
Il a fallu deux jours seulement pour que les médias libanais évoquent un mot passé de mode : la gauche. Deux spectres de Marx attirent leur attention. Le premier, Georges Ibrahim Abdallah, ancien militant des Factions armées révolutionnaires libanaises (FARL), est revenu de la prison française de Lannemezan le 25 juillet 2025 pour prendre la direction de son village natal de Qobeyat, dans le nord du Liban, après une longue incarcération de quatre décennies. Le second, le musicien et homme de théâtre Ziad Rahbani, a été membre du Parti communiste libanais (PCL). Fils de la diva libanaise Fairouz et du compositeur Assi Rahbani (1923-1986), génie musical hors-norme à l’ironie mordante, il s’en est allé le lendemain du retour de Georges Ibrahim Abdallah. La maladie l’a emporté à l’hôpital Khoury, dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, laissant le pays sous le choc.
À 24 heures d’intervalle seulement, dans des registres et des répertoires d’action différents, Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani racontent tous deux une certaine histoire de la gauche libanaise, entre plume et fusil : l’un guévariste, l’autre tenant plus d’une figure à la Bertolt Brecht, mais tous deux mus par une même passion anticoloniale, farouchement solidaires des Palestiniens dans leur Liban natal. Ce sont également deux assignés chrétiens au registre de l’état civil libanais, dans un pays figé dans les règles rigides du confessionnalisme politique, Georges Ibrahim Abdallah étant maronite, et Ziad Rahbani grec-orthodoxe. Mais cette assignation confessionnelle ne les a nullement empêchés de soutenir une résistance, même « islamique », au Liban. Le départ du premier et le retour du second sont concentrés en un très court moment historique. Hasard ou destinée, il eût été difficile de ne pas les relier.
À l’ombre du FPLP
Dans cette résonance entre Georges et Ziad, il y a d’abord la Palestine et la gauche, ou la gauche parce que la Palestine. Né en avril 1951, Georges Ibrahim Abdallah, instituteur de métier, est d’abord socialisé politiquement dans les rangs du Parti syrien national social (PSNS)1, une formation laïque se réclamant de l’unification d’une « grande Syrie » et du refus des anciennes frontières de la période du mandat français. Le PSNS est en effet, à cette époque, particulièrement bien implanté dans les terres chrétiennes du Nord-Liban. Abdallah s’engage dans la seconde moitié des années 1970, comme tant de Libanais alors, dans les rangs d’une formation palestinienne marxiste, nationaliste et léniniste : Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache (1926-2008).
C’est encore l’époque — les années 1970 — où le narratif socialement émancipateur de la gauche libanaise se marie aisément avec l’aspiration à la libération nationale palestinienne. Le vieux PCL fondé en 1924, le Parti socialiste progressiste (PSP) de Kamal Joumblatt (1917-1977) ou la toute jeune Organisation d’action communiste au Liban (OACL) née à la fin des années 1960, sont les alliées de l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP), dans le cadre de la guerre civile (1975-1990). C’est aussi le temps d’une véritable « Internationale de la Palestine »2 : des milliers de combattants de gauche radicale et de mouvements de libération nationale, venus d’Europe occidentale, d’Asie, d’Afrique du Sud, d’Amérique latine et de l’ensemble des pays arabes partent au Liban, dans les camps de réfugiés palestiniens, pour se former au métier des armes. Ils adhèrent à des formations politiques palestiniennes : le FPLP ou le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) — dans un versant décolonial marxisant —, mais aussi au Fatah de Yasser Arafat (1929-2004), le président de l’OLP.
Blessé en 1978, lors de la première invasion israélienne du Sud-Liban, Georges Ibrahim Abdallah devient par la suite l’un des fondateurs des FARL, petite organisation marxiste proche du FPLP, frappant israéliens et américains à l’étranger. Elles revendiquent une série d’attentats ciblés en France dans la première moitié des années 1980, dont les assassinats de l’attaché militaire étatsunien à Paris, Charles R. Ray (18 novembre 1982), et de Yacov Barsimantov, deuxième conseiller de l’ambassade israélienne et agent de liaison du Mossad (3 avril 1982).
