Depuis la fin des années 1990, on a vu naître et se développer des mouvements islamistes fondamentalistes transnationaux sans vraiment pouvoir en faire une cartographie plus précise que d’indiquer de vagues localisations géographiques où ces groupes opéraient, ou encore les lieux des attentats qui leur étaient attribués. Ces mouvements, qui semblaient disparates et agir indépendamment les uns des autres — à l’exception d’Al-Qaida — se sont structurés petit à petit tout au long des années 2000, et surtout après le début des révoltes arabes en 2011. Ils se sont transformés en organisations politiques, idéologiques et militaires, qui commencent à tisser entre elles des liens étroits.
Depuis 2013, elles ont même entrepris de se « territorialiser » avec plus ou moins de succès (certaines tentatives de territorialisation sont « contrariées » par des interventions militaires occidentales). Les djihadistes en voie de recrutement — mais aussi les armes, les techniques ou les idéologies — circulent d’un continent à l’autre. Ils établissent des bases, consolident des positions (traits rouges sur la carte ci-dessous). Les implantations territoriales, même embryonnaires, tissent entre elles des liens politiques (traits gris) : allégeance, création de franchise, conseils politiques ou militaires.
Le fonctionnement et la logistique de ces organisations se superposent aux États-nations traditionnels pour la plupart issus de la colonisation. Soit elles prennent le contrôle des espaces abandonnés par des États en déliquescence, soit elles utilisent les infrastructures existantes d’États affaiblis avec lesquels elles entrent parfois violemment en contact et qui sont incapables de les contrôler. Cet « empilement » fait penser à la création d’une sorte de frontière verticale où au moins deux formes d’organisations politiques coexistent et fonctionnent sur un territoire de manière « frictionnelle ». C’est cette nouvelle visibilité géographique qui permet de proposer une visualisation cartographique de la logique spatiale de ce réseau complexe.
Alain Gresh a participé à cette réflexion et à mon élaboration méthodologique au fil des années. Il ajoute à cette approche : « Au-delà de la territorialisation, ce qui est important est le fait que ces organisations s’inscrivent désormais dans une perspective globale de “guerre mondiale” où tout est lié, du Nigeria à l’Irak et au Pakistan. Elles ont acquis la capacité d’unifier (presque) sous un même drapeau des luttes extrêmement variées et créer, en somme, un seul front capable d’attirer des jeunes de toutes les régions du monde au sein du mouvement djihadiste. »
La carte publiée dans le journal La Cité à Genève en mai 2015 est la dernière version d’une représentation sur laquelle nous réfléchissons tous deux depuis 2007. En huit ans, elle a été publiée plusieurs fois. Les modes de représentation visuels, les symboles, les légendes et la terminologie... ont évolué parallèlement. C’est en novembre 2007 que paraissait la première visualisation de cette approche en forme d’autoroute avec ses carrefours et ses ramifications :
Vous avez dit « terrorisme » ?
Cette première approche ignorait tout de ce qui se passait au sud du Sahara. Dans la tentative initiale de légende pour qualifier les voies de circulation les plus importantes, nous avions choisi le mot « terrorisme ». « L’Autoroute du terrorisme »... C’est déjà un mot compliqué à utiliser dans les textes, mais dans les cartes, c’est pire.
Quelle définition donner à ces mots de « terroriste », « terrorisme » ? Les membres de l’Irgoun qui décident d’utiliser la violence contre les civils palestiniens, qualifiés de terroristes par les autorités britanniques dans les année 1940 ? Les résistants français de la seconde guerre mondiale, qualifiés de « terroristes » par les nazis ? Et si on appelle « terrorisme » la barbarie de l’État islamique, comment qualifier les États occidentaux, États-Unis en tête, qui ont imposé à l’Irak un embargo causant la mort de centaines de milliers d’enfants, ou les campagnes d’attaque de drones qui ont décimé des milliers de civils au Pakistan ou au Yémen ? Après discussion, nous avons pensé ce mouvement armé international plus comme un phénomène de résistance que comme des actes de violence aveugle sans signification. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’en faire une « autoroute insurgée ». Et c’est sous ce titre que paraîtra finalement cette carte.
