Depuis le 12 mars, les portes du restaurant Barbar dans le quartier commerçant de Hamra à Beyrouth sont fermées. La chaîne de restauration libanaise bon marché avait jusque-là résisté à tout, mais le coronavirus a eu raison d’elle. Même lors de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, Barbar était resté ouvert, en dépit des bombardements. En mai 2008, lorsque des affrontements déchirent la partie ouest de Beyrouth, opposant les combattants du Hezbollah à ceux du Courant du futur de l’ancien premier ministre Saad Hariri, l’enseigne a tenu bon, alors que la mitraille n’était qu’à quelques dizaines de mètres.
Désormais, ce n’est ni la guerre ni même la terrible crise économique qui frappe le Liban depuis six mois, qui obligent le restaurant à temporairement baisser ses rideaux : le 11 mars, le gouvernement a demandé à l’ensemble des restaurants de fermer. Jardins publics et corniches maritimes sont aussi devenus des lieux défendus.
Un pays à l’isolement total
Les mesures de confinement sont allées crescendo. Le 2 mars, les crèches, les écoles et les universités cessent toute activité. Depuis le 15 mars, le Liban vit à l’heure de la « mobilisation générale » : décrétée par le président de la République et le Conseil supérieur de défense, en vertu de l’alinéa 1 de l’article 2 de la loi sur la défense nationale, elle permet aux autorités de prendre des mesures d’exception pour endiguer l’épidémie. Les mesures de confinement ont depuis été renforcées par l’armée. Au matin du 22 mars, des hélicoptères militaires sillonnent Beyrouth avec des haut-parleurs, appelant les citoyens à rester chez eux.
Le Liban n’est pas seulement un pays confiné : il s’isole peu à peu du reste du monde. Le 11 mars, les vols en provenance ou à destination de l’Italie, de la Corée du Sud, de l’Iran et de la Chine sont suspendus par le gouvernement de Hassan Diab, tandis que quelques jours sont donnés aux ressortissants libanais, aux étrangers disposant d’une carte de séjour et aux personnels diplomatiques et de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) pour rentrer de France, d’Égypte, de Syrie, d’Irak, d’Allemagne, d’Espagne, et du Royaume-Uni. Depuis le 18 mars, les frontières terrestres avec la Syrie, tout comme les ports et l’aéroport international de Beyrouth, sont fermées.
Cet isolement total est inédit au Liban, et peut être remis dans une perspective historique : tant bien que mal, les liaisons aériennes étaient assurées du temps de la guerre civile (1975-1990). Lors de l’invasion israélienne de l’été 1982, l’aéroport international de Beyrouth est certes fermé — il le reste jusqu’au mois d’octobre, et la capitale libanaise est alors soumise à un siège total et à un déluge de feu israélien. Mais les frontières entre le Liban et la Syrie demeurent tout de même ouvertes. De même, lors de la guerre de juillet et août 2006, les bombardements israéliens sur le pays et la destruction des pistes de son aéroport n’ont pu empêcher les autorités libanaises et syriennes de préserver les passages frontaliers entre les deux pays.
Une succession de catastrophes
De plus, l’épidémie de Covid-19 survient au pire moment : depuis six mois, les catastrophes s’accumulent au Liban. En octobre 2019, des incendies ravagent la côte et le centre du pays. Le même mois, la population se soulève contre la décision du ministre des télécommunications Muhammad Choucair d’appliquer une taxe de 2 dollars (1,83 euros) sur les applications téléphoniques (dite « taxe WhatsApp »). S’ensuit un long mouvement social demandant la nomination d’un gouvernement indépendant des partis politiques et la tenue d’un scrutin législatif sur la base d’une nouvelle loi électorale.
En même temps, le pays sombre peu à peu dans une inexorable crise financière. Sa dette représente désormais 170 % de son PIB. Le 2 mars, le Liban annonce le premier défaut de paiement de son histoire. La valeur de la livre libanaise ne cesse de se déprécier face au dollar, l’inflation est galopante et les vagues de licenciements sont massives. Depuis février, le gouvernement de Hassan Diab envisage sérieusement d’ouvrir des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI), mais le sujet divise le pays, et le Hezbollah a déjà fait savoir qu’il poserait ses conditions pour toute aide internationale.