Depuis, l’histoire des FARL se dévoile au fur et à mesure des années, mais avec parcimonie : l’organisation clandestine protège les siens et les siennes des représailles israéliennes au Liban. Disparue du paysage politique d’après-guerre civile libanaise au début des années 1990, l’organisation émet pourtant de rares communiqués rendant hommage à leurs disparus ces dernières années. C’est ainsi que le public libanais apprend, en décembre 2016, le décès de Jacqueline Esber, « camarade Rima » de son nom de guerre, compagne de route de Georges Ibrahim Abdallah. Née en 1959 dans le village de Gibrayel, non loin de celui de la famille Abdallah, membre des FARL, c’est elle qui abat Yacov Barsimantov à Paris au mois d’avril 1982. Nul ne sait comment elle revient au Liban, échappant aux services de police français, ni comment elle défie pendant plusieurs décennies de semi-clandestinité au Liban l’œil furibond des services israéliens.
Quant à Georges Ibrahim Abdallah, la suite de l’histoire est connue, de son arrestation à Lyon en octobre 1984 pour usage de « vrai-faux papiers » algériens à sa condamnation trois ans plus tard à une peine de perpétuité pour complicité d’assassinat. Une implacable campagne médiatique française – de droite comme de gauche – avait alors imputé à tort au « clan Abdallah » (Georges et ses frères) la série d’attentats commis en France de 1985 à 1986 par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (CSPPA). Libérable depuis 1999, Georges Ibrahim Abdallah a toujours vu ses demandes de mise en liberté déboutées, devenant le plus ancien prisonnier politique d’Europe occidentale, jusqu’au 17 juillet 2025, date à laquelle la Cour d’appel de Paris autorise sa libération conditionnelle à compter du 25 juillet. Il retourne ce jour-là au Liban.
Le tournant de Tal El-Zaatar
L’histoire palestinienne de Ziad Rahbani est moins connue, ou plutôt, elle est souvent tue. Le musicien, le compositeur, l’homme de théâtre, le « fils de Fairouz et Assi Rahbani », celui qui a inventé un style musical absolument inimitable, empruntant tout autant au jazz qu’à la musique orientale : tout cela fut allègrement célébré à sa mort dans un consensus de façade, au-delà des clivages politiques et des appartenances confessionnelles. Et pourtant, rien de moins consensuel au Liban que d’avoir croisé les rangs du FPLP – la même organisation marxiste-léniniste à laquelle appartint Georges Ibrahim Abdallah.
En 2012, Ziad Al-Rahbani est sur le plateau de la chaîne d’information panarabe Al-Mayadeen. Interviewé par son directeur Ghassan Ben Jeddou, le musicien se rappelle les premiers moments du massacre de Tal El-Zaatar, à l’été 1976. Camp de réfugiés palestiniens niché dans l’est chrétien de Beyrouth, il est assiégé par les milices maronites des Kataeb (les Phalanges) de Bachir Gemayel (1947-1982), des Gardiens du Cèdre de Etienne Saqr et des Tigres du Parti national libéral (PNL) de l’ancien président de la République Camille Chamoun (1900-1987), tous assistés par l’armée syrienne qui s’est alors retournée contre les Palestiniens. Le jeune Ziad, âgé d’une vingtaine d’années, assiste aux bombardements du haut de la maison familiale de Rabieh, dans les hauteurs de Beyrouth. Il se remémore également les visites de dirigeants des Kataeb (Karim Pakradouni, Michel Samaha) et de représentants des services syriens (Ali Douba, Nazi Jamil, Ali Al-Madani) au domicile familial, les soirées se terminant parfois par des danses sur les tables, alors que le massacre est voisin. Il enregistre alors discrètement les conversations, et rapporte la teneur des discussions secrètes au FPLP. Le massacre de Tal El-Zaatar le décide à fuir l’est chrétien, pour rejoindre Beyrouth ouest, en une forme de rupture politique et familiale.
S’ensuit une collaboration riche de plusieurs années avec l’organisation palestinienne – et avec son jumeau libanais, le Parti d’action socialiste arabe (PASA)3. Il compose plusieurs chansons pour le FPLP, sans jamais les signer, et travaille avec son département cinématographique. Il compose ainsi la bande originale de l’adaptation filmée de Retour à Haïfa, nouvelle de l’écrivain, intellectuel et ancien porte-parole du FPLP Ghassan Kanafani (1936-1972), assassiné par le Mossad à Beyrouth. Le film sort en 1982, sous la direction du réalisateur irakien Kassem Hawal.
Les pas de Ziad se rapprochent alors du PCL dont il devient membre. La formation marxiste est alors au cœur de la résistance armée à l’occupation israélienne du Sud-Liban, à la suite de l’offensive meurtrière de l’été 1982. Elle a lancé, avec d’autres formations de gauche et nationalistes, le Jammoul (Jabhat al-Mouqawama al-Ouataniya al-Loubnaniya, Front de la résistance nationale libanaise), qui harcèle les troupes israéliennes depuis septembre 1982.
