« La dernière chance » pour le pays. C’est par ces mots que le ministre sortant de la santé Hamad Hassan qualifiait l’arrivée d’un quatrième confinement au Liban lors d’une intervention télévisée diffusée le 7 janvier 2021. Cette mesure a été proclamée en urgence pour répondre à l’accélération encore jamais atteinte de l’épidémie de la Covid-19, les autorités déplorant plus de 5 500 cas quotidiens contre environ 400 à la rentrée 2020. Le pays a mis en place depuis les fêtes de fin d’année un certain nombre de règles restrictives : circulation alternée, couvre-feu de 18 h à 5 h du matin. Elles ont été jugées pourtant insuffisantes pour endiguer la crise.
Dès le lundi 11 janvier, la rumeur d’un durcissement du confinement alerte la population. Le président de l’Ordre des médecins ainsi que plusieurs experts chargés d’observer la propagation du virus appelaient à de nouvelles règles sanitaires drastiques. Dans le même temps, le président Michel Aoun convoque en urgence un conseil de sécurité et dit vouloir déclarer l’État d’urgence sanitaire. Les médias évoquent un confinement total de 7 à 14 jours avec instauration d’un couvre-feu 24 h/24. Contrairement au premier confinement qu’avait connu le pays en avril 2020, il ne serait plus question de permettre la moindre sortie, même pour se rendre dans les commerces alimentaires.
Ces consignes non encore officielles n’ont pas tardé à alerter la population. Les habitants de la capitale se ruent dans les magasins pour remplir leurs chariots, pour peu qu’ils en aient les moyens. À l’entrée du petit supermarché Spinneys de la rue Alexandre, d’ordinaire calme, un vigile fait rentrer les habitants du quartier au compte-goutte. La file d’attente aux caisses traverse toute la longueur du magasin en début d’après-midi. Les rayons ont été dévalisés et il ne reste déjà plus rien des produits bon marché : pain, poulet, conserves, pommes de terre, yaourts…
« Ça fait trois ans que je suis à la rue »
Tout le monde n’a pas pu s’offrir ce qu’il souhaitait. Depuis maintenant un an, le chômage, la dévaluation de la monnaie nationale et une inflation sans précédent ont précarisé tout un pan de la société libanaise déjà vulnérable. C’est le cas de Michel, qui patiente aux caisses avec quelques produits. « Ça fait trois ans que je suis à la rue, et personne ne m’aide. Comment je vais me confiner alors que je dors dehors ? Il n’y a pas une ONG pour m’aider, et les politiciens corrompus n’en parlons pas, ils s’occuperont de moi le jour où ça leur rapportera de l’argent ! Eux, ce qu’ils veulent, c’est rafler les dollars qu’il reste dans le pays, ils s’en fichent du billet que j’ai dans la main ». Froissé entre ses doigts, un billet de 20 000 livres libanaises (LBP). Son argent, qu’il gagne comme beaucoup au jour le jour, n’a plus qu’une valeur fluctuante, dépendante d’un taux de change anarchique et des prix du marché. Avec ce billet ce jour-là, Michel ne peut s’acheter qu’une bouteille d’eau, une boite de mouchoirs et deux conserves de thon qu’il part ouvrir sur un banc qui lui servira de lit en attendant la fin de journée.
« Chaque fois c’est pire que la veille »
À quelques centaines de mètres, alors que la journée se termine, des soignants s’affairent à l’Hôtel-Dieu de Beyrouth. Le personnel tente du mieux qu’il peut de faire face à la montée en flèche des cas de contamination et à l’afflux des malades. Zeina Harroun, soignante de nuit se prépare à assurer son service dans la section Covid. « Chaque fois, c’est une préparation psychologique avant d’arriver, car on sait que ce sera pire que la veille », dit-elle. Comme de nombreux soignants, elle est usée par des mois d’épidémie, consciente que le pire reste à venir et avec moins de moyens. « On manque d’infirmières et d’infirmiers au Liban, avec la pandémie c’est encore pire… Ici une infirmière prend en charge huit patients au lieu de quatre. On craint des burnout. En plus, beaucoup de soignants sont contraints de quitter leur service, car ils tombent malades. Si la crise s’aggrave, je ne pourrai jamais continuer. On n’a plus d’énergie, plus de forces… »
Les patients ont envahi les hôpitaux jusqu’à saturation, un tournant dans l’épidémie. Plus question d’accueillir tout le monde, les malades sont triés. « On voit mourir des jeunes de 30 ans, 40 ans… Des mères de famille nous supplient au téléphone de voir leur fils une dernière fois alors que les visites sont interdites. Personne ne peut imaginer ce qu’il se passe ici… Et la crise amplifie tout ».
