Gaza. Ce que montrent, ce que cachent les images

Les choix iconographiques d’Orient XXI concernant la guerre génocidaire menée par Israël dans la bande de Gaza visent à restituer une voix aux Palestiniens. Cette démarche s’accompagne d’un questionnement constant au sein de la rédaction : quelles images faut-il montrer ? Comment les images éclairent-elles la manière dont les récits de guerre sont présentés ? Comment rendre compte de la souffrance tout en respectant la dignité humaine ?

Deir El-Balah, le 22 décembre 2023. Les résidents du camp de réfugiés de Bureij arrivent à Deir El-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, suite à un ordre d’évacuation.
AFP

Octobre 2024. Le camp de Jabaliya est déclaré zone militaire. Il est assiégé. L’armée israélienne veut vider cette partie de la bande de Gaza de tous ses habitants. Celles et ceux qui n’ont pas pu fuir sont alors privés de toute aide humanitaire. Ils ne reçoivent ni eau ni nourriture, subissent des bombardements constants et des tirs de snipers. Ce siège s’étend à l’ensemble du nord du territoire. Les rares images qui nous parviennent sont insoutenables. Les cadavres, parfois entiers, parfois non, jonchent les rues désertes. Les vivants, eux, n’y circulent plus. Devant l’hôpital Kamal Adwan, les parents serrent les corps inertes de leurs enfants, de leurs nourrissons. Les corps sont marqués par la faim et la déshydratation. Les regards sont vides, sans colère, sans chagrin. Dissociés.

Comment rendre compte de la particularité de ce siège et de sa violence sans contrevenir aux règles qu’Orient XXI s’est donné en matière d’iconographie : pas de cadavres, pas de sang, pas de personnes mutilées ? Mais aussi, aucune photographie qui puisse attenter à la dignité de la personne, sans savoir réellement ce que l’on entend par cette notion. Comme l’a souligné Françoise Feugas, ancienne secrétaire de rédaction et membre de la rédaction :

Qu’est-ce qui attente à la dignité des Palestiniens dans cette tragédie ? — dans la tragédie en général. Est-ce que montrer des gens qui pleurent, souffrent, s’entraident ou se consolent, des enfants blessés, aux visages graves, attente à leur dignité ? Des hommes portant des blessés, des mourants, des morts, d’autres qui expriment désespoir ou épouvante ?

Une personne porte un enfant au milieu d'un bâtiment effondré et de débris.
Nord de la ville de Gaza, 26 octobre 2024. Un homme porte le corps d’un enfant qui a été sauvé des décombres après un bombardement israélien sur la maison de la famille Muqat dans le quartier de Zarqa.
Omar AL-QATTAA / AFP

Ces questions, la rédaction se les est souvent posées depuis le 7 octobre 2023. Que peut-on montrer ? Que doit-on montrer ? Dans quels buts ? Elles ne sont pas propres à la Palestine ni à Gaza en particulier. Des interrogations similaires ont émergé pour la Syrie ou le Yémen, par exemple. Cependant, la guerre génocidaire qui se déroule actuellement, bien qu’extrêmement documentée — et en direct —, est minimisée médiatiquement et soutenue politiquement et militairement par l’Occident. Les choix iconographiques faits par la rédaction se sont aussi faits à l’aune de ce contexte.

Comment mourir si on ne vit pas ?

Si les victimes israéliennes du 7 octobre ont un visage, un nom et une histoire, celles palestiniennes n’existent que sous une forme comptable. Elles ne sont pas simplement anonymes : elles sont invisibles et inaudibles. C’est pour cette raison qu’Orient XXI a ouvert ses colonnes depuis février 2024 au journaliste palestinien Rami Abou Jamous qui, avec une plume juste et sensible, décrit les ravages de la guerre génocidaire israélienne dans la bande de Gaza en utilisant le « je » et le « nous ».

C’est aussi son écriture qui guide l’iconographie du journal : les photos choisies doivent également exprimer ce « je » et ce « nous ». Car si l’on reconnaît ce « je » dans l’Autre, alors nous reconnaissons que chaque personne photographiée a une histoire, une vie avec des rêves, des espoirs, des maladresses, des peurs… Qu’elle existe aussi en dehors de la tragédie et qu’elle ne se résume pas à l’horreur et au drame.