Mais ce n’était pas fini. L’esquisse publiée en novembre 2007 a été reprise dans L’Atlas. Un monde à l’envers du Monde diplomatique en 2009 avec quelques petites adaptations qui ne sont pas anodines : le front de la « guerre contre le terrorisme » a été étendu à l’Iran (absent de la première carte) et le titre a encore changé, le terme de « résistance » ayant été préféré à celui d’ « insurgé » !
On a dans cette carte un subtil mélange de qualificatifs : entre guillemets, l’appellation américaine de « guerre contre le terrorisme » (sans commentaire sur l’utilisation du mot terrorisme), « insurrection » et enfin « résistance ». Une synthèse des contraires, en somme.
La géographie du chaos
Nous avons laissé reposer cette approche cartographique quelques années, durant lesquelles ont éclaté les révoltes arabes, et dans le sillage de ce mouvement, les guerres en Syrie, en Libye, au Yémen, mais aussi au Mali et en Centrafrique, alors qu’en même temps s’aggravaient les guerres en Irak et au Sud-Soudan. En 2013, nous avons décidé de reprendre le même concept cartographique et de le développer, de l’adapter à cette situation nouvelle et inédite.
La carte est alors devenue un peu plus complexe, avec l’introduction d’une tentative de qualification de la situation politique de chaque pays. C’était un exercice risqué puisque d’une part, cela peut changer assez vite (c’est d’ailleurs pourquoi il est très important de dater clairement ces documents lorsqu’on les reprend ultérieurement dans des publications), et d’autre part les critères sur lesquels on détermine qu’un État est déliquescent, défaillant ou affaibli, sont assez subjectifs et difficiles à choisir.
Une nouvelle donnée est introduite : la représentation des interventions militaires dites « étrangères » depuis 2001. C’était une information très importante à glisser dans la carte, étant un des éléments — mais pas le seul bien sûr — qui peut expliquer cette « géographie du chaos ».
Il y a deux catégories : les « interventions militaires conventionnelles » (il n’est pas sûr que ce soit le bon terme mais on le retiendra faute de mieux) et les campagnes plus ou moins permanentes d’attaques de drones. Cela rappelle les conflits de « basse intensité » menés par l’administration du président Ronald Reagan contre les guérillas en Amérique latine ou en Afrique australe. Dans la carte de 2015, ces deux catégories ont été regroupées. L’intervention militaire saoudienne au Yémen, trop récente, n’y figure pas (encore).
Le champ géographique s’est étendu, allant désormais jusqu’au sud du Sahara. Fred Halliday, dans son livre L’URSS et le monde arabe, publié aux éditions Le Sycomore en 1982 parle d’un « arc des crises » qui, à l’époque, allait de l’Éthiopie à l’Iran, en référence à un concept inventé par l’orientaliste Bernard Lewis et repris par l’Américain Zbigniew Brzeziński en 1978. En 2015, cet « arc de crises » s’étend du Mali (certains le font même commencer en Mauritanie) au Pakistan, en englobant l’Afrique du Nord, le Sahel, l’Afrique de l’Est, les États du Golfe, le Proche-Orient, l’Iran et l’Afghanistan — ce qui correspond en gros au « Grand Moyen-Orient » défini par George W. Bush. Il faudra sans doute, dans la prochaine version, l’étendre jusqu’aux Philippines et à l’Indonésie.
En 2013, le Nigeria est encore en dehors de la zone, mais fait son entrée en 2015 avec le renforcement du groupe islamiste Boko Haram et sa déclaration d’allégeance à l’État islamique.
Comment nommer l’« État islamique » ?
En juin 2014 est annoncé le rétablissement du califat sous la direction d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Désormais, les communiqués émanant de son organisation sont signés « État islamique ». Les médias arabes hostiles vont utiliser pour le désigner l’acronyme en arabe « Daech » pour Dawla islamiyya. Cette formulation est clairement péjorative et c’est pour cela qu’elle est utilisée en français par Le ministre français des affaires étrangères Laurent Fabius. Faut-il accepter le terme « État islamique » ?
Plusieurs médias français, dont l’Agence France presse (AFP) et Le Monde diplomatique ont adopté la terminologie d’« organisation de l’État islamique », affirmant que cette structure n’était pas un État et, pour certains, qu’elle n’était pas islamique. Près de deux ans après sa formation, on peut toutefois s’interroger. Les structures mises en place ont plusieurs caractéristiques d’un État, avec le contrôle d’un territoire, des fonctionnaires, la collecte d’impôts, la gestion de la vie quotidienne des habitants.