Au-delà des services Covid, les urgentistes ont eux aussi tiré la sonnette d’alarme, comme Ernest Graphie, interne aux urgences de nuit à l’hôpital Saint-Joseph de Dora. « Depuis plusieurs semaines, on a de plus en plus de patients atteints de la Covid-19. Ils peuvent rester deux ou trois jours aux urgences et on en met parfois une dizaine dans une grande salle parce que tous nos lits sont pris. Parfois on essaye de les orienter vers un autre hôpital, mais la plupart du temps ils viennent ici après avoir fait le tour des hôpitaux de Beyrouth. C’est tous les jours un jeu de ping-pong ».
Les soignants s’inquiètent aussi du manque de matériel. Depuis plusieurs mois des hôpitaux font état de pénuries au moment où des médicaments courants manquent dans les pharmacies. « Les gens viennent nous voir en nous disant que ces médicaments n’existent plus en pharmacie, alors qu’il y a quelques mois on en trouvait partout. C’est pareil pour les bouteilles d’oxygène, il devient impossible d’en trouver. Avec la panique des personnes se sont ruées dessus et des patients ne peuvent plus s’en procurer. Ça crée une détresse qui nous retombe dessus au quotidien, ça nous brise le cœur ».
Les personnels de santé redoutent également les incertitudes sur l’ampleur de la crise. « Le compte des cas positifs du ministère de la santé n’est pas fiable. De nombreuses personnes n’ont pas les moyens de faire le test PCR qui coûte 150 000 LBP (82 euros), sans compter les personnes asymptomatiques qui ne se font pas tester », précise Rawad Hayek, étudiant au centre médical de l’Université américaine de Beyrouth.
« Un dilemme énorme entre deux crises »
Un an après le soulèvement populaire d’octobre 2019, la défiance envers la classe politique reste vive. Depuis maintenant trois mois que Saad Hariri a de nouveau été désigné comme premier ministre, aucun gouvernement n’a pu être formé. Alors que le pays s’apprête à traverser le plus sombre épisode de la crise sanitaire, cette vacance de pouvoir décisionnaire dans une nation où l’État est d’ordinaire déjà très faible inquiète la population.
Face à l’ampleur de la crise sanitaire cependant, le pouvoir a donné raison à la rumeur en annonçant la fermeture totale du pays pour onze jours à compter du 14 janvier, sans possibilité de se rendre dans les commerces d’alimentaire. « Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un sérieux défi. Soit nous nous rattrapons en imposant un confinement complet, strict et résolu, soit nous nous trouvons face à un modèle libanais plus dangereux que le modèle italien », déclarait au sortir d’une réunion du comité de surveillance sanitaire l’ancien premier ministre Hassan Diab.