L’épidémie de corona est ainsi indissociable de la nouvelle donne financière et économique au Liban. La crise sanitaire s’ouvre dans une banqueroute généralisée. Déjà, en novembre 2019, les hôpitaux privés entraient en grève : ils dénonçaient alors la pénurie de dollars nécessaires à l’achat de médicaments et de matériel hospitalier. Infirmiers, médecins, chirurgiens : tous disent craindre depuis six mois l’abaissement progressif des stocks dans les hôpitaux, qui laisse présager d’une pénurie. Ainsi, depuis fin février, les autorités n’ont qu’une seule peur : que les hôpitaux privés comme publics ne puissent matériellement faire face à une contagion rapide et massive du virus, la crise du secteur hospitalier précédant l’arrivée de la maladie. Le 4 mars, le personnel hospitalier de l’hôpital public Rafiq Hariri, à Beyrouth, a organisé un sit-in pour alerter l’opinion et le gouvernement sur la précarité des conditions de travail en temps d’épidémie.
Un air de déjà-vu pour la population
Les mesures de confinement décidées par le gouvernement et par la présidence de la République sont certes inédites. Mais pour la population, elles ont un air de déjà-vu depuis six mois. Les portes des crèches, des écoles et des universités sont closes depuis le 2 mars : elles l’avaient déjà été plusieurs jours, en octobre et en novembre 2019, au plus fort des manifestations antigouvernementales. L’Association des banques libanaises a annoncé le 16 mars la fermeture de ses établissements, même si certaines branches sont restées ouvertes, avec des heures et des jours de fermeture et d’ouverture particulièrement aléatoires. C’était déjà le cas tout au long de cet automne et de cet hiver, les épargnants s’étaient vu restreindre l’accès à leurs comptes en dollars et en livres libanaises. Les restaurants, pubs, discothèques et centres commerciaux ont reçu l’ordre de fermer, mais nombre d’entre eux avaient déjà définitivement mis la clé sous la porte depuis octobre, en raison du crash économique.
Depuis six mois, le Liban vit dans un état d’exception permanent. À l’urgence sociale et économique s’ajoute l’urgence sanitaire, qui est aussi un accélérateur d’inégalités. Il y a bien sûr ceux qui ont les moyens de se confiner et ceux qui ne l’ont pas. Les travailleuses et travailleurs des magasins d’alimentation encore ouverts, des pompes à essence, les personnels hospitaliers, mais aussi les soldats de l’armée et les membres des différents corps de sécurité (forces de sécurité intérieure, sûreté générale, etc.) sont plus exposés que d’autres à la propagation de la maladie.
Cependant les confinés ne sont pas pour autant les plus chanceux. Les milliers de victimes de la crise économique (chômeurs, travailleurs journaliers, conducteurs de bus et de taxi maintenant mis au chômage technique) ne vont plus au travail, faute d’en avoir. Si le confinement venait à se prolonger, nul ne sait comment ils pourront pourvoir aux besoins de leurs familles. Le 19 mars, la Fédération des syndicats des transports a appelé le gouvernement à mettre en place des mécanismes de compensation pour les conducteurs de taxis, collectifs ou individuels, tout comme pour les chauffeurs de bus. Mais l’État est en faillite, et les marges financières du gouvernement de Hassan Diab sont très réduites : il a néanmoins débloqué des aides d’urgence (colis alimentaires) pour les familles les plus nécessiteuses.
Des craintes pour la santé des réfugiés
Enfin, dans les camps de réfugiés palestiniens ou syriens, le concept de confinement est relatif, tant la densité de population et la promiscuité y sont fortes. Craignant pour la santé des réfugiés, l’ambassadeur de Palestine au Liban Ashraf Dabbour a accueilli le 16 mars des responsables du Fatah, du Hamas, de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et du Croissant rouge au siège de la représentation diplomatique palestinienne à Jnah, dans la banlieue de Beyrouth.
Un comité de coordination commun a été créé. Dans les camps, les forces de sécurité palestiniennes enjoignent les habitants à ne pas quitter leurs appartements, tandis que le Fatah distribue des gels hydroalcooliques aux réfugiés. Dans les camps syriens de l’est du pays, les équipes du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) mènent une campagne de sensibilisation sur les effets du coronavirus, distribuant des kits sanitaires.
Le retour des partis traditionnels
Si l’épidémie s’inscrit dans une crise économique et financière de long terme désastreuse, elle a aussi des effets politiques immédiats. Il y a encore trois mois, les protestataires appelaient la population à descendre dans les rues pour la nomination d’un gouvernement d’experts indépendants, ou contre la Banque centrale libanaise. Maintenant, ils demandent qu’elle se confine. Et, en une singulière ironie de l’histoire, au hashtag #Inzil-ash-Sharia (descend dans la rue) s’est substitué # Khaliq-bi-l-Beit (reste à la maison) sur les réseaux sociaux. L’armée libanaise était occupée, il y a peu, à ouvrir les routes bloquées par les manifestants et à lever les barrages populaires : elle doit désormais fermer les principaux axes routiers. Le gouvernement de Hassan Diab et la présidence de la République espéraient un retour à la normale à la suite des manifestations ; ils doivent maintenant proclamer un état d’exception.