Homme avec une guitare marche entre des décombres, suivi d'un enfant.
Khan Younès, 1er septembre 2024. Ahmad Abu Amsha joue de la guitare pour les enfants palestiniens déplacés. Il était professeur de musique dans une école du nord de la bande de Gaza.
Bashar TALEB / AFP

Le 7 octobre 2023, l’AFP a choisi de flouter les visages des victimes israéliennes. Leurs photographies qu’on a vues ensuite sont celles d’avant les massacres et les enlèvements : elles y apparaissent souriantes, joyeuses, vivantes. Rien de tel pour les Palestiniens dans le traitement médiatique. Ces photographies existent pourtant et circulent sur les réseaux sociaux via les comptes des utilisateurs palestiniens. D’une certaine manière, c’est aussi un autre moyen de leur dénier une humanité. Les Palestiniens peuvent-ils mourir s’ils n’ont pas vécu ?

C’est pour cette raison qu’Orient XXI s’efforce de montrer des photographies du quotidien — repas de famille, fêtes, jeux — à la fois pendant la guerre, et lorsque celle-ci semble lointaine, comme dans ce papier de Leila Seurat sur les études palestiniennes. Ceci est fait sans tomber, nous l’espérons, dans la mièvrerie ou la photographie de « résilience » — un mot que nous tentons par ailleurs de proscrire de notre média.

L'image montre un groupe de jeunes adultes posant ensemble en extérieur. Ils sourient et semblent être dans un endroit ensoleillé, entourés de quelques arbres. Les membres du groupe portent des vêtements décontractés, incluant des pulls et des t-shirts. Certains tiennent des bouteilles d'eau. L'ambiance semble joyeuse et amicale.
Ramallah, 2003. Des élèves de l’école des amis de Ramallah.
Collection de l’école des amis de Ramallah

Dans les textes de Rami Abou Jamous, la guerre — le « gazacide », pour reprendre ses mots — s’immisce partout et complique tout : l’accès à la nourriture, les relations amicales et familiales, les horaires… Malgré tout, elle n’empêche pas le quotidien d’exister, bien qu’il en soit modifié. La guerre n’est que sporadiquement spectaculaire et sa trace se situe dans l’intime, sur ce qu’elle fait aux personnes, comment elle les change. Ce sont ces traces du quotidien dans la guerre que nous tentons de montrer visuellement, car elles témoignent d’une vie inaltérable, en dépit de la volonté d’anéantissement et de déshumanisation.

Des personnes en prière dans une église, une femme lit un livre, ambiance solennelle.
Gaza, le 7 janvier 2024. Des fidèles orthodoxes assistent à une messe de Noël à l’église orthodoxe grecque Saint-Porphyre
AFP

S’attacher à la vie quotidienne permet aussi d’adopter le regard palestinien et non celui du belligérant ou de l’observateur extérieur. Ainsi, ce sont les Palestiniens qui sont les sujets de la photographie, et non la guerre seule. L’interdiction faite aux médias étrangers d’accéder à la bande de Gaza, émise par les autorités israéliennes depuis le 7 octobre 2023, a paradoxalement permis ce déplacement de regard. En effet, les ravages de la guerre sont quasi exclusivement documentés par les journalistes et photojournalistes gazaouis. Pourtant, beaucoup en France ont osé remettre en doute leur professionnalisme, voire même leur statut, sans pour autant contester la décision israélienne ni se mobiliser lorsque leurs confrères sont délibérément assassinés par l’armée. À ce jour, plus de 210 journalistes sont morts depuis octobre 2023.

Sortir de l’imagerie de la ruine

Un point sur lequel nous tentons aussi d’être attentifs est celui de ne pas recourir systématiquement aux photographies de ruines pour illustrer l’empreinte de la guerre et l’étendue de la destruction. Dans un imaginaire occidental façonné par une pop culture qui met régulièrement en scène la dévastation fictive de ses grandes villes, les conséquences réelles de celle-ci sont-elles bien comprises ? Cette même culture populaire nous a habitués à considérer ces destructions massives comme un « happy end » puisqu’elles permettent aux « héros » de gagner. Dans ces films à gros budget, la vie de quelques-uns vaut bien celle de milliers d’autres. De toute façon, ces derniers sont effacés. A-t-on déjà vu l’habitant agonisant dans les gravats de son immeuble après l’intervention de ces « héros » ? Cet imaginaire est d’ailleurs régulièrement mobilisé par les soldats de l’armée israélienne qui rejouent, à coup de vidéos TikTok et Instagram, les codes cinématographiques de ces films d’action.

