Le Liban à la dérive sur une mer démontée

Avec sa monnaie en chute libre par rapport au dollar américain, la moitié de sa population plongée dans la pauvreté et les négociations de sauvetage avec le Fonds monétaire international suspendues tant ses dirigeants semblent incapables de promulguer des réformes fondamentales, le Liban est apparemment sur le point de sombrer dans le chaos.

Beyrouth, le 13 juin 2020. — Des manifestants antigouvernementaux participent à des funérailles symboliques pour le pays, le troisième jour consécutif de manifestations en raison de l’aggravation de la crise économique
Anwar Amro/AFP

Cela s’est passé très rapidement. Les témoins n’ont pas eu le temps d’intervenir, quand bien même auraient-ils été disposés à s’approcher de quelqu’un portant une arme. Ali Al-Haq, 61 ans, originaire de Hermel, dans la vallée orientale de la Bekaa, s’y était minutieusement préparé. Il s’est rendu à Hamra, l’artère autrefois très fréquentée qui reste l’épine dorsale de Beyrouth Ouest. Devant le café Dunkin Donuts, il s’est allongé sur le trottoir et s’est aussitôt tiré une balle dans la tête.

Il a laissé un message manuscrit, fixé sur un petit drapeau libanais, ainsi qu’un document officiel attestant qu’il n’avait pas de casier judiciaire. Son message disait simplement : « Ana mesh kafer » 1, « Je ne suis pas un mécréant ». En Islam, le suicide est interdit. Les messages sur Twitter se sont empressés d’ajouter une autre ligne : « C’est la faim qui est mécréante. »

Il semble qu’Ali Al-Haq était revenu du Golfe où il avait un emploi. Il avait ouvert une échoppe dans la banlieue sud de Beyrouth où le chiisme est prédominant. Mais ça n’avait pas marché comme c’est le cas actuellement pour tant d’autres commerces. Comme pour la multitude innombrable qui grossit les rangs des Libanais — environ la moitié de la population —, il s’est retrouvé plongé dans la pauvreté et incapable de subvenir aux besoins de ses deux filles. En désespoir de cause, il a pris la seule issue qu’il pouvait envisager.

Le suicide d’Ali Al-Haq, et d’au moins une autre personne ailleurs dans le pays, n’a peut-être pas réussi à faire sortir de leur inertie des politiciens libanais tout à leurs bisbilles, mais il a touché une corde sensible dans les médias sociaux et son impact politique n’a pas été perdu. Il a provoqué un concert de colère, en particulier au sein des chefs religieux chrétiens, qui faisait écho au sentiment populaire.

Deux jours plus tard, dans son sermon dominical, le respecté archevêque grec orthodoxe Elias Audi déclarait à l’attention des politiciens : « Je m’adresse à votre conscience, s’il vous en reste. Dormez-vous bien la nuit alors que ceux dont vous avez la charge meurent de faim, de soif ou se suicident ? »

« Les dirigeants politiques n’ont ni le courage ni la capacité de faire front commun pour trouver les moyens de sortir de la souffrance », a ajouté son homologue maronite, l’influent patriarche Beshara Raai, dont les paroles résonneront avec ceux du président maronite du pays, Michel Aoun. L’intervention du prélat l’a jeté dans l’arène politique et a conduit le dirigeant sunnite Saad Hariri (actuellement dans l’opposition) et l’ambassadeur saoudien, de plus en plus actif, à lui rendre visite.

Chaos financier

La livre libanaise, ancrée depuis des décennies à 1 500 livres pour un dollar américain (1,328 euros) — les deux monnaies étant interchangeables même chez les petits changeurs de rue — a continué de chuter,dépassant même les 8 000 livres pour un dollar. Ceci revient à dire que les personnes qui ont des économies ou des revenus en livres libanaises ont vu la valeur de leur travail ou de leurs dépôts réduite d’environ 80 %, alors que les prix ont fortement augmenté. Le désespoir économique est désormais la norme.