En 1984, Ziad Rahbani compose l’hymne du PCL, à l’occasion du soixantième anniversaire de la fondation du Parti. Dès lors, la faucille et le marteau ne quitteront plus son cou sur les plateaux télévisés. Il collabore régulièrement avec les grands médias du PCL – la radio Sawt el-chaab( La voix du peuple) et le journal Al-Nidaa (L’Appel) — et participe de l’univers culturel du PCL aux côtés d’artistes communistes, comme Khaled El-Haber ou Sami Hawat.
Avec ce dernier, il signe en 1985 l’album Ana Mouch Kafer (Je ne suis pas mécréant). L’étincelle révolutionnaire ne s’éteint pas avec le temps : lorsque le journaliste et écrivain Joseph Samaha, ancien membre de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL), lance le quotidien de gauche Al-Akhbar (les Nouvelles) à l’été 2006, Ziad lui offre immédiatement une chronique régulière intitulée… Mal ‘amal ? (Que faire ?), en référence à l’ouvrage de Vladimir Lénine.
Mélancolie révolutionnaire
Le 28 juillet 2025, devant les portes de l’hôpital Al-Khoury, à l’occasion de la levée du corps de Ziad Rahbani, c’est ce même quotidien qui est distribué gratuitement à une foule dense venue saluer l’artiste une dernière fois. Sa Une affiche une carte de la Palestine sur un fond sérigraphié d’une photo du musicien, en mode Andy Warhol, avec pour seul slogan :« Al-wadeh dawman ! » (Toujours clair !), pour signifier qu’il n’a jamais dévié de ses convictions. Deux jours plus tôt, le journal consacrait toutes ses premières pages à Georges Ibrahim Abdallah, sous le titre : « Il ne s’est pas rendu…. Et il est revenu libre ».

Le quotidien Al-Akhbar n’est pas le seul à établir un lien de continuité dans le temps entre les figures de Georges Ibrahim Abdallah et de Ziad Rahbani. C’est peu ou prou la même foule, les mêmes acteurs, les mêmes visages connus et inconnus qui se sont retrouvés le vendredi pour le retour de Georges Ibrahim Abdallah à l’aéroport international de Beyrouth, et le lundi pour le départ de Ziad Rahbani vers sa dernière demeure. La manifestation d’une gauche quelque peu mélancolique a suivi le corbillard sur une rue Hamra4 qui a porté, en tant que véritable artère artistique, journalistique et culturelle des années 1960 et 1970, tout ce que la gauche intellectuelle libanaise a pu rêver. Drapeaux rouges du PCL ou blancs de l’ancien Front de la résistance nationale libanaise (Jammoul), faucilles et marteaux, mais aussi les quatre couleurs de la Palestine, ont marqué les deux journées du 25 et du 28 juillet 2025.
Un dernier lien n’a échappé à personne : la présence remarquée du Hezbollah au deux évènements. Le député du Parti de Dieu Ibrahim Al-Moussawi a accueilli Georges Ibrahim Abdallah dans le salon d’honneur de l’aéroport de Beyrouth, aux-côtés du président du bureau politique du Hezbollah, Mahmoud Qomati, du secrétaire-général du PCL Hanna Gharib et du député nassérien de Saïda, Oussama Saad. La formation islamique chiite a également organisé un accueil populaire dans la banlieue sud de Beyrouth, lorsque le convoi de l’ancien prisonnier a pris la route de la montagne libanaise : un communiste de confession chrétienne aura été célébré comme un héros de la résistance nationale à Israël. Trois jours plus tard, c’est le même Ibrahim Al-Moussawi qui, aux côtés d’un autre député hezbollahi, Ali Fayyad, marche sur la rue Hamra derrière le cercueil d’un artiste plus sûrement athée que croyant. Sans doute mécréant, le musicien de gauche n’a jamais caché sa sympathie pour la formation chiite dans le cadre des guerres répétées avec Israël.
Le public libanais se souvient encore de la photo de l’artiste lors d’un Festival de la victoire organisé peu après la fin de la guerre des 33 jours entre Israël et le Hezbollah, en juillet et août 2006 : sur sa casquette vissée sur la tête, il était écrit « Nasr min-Allah » (une victoire de Dieu), formule jouant sur le nom de famille de l’ancien secrétaire général de l’organisation, Hassan Nasrallah, assassiné par Israël en septembre 2024. Avec le soulèvement de 2011 en Syrie et l’entrée progressive dans une longue guerre civile, les gauches libanaises et arabes se divisent sur le sujet, entre partisans de la révolte contre l’ancien président Bachar Al-Assad et sympathisants d’un « axe de la résistance » à Israël emmené par le Hezbollah, mais auquel appartenait aussi le régime syrien5. Ziad Rahbani n’échappe pas à la polémique, accusé par certains d’être trop complaisant avec la formation chiite libanaise et ses alliés régionaux.
