contraint, même s’il finit par être épanouissant. »

Pour l’instant, Ratiba Zahdali, entrepreneure dans le domaine de l’alimentation pour bébés, est la seule femme voilée à travailler dans une pépinière d’entreprises dans un quartier en plein essor du nord-est de Paris. Dans un monde dominé par les hommes blancs issus des grandes écoles de commerce françaises, les femmes — sans parler des musulmanes — sont de toute façon minoritaires.

Ratiba n’est pas découragée. Elle espère faire de son entreprise le prochain Nestlé ou Danone de la nourriture halal. Elle a récemment pu obtenir une subvention à l’innovation de la Banque publique d’investissement publique (BPI France), qu’elle qualifie de « paradoxe » : « Je dois quelque chose à la France pour financer mon entreprise, mais en même temps, les gens ne m’acceptent pas pour ce que je suis. »

« On veut laisser les femmes musulmanes dans des positions de soumission », conclut-elle. « Je suis motivée aujourd’hui par l’injustice. Je n’ai pas d’autre choix que de réussir. »

1NDLT. Anciennement École supérieure de commerce de Paris, surnommée aussi Sup de Co Paris.

3NDT. Tenue de baignade portée par certaines musulmanes, couvrant entièrement le corps à l’exception du visage, des mains et des pieds (Larousse).

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