Le Liban ressemble de plus en plus à un navire poussé vers les rochers par une tempête sauvage, les moteurs en panne, sans personne à la barre, tandis que sept ou huit capitaines et leurs équipages se disputent sur le pont pour savoir qui va récupérer la cargaison, sourds aux cris de détresse de passagers désespérés et terrifiés.

Et pas un canot de sauvetage en vue. Le seul moyen de s’en sortir, ce sont les pourparlers qui ont commencé en mai entre Beyrouth et le Fonds monétaire international (FMI). Mais ils sont actuellement au point mort parce qu’ils ne débouchaient sur rien.

Le Liban recherche désespérément un accord avec le FMI pour débloquer une injection de liquidités dont il a grand besoin (elles sont estimées de 10 à 15 milliards de dollars, soit 9 à 13 milliards d’euros), mais aussi pour recevoir le soutien d’autres donateurs et bailleurs de fonds internationaux qui se tiennent en retrait attendant que le pays se ressaisisse et adopte quelques réformes fondamentales pour garantir que les fonds ne disparaitront tout simplement pas dans les poches des corrompus comme cela a été si souvent le cas dans le passé.

L’équipe de négociation libanaise n’a même pas été capable de parler d’une seule voix, ses membres, la banque centrale (BDL), le ministère des finances, la présidence et le bureau du Premier ministre étant en désaccord sur des questions aussi fondamentales que l’ampleur des pertes du secteur bancaire et la manière dont elles devraient être réparties.

Cette situation est révélatrice de la querelle entre le gouvernement d’une part et la BDL, les banques et le parlement d’autre part. Une commission parlementaire a jugé que les pertes de ce secteur étaient inférieures à la moitié des 90 milliards de dollars (80 milliards d’euros), ou plus, estimés par le gouvernement dont le « programme de réformes » constitue le fondement des discussions avec le FMI.

« Le cœur du problème est de savoir s’il peut y avoir un accord sur des objectifs communs pour le pays qui permettrait d’adopter un ensemble de mesures drastiques, mais nécessaires », a déclaré Kristalina Georgieva, la directrice générale du FMI, alors que les négociations étaient gelées.

Le désarroi des Libanais a été rendu plus criant par la démission de deux hauts fonctionnaires des finances membres de l’équipe, le conseiller Henri Chaoul et Alain Bifani qui a été directeur général du ministère des finances pendant les vingt dernières années. « J’ai réalisé qu’il n’y a pas de volonté pour mettre en œuvre des réformes ou une restructuration du secteur bancaire, y compris de la Banque centrale, a indiqué Chaoul dans sa lettre de démission. "Sans des réformes profondes et douloureuses, s’écartant des politiques qui ont échoué et des comportements visant à préserver le statu quo, nous allons nous engager dans une décennie (ou deux) qui sera perdue, marquée par un environnement social chaotique et une nouvelle aggravation de la pauvreté qui croît déjà à un rythme alarmant ».

Bifani a déclaré qu’il existait une « campagne criminelle » menée par certains groupes d’intérêts pour minimiser les chiffres des pertes (qu’il a lui-même évaluées à 61 milliards de dollars, soit 54 milliards d’euros) et pour faire payer au public les péchés des barons politiques corrompus qui ont ruiné le pays.

Le document de réforme du gouvernement prévoit une « décote » unique en application de laquelle les plus gros déposants ayant de l’argent bloqué dans les banques devraient convertir une partie de leurs dépôts en actions de la banque, en actifs dans un fonds spécial de recouvrement ou dans toute autre formule. Les deux premiers pour cent des comptes bancaires privés détiennent une grande partie des quelque 125 milliards de dollars (111 milliards d’euros) — dont 75 % en dollars — actuellement gelés dans les banques.

Toute forme d’intrusion dans les comptes bancaires est cependant fermement rejetée par de nombreux politiciens, y compris par le président du Parlement, Nabih Berri, qui a juré à plusieurs reprises qu’aucune loi le permettant ne serait jamais adoptée.