On aurait tort de ne pas considérer le poids de cette culture populaire sur notre perception. Par exemple, l’image déformée par le regard israélien avant le 7 octobre de Gaza — notamment par la série Fauda, disponible sur la plateforme Netflix et qui prépare actuellement sa cinquième saison — était déjà celle d’un territoire sans Histoire réduit à une sorte de gigantesque taudis. Pour beaucoup, il n’y a rien à détruire dans la bande de Gaza, ni universités, ni centres culturels, ni écoles, ni monuments historiques.

Un homme porte un seau et un jouet dans un paysage de débris.
Rafah, le 19 janvier 2025. Un Palestinien déplacé portant un tricycle marche au milieu de la dévastation lors de son retour au centre de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.
Bashar TALEB / AFP

Et puis, cette question, lancinante et inconfortable : lorsque nous voyons cet urbicide, sommes-nous choqués ou fascinés ? L’anéantissement en quelques instants d’un quartier entier montre la puissance de frappe de l’armée israélienne. C’est cette force israélienne que nous montrons en ne recourant qu’à l’image de la ruine. En outre, si ces photographies montrent la prépotence israélienne, elles ne désignent jamais, paradoxalement, de coupables. Ces bombardements tombent — littéralement — du ciel, mais nous ne voyons aucun humain responsable de ces derniers. La guerre apparait alors comme une catastrophe naturelle, avec les mêmes paysages et les mêmes conséquences. Sans contexte, peut-on différencier les champs de ruine à Gaza des traces d’un tremblement de terre ?

Montrer l’horreur

Mais l’on ne peut pas aborder visuellement la guerre — qui s’étend aussi à la Cisjordanie occupée — par le seul prisme de la trace. Les vivants sont là, certes, mais les morts aussi. Début mars 2025, nous avons reçu un photoreportage sur l’opération militaire lancée par le gouvernement israélien dans le nord de la Cisjordanie. Sur une des photographies, une enfant est enveloppée dans un linceul aux couleurs du drapeau palestinien. Elle est entourée d’hommes, d’adolescents et d’enfants qui veillent son corps. Layla Al-Khatib, deux ans, est décédée le 26 janvier 2025. Elle avait été atteinte à la tête par une balle explosive tirée par un sniper israélien. Devions-nous publier cette photographie ? Et comment devions-nous la publier ?

Un enfant entouré d'adultes, emmailloté dans un drapeau palestinien. Atmosphère solennelle.
Jénine, le 26 janvier 2025. Veillée funèbre de Layla Al-Khatib, deux ans.
© Mohammad Mansour

« Je n’aime pas les photos où l’on voit des enfants », a défendu Martine Bulard, membre du comité de rédaction, « mais il faut aussi que l’on se confronte à la réalité de la guerre. Et dans cette guerre, les enfants meurent ». Avec Sarra Grira, rédactrice en chef, nous nous sommes demandé si notre lectorat avait besoin d’être confronté à cette réalité. Orient XXI est un journal indépendant qui ne bénéficie pas de l’audience des médias de masse. Notre lectorat, dans sa grande majorité, connaît notre ligne éditoriale et est déjà informé de ce qui se passe en Palestine. Mais si nous avons décidé de publier cette photo, c’est parce que le photographe palestinien, Mohammad Mansour, pose un regard empathique, non voyeur et non morbide, sur cette veillée funèbre. La composition de la photographie donne l’impression qu’il fait partie de la scène et qu’il ne se pose pas en observateur extérieur et froid. En revanche, si elle est publiée en ouverture du photoreportage, nous avons décidé de ne pas la mettre en Une pour éviter que le corps de cette petite fille soit visible de toutes et tous sans mise en contexte, sur l’accueil du site ou sur les réseaux sociaux.