Dans ce contexte, le mouvement social qui avait tant misé sur une mobilisation de long terme, notamment dirigée contre des banques libanaises au bord de la faillite qui retiennent l’argent des épargnants, s’adapte progressivement. Dans la petite ville de Kfar Roman, au Sud-Liban, commune « rouge » ou la tradition communiste demeure forte, les manifestations ont cessé. Les activistes s’emploient à désinfecter les rues et à mettre en place des services d’aide à domicile pour les plus nécessiteux. Les tentes des protestataires à Beyrouth, Saïda ou Tripoli ne sont pas démantelées. Elles sont certes vidées de leurs militants. Mais le gouvernement hésite à les enlever, de peur de relancer le mouvement social.
Cependant, il se pourrait que les principaux bénéficiaires de la crise sanitaire soient les partis confessionnels, vilipendés il y a quelques mois. Dans un contexte de crise économique, les partis chiites, sunnites, druzes ou chrétiens constituent encore un rare filet de sécurité sociale pour des populations précarisées. Pour certains greffés sur l’État et sur les ministères, qu’ils contrôlent, pour d’autres aptes à mobiliser leurs militants investis dans des secteurs-clés comme la santé, ils peuvent à l’heure actuelle remobiliser leur base sociale. L’épidémie profite en effet au confessionnalisme. Les Libanaises et les Libanais sont appelés à se confiner et ce faisant, leur seul horizon immédiat est la famille proche, et, par extension, l’immeuble, puis le quartier, puis le parti politique, ses institutions sanitaires et sociales et ses réseaux de solidarité qui peuvent être rapidement activés.
Dans les régions à majorité chrétienne de Jbeil et du Kesrouan, les Forces libanaises de Samir Geagea et le Courant patriotique libre du président de la République Michel Aoun distribuent massivement à la population gels et désinfectants. Le Parti socialiste progressiste druze de Walid Joumblatt se propose d’offrir des équipements de stérilisation à des centres de détention.
Le 15 mars, dans un discours comparant la crise du coronavirus à une véritable bataille nationale, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah dit soutenir l’action du gouvernement pour endiguer la maladie, salue la décision des principales institutions sunnites, chiites et chrétiennes d’annuler toute cérémonie religieuse, et propose l’aide logistique et médicale du parti — reconnue pour être efficace — aux autorités libanaises. Il annonce également la suspension de tous les rassemblements du parti dans les régions chiites. Fin mars, le Hezbollah assure avoir déjà mobilisé 24500 militants pour enrayer la progression du virus, dont de nombreux médecins et infirmiers.
Un gouvernement sans marge de manœuvre
Enfin, la crise sanitaire constitue un véritable test pour le gouvernement de Hassan Diab. Le premier ministre n’est aux commandes du pays que depuis deux mois. Il se veut indépendant des partis politiques, proche des demandes des manifestants, mais sa légitimité est écornée depuis le premier jour de son mandat. Les parlementaires sunnites du Courant du futur de Saad Hariri et de l’ancien premier ministre Najib Mikati ne lui ont pas accordé leur confiance, pas plus que les Forces libanaises ou le Parti socialiste progressiste. Dans les rangs des anciens manifestants, l’heure est encore à la défiance, malgré les quelques annonces de réformes nécessaires, notamment sur l’indépendance de la justice.
L’actuel gouvernement doit également travailler avec une nouvelle donne. Alors qu’il désirait demander une aide technique et financière internationale pour restructurer la dette, il n’est désormais plus certain qu’il puisse pleinement en bénéficier, au vu d’un risque de récession mondiale qui affecte en premier lieu ses potentiels donateurs, notamment les pays européens.
Enfin, pour confronter l’épidémie avec des moyens hospitaliers limités, les autorités n’ont pas d’autres choix que de clore et de confiner le pays. Mais le confinement et l’isolement ne font qu’accroître la crise économique, limitent tout investissement, et accélèrent le rythme de la paupérisation. Le Liban, qui n’en est plus au premier mois de sa catastrophe annoncée, tombe de Charybde en Scylla.
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