La situation a produit un étrange phénomène qui voit tous les politiques réclamer des réformes et la fin de la corruption, y compris de la part de ceux qui sont largement considérés comme les plus corrompus, les plus responsables de la crise actuelle et les plus accusés d’entraver activement en coulisses les réformes. Le résultat a été que l’équipe libanaise en charge des pourparlers avec le FMI n’a pas été en mesure de donner la moindre impulsion significative aux réformes que le FMI et les puissances internationales espèrent voir mises en œuvre.

Beyrouth plongé dans l’obscurité

L’indicateur le plus important et le plus scandaleux est celui de l’électricité. Comme si cela ne suffisait pas, l’approvisionnement en électricité a été récemment encore plus réduit que jamais. À Beyrouth, depuis la fin juin, les coupures de courant ont été en moyenne de 22 heures par jour, une catastrophe pour ceux qui n’ont pas accès aux générateurs locaux qui ont surgi un peu partout pour couvrir la coupure qui d’ordinaire est de trois heures par jour. Les Beyrouthins s’endorment et se réveillent au bruit des générateurs qui fonctionnent presque 24 heures sur 24. S’ils se retrouvent avec une toux persistante, il est probable qu’elle sera davantage due aux vapeurs des générateurs qu’à la Covid-19.

On estime que 47 milliards de dollars (41 milliards d’euros) ont été injectés dans le secteur de l’électricité au cours des dernières années, mais celui-ci perd encore 2 milliards de dollars (1,77 milliard d’euros) par an. Des réformes ont été envisagées et même approuvées depuis plusieurs années, mais rien n’a été fait. Parmi les mesures attendues par le FMI figure la création d’une commission de contrôle indépendante pour la compagnie d’électricité publique EDL qui ne serait pas sous la responsabilité du ministère des finances.

Le Liban a tout au plus pu se mettre d’accord — maigre avancée — sur la nomination d’un nouveau Conseil d’administration de six personnes pour Electricité du Liban. Et encore au prix de quelques marchandages. Car ces six personnes doivent appartenir aux six premières des 18 confessions religieuses reconnues dans le pays — un sunnite, un chiite et un Druze du côté musulman ; un maronite, un grec orthodoxe et un grec catholique pour les chrétiens. C’est ainsi que fonctionne le Liban. Ou pas. Alain Bifani, par exemple, le directeur général du ministère des finances qui vient de démissionner a dû être remplacé par un compatriote maronite.

Les accusations du Hezbollah et des États-Unis

Tout cela s’est inscrit sur fond d’invectives croissantes entre les États-Unis et l’allié local de l’Iran, le Hezbollah, dans le cadre de la rivalité plus large entre Washington et Téhéran qui secoue toute la région.

L’ambassadrice américaine Dorothy Shea, interviewée sur la chaîne de télévision saoudienne Al-Hadath, a accusé le Hezbollah d’entraver les efforts pour faire face à la crise économique, ce qui a débouché sur une situation embarrassante lorsqu’à Tyr un juge proche du Hezbollah a interdit aux médias de diffuser les déclarations ou les informations de l’ambassadrice, décision qui a écartée sans ménagement par le gouvernement.

Le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a riposté en accusant les États-Unis de s’ingérer dans les affaires libanaises et d’imposer un blocus au Liban. Il a prévenu que les efforts américains pour faire pression sur le mouvement soutenu par l’Iran — par le biais par exemple du régime de sanctions dans le cadre de la « Loi César » du 17 juin2 — se retourneraient contre les propres alliés de Washington. Certains de ces derniers, qui ne sont pas des partisans du Hezbollah, ont exprimé la conviction que la campagne américaine visant à isoler et à nuire au mouvement se traduirait principalement par des dommages collatéraux à l’encontre du pays et de toute sa population.

Cela peut aussi inciter le Liban à regarder vers l’Est. Nasrallah a déclaré qu’il discutait avec le gouvernement d’une offre iranienne consistant à vendre au Liban du carburant pour ses centrales électriques en échange de livres libanaises, ce qui atténuerait la crise du dollar dans le pays. Une visite d’une délégation irakienne a également fait naître l’espoir d’un approvisionnement en carburant en échange de fruits et légumes libanais. Il est également question d’une aide financière de la part des Chinois.