Un homme assis au milieu d'un cimetière en ruines, entouré de tombes et de végétation.
Gaza-ville, le 30 mars 2025. Un Palestinien se rend sur la tombe d’un parent après la prière de l’Aïd al-Fitr, qui marque la fin du mois de jeûne du Ramadan
Omar AL-QATTAA / AFP

Pour signifier l’horreur, le deuil ou la douleur de la perte, nous faisons aussi attention à ne pas montrer uniquement des femmes et des enfants. Nous avons parfois tendance à utiliser la figure de la mère en piéta — une douleur digne dans son silence, selon les codes occidentaux — ou le visage d’un enfant pour illustrer la violence injuste de la guerre qui s’abat sur les civils innocents. Mais cela signifie-t-il que les hommes — adultes ou adolescents — ne sont pas en mesure d’illustrer cette même violence aveugle ? Qu’ils ne seraient donc ni civils ni innocents ? De la même manière que l’armée israélienne sépare les femmes et les enfants des civils masculins de plus de 16 ans lors des évacuations, ou que le décompte des victimes se focalise sur les femmes et les enfants, nous séparerions les hommes du reste de la population. Nous les effacerions des images.

Des corps enveloppés dans des draps blancs, des proches et des médecins en attente.
Gaza, 14 juin 2024. Le personnel médical de hôpital Al-Ahli Arabi se recueille devant le corps enveloppé de leur collègue, une infirmière qui a été tuée lors d’un bombardement israélien la nuit précédente dans le camp de réfugiés de Shati, dans les locaux de l’hôpital.
Omar Al Qatta / AFP

Il nous semble aussi essentiel de continuer à montrer des enfants. Il est souvent avancé, pour en limiter le nombre, que les photographies prenant pour sujet les enfants — blessés ou non — constitueraient plus un « objet politique » et « militant », pour reprendre les mots du Monde, qu’une information, car elles seraient utilisées pour susciter une émotion plus immédiate3. Selon l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, au 23 janvier 2025, plus de 14 500 enfants ont été tués à Gaza depuis le début de la guerre, 25 000 ont été blessés et 17 000 ont été séparés de leurs parents. « C’est plus que le nombre d’enfants tués en quatre ans de guerres dans le monde entier » a alerté l’organisation. Le 31 mars, l’Unicef comptabilisait au moins 322 morts et 609 blessés chez les enfants depuis la rupture du cessez-le-feu par Israël, « soit une moyenne quotidienne d’environ 100 enfants tués ou mutilés au cours des dix derniers jours ». Dans ces conditions, ne pas en parler, ne pas les montrer, n’est-ce pas cela qui est un « objet politique » ? Après les avoir contestées, en utilisant le néologisme abject de « Pallywood »4, faudrait-il maintenant ne plus les voir ? Mais les enfants palestiniens et libanais emportés dans les guerres israéliennes sont-ils encore vus comme des enfants ? Nous pouvons en douter au regard de ce titre du Parisien datant de novembre 2024 : « Un Libanais de deux ans retrouvé vivant ».

Continuer à montrer les Palestiniens, vivants et morts, quels que soient leurs âges ou leurs genres, c’est continuer à informer sans céder aux discours les déshumanisant.

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1Voir cet article de Raphaëlle Bacqué, paru dans Le Monde le 28 novembre 2023 : «  Israël-Hamas : “Le Monde” face à la guerre des images  » où elle écrit : «  Faut-il diffuser ces photos d’enfants blessés ou morts qui nous parviennent par centaines de Gaza et sont devenus un objet politique  ? Lemonde.fr, qui avait opté pour une image où un groupe d’hommes enterrait un enfant enveloppé d’un linceul — les femmes sont souvent absentes des photos, à Gaza —, la retire, craignant une instrumentalisation par des militants prompts à exalter les “martyrs” palestiniens.  »

2Contraction de Palestine et Hollywood utilisé pour contester la véracité des photographies et vidéos d’enfants tués.

3Voir cet article de Raphaëlle Bacqué, paru dans Le Monde le 28 novembre 2023 : «  Israël-Hamas : “Le Monde” face à la guerre des images  » où elle écrit : «  Faut-il diffuser ces photos d’enfants blessés ou morts qui nous parviennent par centaines de Gaza et sont devenus un objet politique  ? Lemonde.fr, qui avait opté pour une image où un groupe d’hommes enterrait un enfant enveloppé d’un linceul — les femmes sont souvent absentes des photos, à Gaza —, la retire, craignant une instrumentalisation par des militants prompts à exalter les “martyrs” palestiniens.  »

4Contraction de Palestine et Hollywood utilisé pour contester la véracité des photographies et vidéos d’enfants tués.

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