Sans évoquer le manque de personnel et les pénuries de matériel, les autorités ont mis en cause les comportements individuels. « La situation est désormais hors de contrôle en raison de la négligence des citoyens et de leur refus de respecter les mesures de prévention ». Cette déclaration divise l’opinion publique et manque de nuances selon Ernest, du service des urgences de Dora. « Nous savons qu’aujourd’hui nous nous prenons la vague des gens contaminés pendant les fêtes. Moi, en tant que soignant, je ne peux que conseiller aux gens de rester chez eux. Mais d’un autre côté je les comprends, on ne parle pas d’un confinement dans un pays comme le Canada ou la France. On parle d’un pays en crise qui a connu l’explosion du 4 août et où les gens ont un besoin quasi vital de sortir. En fait c’est un dilemme énorme. Soit on confine et on aggrave la crise économique et sociale, soit on déconfine et on aggrave la crise sanitaire. »
Sur les réseaux sociaux, la critique des comportements individuels fait débat. Si en effet beaucoup avaient pointé du doigt la dangerosité des rassemblements de la nouvelle année, d’autres voient d’un mauvais œil la manière dont la classe politique jette l’opprobre sur les citoyens sans évoquer ses propres manquements. Parmi eux, la photo du ministre de la santé à un déjeuner en intérieur le 6 janvier 2020, sans distanciation sociale avait agité les réseaux sociaux. Lorsque la contamination de ce ministre a été rendue publique, certains Libanais se sont étonnés de la facilité avec laquelle le ministre aurait trouvé un lit d’hôpital vide.
Toujours sur le ton de la défiance, en l’absence de gouvernement et en dépit de l’urgence sanitaire, les médias mettent en avant l’emploi du temps singulier du premier ministre Saad Hariri. Rentrant de dix jours de vacances familiales à l’étranger suivies la semaine dernière d’une visite au président Erdoğan, ses déplacements personnels alimentent l’inquiétude en ces temps d’urgence.
« Personne ne nous aide ! »
Avec la mise en place du confinement le jeudi 14 janvier 2020, les rues sont totalement vides dans certains quartiers, mais l’agitation ordinaire persiste dans d’autres. Des Libanais continuent de travailler comme si de rien n’était. « On n’a pas le choix ! Il y a un loyer à payer, des enfants à nourrir… Personne ne nous aide, alors on travaille quand même. De l’extérieur mon magasin est fermé, mais les clients savent que s’ils frappent à la grille, nous pourrons les laisser entrer faire leurs achats. C’est vital pour nous, il y a des gens ici qui ont plus de chance de mourir de faim que de mourir du virus, comme ces pauvres gars qui se sont immolés par le feu dans la rue la semaine dernière, les pauvres », déclare Ahmad1, vendeur rue Badaro.
L’arrivée du vaccin s’ajoute à la longue liste des inquiétudes des soignants. « Connaissant la corruption au Liban, il est très peu probable que le vaccin soit d’abord distribué aux agents de santé ou aux personnes âgées. Je pense que ce sera chaotique et injuste. Les politiciens et leurs cercles privés auront sans doute le vaccin en premier », estime un soignant. « Malheureusement je doute qu’on soit capables de gérer convenablement l’arrivée du vaccin, redoute aussi Zeina à l’Hôtel-Dieu. Chaque parti politique va prendre un nombre de doses et le donnera à ses partisans. Si tu ne soutiens pas de parti politique, tu seras servi en dernier, voire pas servi du tout ».
Aux premiers jours de l’année 2021, le cercle vicieux des crises se poursuit au Liban. Après une année chaotique dont le paroxysme a été atteint lors de la double explosion meurtrière du 4 août, le développement de l’épidémie paraît de mauvais augure alors même que le variant anglais du coronavirus a été découvert dans une famille revenue du Royaume-Uni. L’arrivée de deux millions de vaccins a toutefois été annoncée pour fin février par les autorités, un défi logistique titanesque pour le Pays du Cèdre qui a déjà annoncé que les chefs de partis et les députés seraient prioritaires, avant même le personnel soignant.
Pour le reste de la population, la question de la préférence nationale fait débat sur Twitter, où le hashtag « le vaccin pour les Libanais d’abord » s’est rapidement répandu. En ligne de mire, le million et demi de réfugiés syriens installés au Liban depuis le début du conflit, mais également les Palestiniens dont la présence peut remonter jusqu’à 1948. Tous deux font régulièrement l’objet de discours et d’actes racistes, émanant même de personnalités politiques.
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1Le prénom a été changé à sa demande.