S’il existe à l’évidence une crise entre l’Iran et les États-Unis, les diplomates européens rappellent que la vraie question va au-delà et qu’elle concerne l’échec du Liban à trouver un début de consensus pour proposer un minimum de réformes nécessaires pour enclencher les plans de sauvetage financier que des pays amis, comme la France, attendent de débloquer.

À Beyrouth, l’impression largement répandue est que le gouvernement dirigé par Hassan Diab, en fonction depuis février 2020 seulement, a échoué. Des contacts s’organisent en coulisses pour convenir à l’avance de son remplacement pour éviter un vide porteur de dangers. Le gouvernement Diab, prétendument technocratique, est composé de ministres nommés uniquement par l’alliance dirigée par le Hezbollah qui comprend le président Aoun et son Courant patriotique libre, dirigé par son puissant gendre Gebran Bassil. Un nouveau gouvernement avec une pleine participation sunnite, qu’il soit dirigé par Saad Al-Hariri ou par quelqu’un d’autre comme le diplomate respecté Nawaf Salam, aurait moins de chances d’être rejeté par Washington au prétexte qu’il serait « sous la coupe du Hezbollah ».

La révolution rougeoie sous la braise

Entre-temps, la « Révolution » qui a éclaté en octobre 2019 pour protester contre la corruption, l’incompétence et la misère n’a peut-être pas entièrement disparu, mais les jours glorieux où des centaines de milliers de manifestants se sont rassemblés dans tout le pays pour exiger le départ de la classe politique sont, pour le moment du moins, un lointain souvenir.

La « Révolution » a été mise à l’épreuve le 6 juin, lorsqu’au moins 25 des dizaines de groupes du mouvement protestataire ont soutenu l’appel à une grande manifestation post-déconfinement Covid dans le centre de Beyrouth. Ce fut un désastre. Seuls quelques milliers de personnes y ont participé. Ils ont été attaqués par des voyous en scooter venus des quartiers chiites voisins ; des magasins ont été détruits et pillés et des affrontements ont eu lieu avec la police antiémeute. D’anciens partisans se sont plaints amèrement que le mouvement protestataire avait été infiltré et pris en otage par des provocateurs.

Le mouvement avait échoué à concevoir un programme politique unifié ni aucun type de structure organisationnelle ni de direction. Nombre de ses anciens partisans ont été accablés par les préoccupations quotidiennes de survie.

Mais les politiques sont conscients du soutien général que les slogans du mouvement ont suscité — beaucoup de leurs propres partisans souffrent d’ailleurs des mêmes maux — et que le franchissement de certaines lignes rouges pourrait déclencher une nouvelle flambée de violence spontanée. De nombreuses idées du mouvement irriguent désormais les discours mêmes du gouvernement.

Entre-temps, malgré l’action répressive des forces de sécurité, un noyau dur de militants a continué d’organiser des manifestations en fonction de l’actualité à des endroits déterminés ou à l’occasion de certains événements. Des routes sont parfois coupées par des manifestants qui brûlent des pneus. Mais rien n’est comparable aux manifestations de masse de la fin de l’année dernière.

1NDT. « Ana mesh kafer » est le titre d’une chanson de Ziad Rahbani (Fils de Fairouz, célèbre chanteuse libanaise) qui revient dans le contexte de désarroi économique et financier que connaît actuellement le Liban : « Je ne suis pas mécréant, mais la faim est mécréante/ Je ne suis pas mécréant, mais la pauvreté est mécréante ».

2NDT. Loi César ou « loi César sur la protection de la population syrienne ». Adoptée par le Sénat américain en décembre 2019, elle tire son nom du transfuge de l’armée syrienne qui a fait sortir clandestinement plus de 50 000 photographies attestant de la torture industrialisée dans les prisons syriennes. La loi vise, pour les sanctionner, tous ceux des étrangers qui aideraient le régime d’Assad sous la forme d’acquisitions de biens, de services ou de technologies, y compris les industries d’aviation, de pétrole et de gaz.

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