En revanche, il ne dispose d’aucune reconnaissance internationale. Quant à son caractère « islamique », il est toujours difficile de se prononcer. Si cette qualification favorise des amalgames dangereux, surtout en Occident, qui est habilité à juger dans ce domaine ? L’Iran, le Pakistan ou la Mauritanie s’intitulent officiellement « République islamique » ; sont-ils ou non islamiques ? Ils sont en tout cas reconnus comme tels par la communauté internationale et l’Organisation de la coopération islamique (OCI).
Alain Gresh.
La carte ci-après a été digitalisée, légèrement adaptée et mise à jour pour être publiée sous le titre « Connexions djihadistes » dans le mini-atlas de L’État du Monde 2014 consacré aux conflits dans le monde (La Découverte).
Terrorisme ou résistance, le dilemme
Sur les mêmes thèmes, on peut remonter un peu plus loin dans le temps. En 2005 et en 2006, nous avions enfin décidé de nous lancer dans une recherche cartographique sur la question du terrorisme international. Jusqu’alors, nous n’étions pas très enthousiastes à l’idée de cartographier ce sujet difficile. Il y avait beaucoup de pièges : céder à la tentation d’une représentation spectaculaire, oublier des événements importants ou pire, les interpréter à l’envers. Nous avons finalement « plongé », en essayant d’abord d’accumuler sur la carte ce que nous savions, et ensuite de combler les lacunes petit à petit avec ce qui manquait et ce que nous ne savions pas (encore).
En 2005, pendant la production d’un atlas géopolitique qui devait paraître en 2006, nous travaillions sur la représentation du terrorisme entre 1960 et 1990. L’esquisse était incomplète, il y avait des manques, mais elle montrait déjà quand même une configuration géographique intéressante. Mais cette carte n’a jamais été publiée... Je me demande si, au fond, cette image ne nous dérangeait pas. C’était la première visualisation concrète d’une période de l’histoire et d’un thème sur lesquels nous avions beaucoup lu, mais dont la logique géographique nous échappait. Cela reste très abstrait, pour ne pas dire « a-géographique », et appelle à une réflexion fondamentale vraiment difficile à mener sur la justification de la violence. Dans la carte il y a la légende, et la légende ce sont des mots, et les mots sont importants, on ne choisit jamais par hasard entre « terrorisme » et « résistance ».
Cette carte est donc toujours un « chantier » ouvert pour la recherche.
Les années Al-Qaida
En revanche, nous avons eu beaucoup moins de mal lorsque nous nous sommes lancés sur la piste du terrorisme post-11-Septembre 2001. Nous avons opté pour la facilité. Là, nous avons établi un catalogue.
Cela dit, dans sa version digitalisée, nous avions intégré des informations sur le type de relations et d’accords plus ou moins transparents que certains pays entretenaient avec les États-Unis. N’oublions pas qu’ici, on ne couvre que quatre années d’action : 2001-2005.
Puisque nous parlons de « terrorisme » et de « résistance », il faut aussi évoquer un projet né à la même période (2005). L’idée était d’essayer de réunir sur une même carte ce que le monde en général et les continents en particulier faisaient pour résister aux tentatives hégémoniques des États-Unis. Dans la légende, nous avons un peu tout mélangé. C’était sans doute là les prémices d’une cartographie radicale !
La carte digitalisée présente peu de différences avec l’esquisse. Nous avons juste inversé les modes de représentation visuelle pour deux critères : « Les pays dans lesquels l’image des États-Unis s’est dégradée entre 2001 et 2005 » sont passés d’une représentation surfacique à une représentation ponctuelle, et « les pays de la coalition » d’une représentation ponctuelle à une représentation surfacique.
Il faut revenir en 2009 pour faire état d’une autre « carte catalogue » publiée dans l’Atlas 2009 Un monde à l’envers du Monde diplomatique et qui nous avait été proposé à l’époque par la géographe Béatrice Métaireau.
Elle ne montrait rien de vraiment très fracassant sur les logiques géographiques des mouvements dits terroristes, sauf que ce n’était pas les mêmes qui étaient désignés comme tels par les Européens et par les Américains. Mais en 2009 — il n’y a pas si longtemps donc — Boko Haram, Al-Qaida au Yémen et l’État islamique n’existaient pas encore...
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