Priorisant l’opposition à Israël – puissance toujours occupante au Sud-Liban-, la gauche incarnée par des figures aussi diverses que Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani est enfin moins animée par les soucis sociétaux des nouveaux mouvements sociaux libanais des années 2010 que par une contradiction principale entre « l’impérialisme et ses ennemis », en une profonde continuité avec les années 1960 et 1970 – le tout dans un contexte de guerre israélienne de moyenne intensité sur le Liban depuis la dernière cessation officielle des hostilités de novembre 2024, et de guerre génocidaire sur la bande de Gaza.
Georges est revenu, Ziad est parti. Mais l’effet de résonance entre le retour de l’un et le départ de l’autre a cependant une limite : le « Liban officiel ». Georges Ibrahim Abdallah a certes eu droit à un chaleureux accueil populaire à la sortie de l’aéroport de Beyrouth, mêlant vieilles et jeunes générations militantes, et les principaux médias ont couvert en direct le retour du militant au pays natal. Mais ni la présidence de la République, ni le premier ministre n’ont envoyé de délégations pour accueillir l’ancien prisonnier de Lannemezan – même si son convoi de retour à Qobeyat a été, pour des raisons de sécurité, officiellement accompagné par la Sûreté de l’État (Amn Al-dawla). La crainte d’une colère des États-Unis, déjà échaudés par la décision de la justice française, était bien trop grande. Le vieux militant imperturbable âgé de 74 ans accueille désormais sans discontinuer, du haut des montagnes de Qobeyat, un nombre incalculable de délégations politiques, syndicales et religieuses sympathisantes – dont de nombreux jeunes — semblant dire : ce n’est qu’un début, continuons le combat.
Pour Ziad Rahbani, il n’y a eu au contraire aucun ostracisme : les funérailles et l’enterrement organisés dans le village chrétien de Bikfaya, au nord de Beyrouth, ont attiré tout le Liban officiel : ministres et anciens ministres, parlementaires de tous bords politiques, hommes d’affaire, et tout ce que le Liban peut comprendre d’un monde du show-business connecté aux élites confessionnelles libanaises. L’ancien compositeur communiste et irrévérencieux aura réalisé à son insu une inédite union nationale, parfois feinte. Sans doute s’agissait-il aussi de se réunir à Bikfaya autour de la seule figure consensuelle encore vivante au Liban, icône nationale et mère du défunt, Fairouz, pour donner la fugace illusion d’une communion patriotique à l’heure d’une profonde scission interne quant à l’avenir du pays et à l’avenir des armes du Hezbollah.
Ziad est enfin déjà sujet à récupération commerciale : l’entreprise Virgin a ainsi appelé la population à participer à un marathon en son hommage samedi 1er août à 6h30 du matin, au départ de Zeytouna Bay – petit port de plaisance beyrouthin privatisé pour bateaux de luxe – dans un pays frappé chaque semaine par les bombardements israéliens.
Nul ne sait encore qui gagnera la bataille : des anciens rêves anticapitalistes, anticoloniaux et anti-confessionnels de Ziad Rahbani, ou des rouleaux compresseurs du capital, toujours apte à récupérer les morts pour créer du vif marchand.
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1Nicolas Dot-Pouillard. « Sur les frontières : le Parti syrien national social entre idéologie unitaire et États-Nations », in Pierre-Jean Luizard et Anne-Marie Bozzo Vers un nouveau Moyen-Orient ? États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles, Roma Tre-Press, pp.209-227, 2016.
2Nicolas Dot-Pouillard et Pierre Tonachella, « Ci-gît l’Internationale palestinienne », Le Monde diplomatique, août 2022.
3Assaad Aboukhalil, « The Cult of Ziad Rahbani », Jadaliyya, 10 octobre 2012.
4Nicolas Dot-Pouillard, « Boire à Hamrah. Une jeunesse nostalgique à Beyrouth ? » dans Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, pp.340, 2013.
5Nicolas Dot-Pouillard, « La crise syrienne déchire les gauches arabes », Le Monde diplomatique, août 2012.