L’ambiance est festive au Sandinos. Dans ce pub de Derry, en Irlande du Nord, les murs couverts de fresques et d’affiches en hommage à divers mouvements internationaux de résistance et de justice sociale reflètent l’activisme politique du lieu. Sur une scène se dresse le drapeau palestinien. Plusieurs groupes, rap, rock, punk se succèdent pour une soirée de soutien aux hôpitaux gazaouis. L’ambiance, assez jeune, bat son plein.
Entre deux groupes, s’avance sur scène Eamonn McCann, 80 ans, activiste et ancien représentant du parti socialiste au Parlement. Il a été l’un des organisateurs de la marche pour les droits civiques en 1972 qui a été réprimée dans le sang par l’armée britannique, connue sous le triste nom de Bloody Sunday. Le 30 janvier 1972, lors d’une marche pacifique de l’association nord-irlandaise des droits civiques, 28 manifestants pacifiques et des passants sont pris pour cible dans le quartier catholique du Bogside par des parachutistes britanniques. Treize hommes — dont sept adolescents — sont tués, la plupart par des tirs dans le dos. Un quatorzième mourra plusieurs mois plus tard de ses blessures. La démarche hésitante, mais la voix toujours ferme, l’activiste dénonce « un régime d’apartheid » mis en place par le gouvernement israélien et poursuit : « Malgré les exigences mondiales d’un cessez-le-feu permanent, les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni continuent d’armer l’État israélien et de financer le nettoyage ethnique de Gaza. »

Une même histoire de colonialisme et d’impérialisme
Le soutien à la cause palestinienne est particulièrement ancré en Irlande du Nord, nourrie par l’identification à une même histoire : la colonisation et la partition de l’île. « Nous voyons notre histoire dans leurs yeux. Une histoire de déplacement, de dépossession, une identité nationale dont les questions sont niées, d’émigration forcée, de discrimination et maintenant… de famine », résume Leo Varadkar, ancien Premier ministre de la République d’Irlande.
La colonisation de l’Irlande par les Anglais entre le XIIe et le XVIe siècle occupe une place centrale dans le récit national. « Au XVIIe siècle, les colons britanniques ont confisqué les terres de la population irlandaise notamment dans le nord, ce qui est similaire au déplacement forcé des Palestiniens lors de la Nakba de 1948 et au nettoyage ethnique en cours en Cisjordanie », rapporte Luke McLaughlin, 22 ans, originaire de Derry. L’étudiant en relations internationales à l’université de Londres fait un rapprochement aussi avec l’actuel blocus à Gaza et la Grande Famine qui a frappé l’Irlande en 1840. Une épidémie de mildiou avait décimé les récoltes de pommes de terre dont dépendait la population, provoquant environ un million de décès et un exode de deux millions d’Irlandais vers les pays anglophones. Mais les expulsions de paysans irlandais, incapables de payer leurs loyers aux propriétaires britanniques, et les carences de l’aide de Londres ont aggravé le phénomène. Cette famine a suscité un fort ressentiment anti-britannique qui servira d’accélérateur au mouvement indépendantiste irlandais.
Restée britannique après la partition de l’île en 1921, l’Irlande du Nord a ensuite été déchirée de 1968 à 1998 par un sanglant conflit — appelé The Troubles — entre républicains favorables à la réunification de l’île (traditionnellement catholiques) et unionistes fidèles à la couronne britannique (protestants).

L’Irlande partage aussi une expérience commune de l’impérialisme. Le Royaume-Uni a administré la Palestine entre 1920 et 1948, à la suite de la chute de l’Empire ottoman, avec pour mandat donné par la Société des nations (SDN) d’appliquer la déclaration d’Arthur Balfour, dans laquelle le secrétaire d’État aux affaires étrangères promettait en 1917 d’accorder un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. Le Royaume-Uni se retira de Palestine en 1948 sans avoir tenu la promesse de garantir les droits des Palestiniens, en laissant l’ONU régler la question. Mais non sans avoir imposé « sa gouvernance coloniale », souligne Luke McLaughlin :
En 1920, Sir Ronald Storrs, gouverneur militaire britannique de Jérusalem, admirait ouvertement les politiques coloniales en Irlande du Nord, envisageant Israël comme un « ulster 1 juif loyal dans une mer d’hostilité arabe ». Cette vision reflète les tentatives britanniques d’imposer un contrôle similaire en Palestine, en utilisant les mêmes tactiques de déplacement, de division et de domination.
Une vision partagée par Alannagh Doherty, 22 ans, batteuse du groupe queer The Cherym qui s’est aussi produit au Sandinos : « Balfour a été secrétaire pour l’Irlande où il a fait taire toute contestation indépendantiste, notamment par les Black and Tans 2, détaille-t-elle. Les mêmes Black and Tans ont été envoyés en Palestine en 1920 aux côtés de la police britannique. Nous partageons avec les Palestiniens la même histoire d’occupation et de répression par les forces britanniques ! »

« Deux nations, une seule lutte »
À Derry — Londonderry pour les nord-irlandais fidèles à la couronne britannique —, cette histoire se voit encore à chaque coin de rue. Quartiers irlandais républicains (catholiques) et quartiers britanniques unionistes (protestants) restent profondément séparés. Dans le centre-ville, une barrière d’une dizaine de mètres de hauteur pudiquement appelée « mur de la paix » sépare le quartier britannique The Fountain des quartiers républicains. La guerre est loin derrière, mais personne n’imagine faire tomber ce mur et encore moins s’aventurer dans l’autre communauté. Notamment dans le Bogside, bastion républicain.
Au milieu, trône le Free Derry Corner, reste d’un pignon de mur de l’enclave nationaliste autoproclamée autonome entre 1969 et 1972. Entre le 12 et le 14 août 1969, la population catholique du Bogside s’est soulevée et a érigé des barricades pour s’opposer à la tenue de la marche protestante des Apprentice Boys of Derry et l’intervention de la police royale de l’Ulster (RUC). Ces émeutes marquèrent le début des Troubles. L’endroit est hautement symbolique, lieu de toutes les contestations.

Chaque 30 janvier, des centaines de personnes s’y rassemblent et commémorent le massacre du Bloody Sunday. À l’époque, l’armée britannique a affirmé que ses soldats n’avaient fait que répondre à des tirs de personnes hostiles et armées. « Or tout montre qu’on a cherché à blanchir l’armée et à dédouaner l’État britannique, soutient Ciarán Shiels, avocat de la plupart des familles de victimes. Cela a achevé de détruire toute confiance envers la justice britannique. » Et de précipiter de nombreux jeunes catholiques dans les bras de l’IRA. Au terme de douze années d’enquête, l’innocence des victimes a été reconnue. Mais pas l’implication de l’État britannique et de son armée. « Une impunité d’État », fustige l’avocat.

L’injustice traverse l’histoire nord-irlandaise. Durant les Troubles, le gouvernement a rétabli une loi sur la détention administrative promulguée en 1922, pour faire face aux bouleversements dus à la partition de l’île, autorisant l’internement des prisonniers pour une durée indéterminée sans inculpation ni procès. Beaucoup de catholiques sont arrêtés sans raison, mais peu sont réellement membres de l’IRA. L’inhumanité de l’internement administratif révolte l’ensemble de la population catholique, même modérée, et a l’effet inverse : il renforce le ressentiment d’injustice et l’adhésion de la population à la cause de l’IRA. La même loi a été appliquée pendant le mandat britannique sur la Palestine. Elle est toujours utilisée par Israël pour maintenir des centaines de Palestiniens emprisonnés.
Mais plus que tout, c’est le refus d’accorder le statut spécial de prisonniers politiques aux détenus républicains en 1976, imités par les Israéliens pour les détenus palestiniens, qui rapproche encore davantage Irlandais et Palestiniens. En 1981, les détenus palestiniens en grève de la faim à la prison israélienne de Nafha avaient envoyé une lettre de soutien aux familles de dix prisonniers irlandais morts d’une grève de la faim à la prison de Maze, aussi connue sous le nom de Long Kesh. « Notre peuple en Palestine et dans les prisons sionistes lutte comme votre peuple lutte contre les monopoles britanniques, et nous continuerons tous les deux jusqu’à la victoire », écrivaient-ils, saluant la lutte héroïque de ceux qui « ont donné leur vie pour la liberté ». Un groupe de mères de prisonniers, d’étudiants et de militants palestiniens s’était aussi rassemblé devant le consulat britannique à Jérusalem-Est pour protester contre les conditions de détention des prisonniers irlandais. À cette occasion, Bobby Sands, l’un des 10 grévistes de la faim, a été associé à Ali Jaafari et Rasem Halawi, grévistes de la faim palestiniens, morts des suites d’une alimentation forcée en juillet 1980 3.

Lutter pour l’autodétermination
Ce soutien, c’est aussi une manière d’affirmer son identité irlandaise, comme une forme de résistance et d’activisme. Même chez les plus jeunes qui n’ont pas vécu les Troubles. Pour Ciara O’Connor Pozo, étudiante en droit à l’université de Belfast et militante pour les droits civiques :
Plus qu’ailleurs en Irlande du Nord, Derry est une ville où les valeurs de justice et de fraternité ont été transmises par des générations qui ont eu une expérience directe ou un souvenir familial de la violence d’État, de l’injustice systémique et de la lutte pour l’autodétermination sous la domination britannique. Cela a fortement imprégné la jeunesse qui a hérité d’un esprit de résistance, de protestation et de solidarité internationale.

Côté unionistes, plus à droite, « si certains brandissent des drapeaux israéliens, cela semble moins relever d’un véritable soutien à Israël que d’une volonté de provoquer les nationalistes irlandais », reconnaît Luke McLaughlin. Sur ce point, il est rejoint par Ciara, l’étudiante en droit : « Une partie de la communauté unioniste, silencieuse, croit aux droits humains, à l’égalité, et soutiennent les Palestiniens. La division n’est pas totale ! »
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1nom historique d’une province du nord de l’île, comptant 3 comtés actuellement en République d’Irlande et 6 en Irlande du Nord
2Noirs et fauves, un corps composé d’anciens militaires anglais et écossais engagés par le gouvernement britannique pour aider à lutter contre l’Irish Republican Army (IRA)
3Voir Marie-Violaine Louvet, « Les Troubles et le conflit au Moyen-Orient : alliances coloniales et solidarité transnationale », Revue Française de Civilisation Britannique, XXIX-2, 2024.