Toutes les photos sont de ©Olivier Donnars

L’Irlande du Nord et la Palestine, unies par la colonisation

La solidarité nord-irlandaise avec les Palestiniens plonge ses racines dans une histoire commune d’occupation britannique, d’oppression, de lutte armée et de résistance. Reportage à Derry, ville du Bloody Sunday.

L’ambiance est festive au Sandinos. Dans ce pub de Derry, en Irlande du Nord, les murs couverts de fresques et d’affiches en hommage à divers mouvements internationaux de résistance et de justice sociale reflètent l’activisme politique du lieu. Sur une scène se dresse le drapeau palestinien. Plusieurs groupes, rap, rock, punk se succèdent pour une soirée de soutien aux hôpitaux gazaouis. L’ambiance, assez jeune, bat son plein.

Entre deux groupes, s’avance sur scène Eamonn McCann, 80 ans, activiste et ancien représentant du parti socialiste au Parlement. Il a été l’un des organisateurs de la marche pour les droits civiques en 1972 qui a été réprimée dans le sang par l’armée britannique, connue sous le triste nom de Bloody Sunday. Le 30 janvier 1972, lors d’une marche pacifique de l’association nord-irlandaise des droits civiques, 28 manifestants pacifiques et des passants sont pris pour cible dans le quartier catholique du Bogside par des parachutistes britanniques. Treize hommes — dont sept adolescents — sont tués, la plupart par des tirs dans le dos. Un quatorzième mourra plusieurs mois plus tard de ses blessures. La démarche hésitante, mais la voix toujours ferme, l’activiste dénonce « un régime d’apartheid » mis en place par le gouvernement israélien et poursuit : « Malgré les exigences mondiales d’un cessez-le-feu permanent, les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni continuent d’armer l’État israélien et de financer le nettoyage ethnique de Gaza. »

L'image montre un homme assis dans une chaise, portant un t-shirt noir avec l'inscription "Save Ebrington Gallery". Il a des lunettes et un look décontracté, avec des cheveux gris et une expression calme. L'environnement est rempli de chaleur, avec des fenêtres à persiennes apportant de la lumière et des objets divers autour, comme des livres et des cadres photo. Il semble être dans un espace qui pourrait être un bureau ou une galerie d'art.
Eamon McCann, activiste politique irlandais, ancien journaliste et ancien représentant au Parlement nord-irlandais du parti socialiste People Before Profit. Cet activiste qui a été l’un des organisateurs de la marche pour les droits civiques du 30 janvier 1972 qui s’est terminée par la tuerie du Bloody Sunday.
Toutes les photos sont de ©Olivier Donnars

Une même histoire de colonialisme et d’impérialisme

Le soutien à la cause palestinienne est particulièrement ancré en Irlande du Nord, nourrie par l’identification à une même histoire : la colonisation et la partition de l’île. « Nous voyons notre histoire dans leurs yeux. Une histoire de déplacement, de dépossession, une identité nationale dont les questions sont niées, d’émigration forcée, de discrimination et maintenant… de famine », résume Leo Varadkar, ancien Premier ministre de la République d’Irlande.

La colonisation de l’Irlande par les Anglais entre le XIIe et le XVIe siècle occupe une place centrale dans le récit national. « Au XVIIe siècle, les colons britanniques ont confisqué les terres de la population irlandaise notamment dans le nord, ce qui est similaire au déplacement forcé des Palestiniens lors de la Nakba de 1948 et au nettoyage ethnique en cours en Cisjordanie », rapporte Luke McLaughlin, 22 ans, originaire de Derry. L’étudiant en relations internationales à l’université de Londres fait un rapprochement aussi avec l’actuel blocus à Gaza et la Grande Famine qui a frappé l’Irlande en 1840. Une épidémie de mildiou avait décimé les récoltes de pommes de terre dont dépendait la population, provoquant environ un million de décès et un exode de deux millions d’Irlandais vers les pays anglophones. Mais les expulsions de paysans irlandais, incapables de payer leurs loyers aux propriétaires britanniques, et les carences de l’aide de Londres ont aggravé le phénomène. Cette famine a suscité un fort ressentiment anti-britannique qui servira d’accélérateur au mouvement indépendantiste irlandais.

Restée britannique après la partition de l’île en 1921, l’Irlande du Nord a ensuite été déchirée de 1968 à 1998 par un sanglant conflit — appelé The Troubles — entre républicains favorables à la réunification de l’île (traditionnellement catholiques) et unionistes fidèles à la couronne britannique (protestants).

L'image montre un petit magasin qui semble être un commerce de proximité. Le bâtiment est en conteneur maritime peint en vert, avec des inscriptions "gaza" et "stores" sur le dessus. Il y a des fenêtres sur le devant avec des affichages visibles à l'intérieur. À côté du magasin, il y a un petit fauteuil, et l'arrière-plan montre des maisons et un ciel partiellement nuageux. L'ensemble de la scène donne une impression de quartier calme et modeste.
Dans le quartier catholique de Brandywell, une épicerie de quartier aux couleurs de Gaza.

L’Irlande partage aussi une expérience commune de l’impérialisme. Le Royaume-Uni a administré la Palestine entre 1920 et 1948, à la suite de la chute de l’Empire ottoman, avec pour mandat donné par la Société des nations (SDN) d’appliquer la déclaration d’Arthur Balfour, dans laquelle le secrétaire d’État aux affaires étrangères promettait en 1917 d’accorder un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. Le Royaume-Uni se retira de Palestine en 1948 sans avoir tenu la promesse de garantir les droits des Palestiniens, en laissant l’ONU régler la question. Mais non sans avoir imposé « sa gouvernance coloniale », souligne Luke McLaughlin :

 En 1920, Sir Ronald Storrs, gouverneur militaire britannique de Jérusalem, admirait ouvertement les politiques coloniales en Irlande du Nord, envisageant Israël comme un « ulster 1 juif loyal dans une mer d’hostilité arabe ». Cette vision reflète les tentatives britanniques d’imposer un contrôle similaire en Palestine, en utilisant les mêmes tactiques de déplacement, de division et de domination.

Une vision partagée par Alannagh Doherty, 22 ans, batteuse du groupe queer The Cherym qui s’est aussi produit au Sandinos : « Balfour a été secrétaire pour l’Irlande où il a fait taire toute contestation indépendantiste, notamment par les Black and Tans 2, détaille-t-elle. Les mêmes Black and Tans ont été envoyés en Palestine en 1920 aux côtés de la police britannique. Nous partageons avec les Palestiniens la même histoire d’occupation et de répression par les forces britanniques ! »

L'image montre un groupe de musiciens sur scène. À gauche, un guitariste joue de la guitare électrique, tandis qu'à droite, un batteur est en pleine performance. En arrière-plan, on peut voir un drapeau qui semble représenter la Palestine, avec ses couleurs distinctives de rouge, blanc, noir et vert. L'atmosphère est dynamique et énergique, typique des concerts live. Les artistes semblent engagés dans leur musique, créant une ambiance conviviale et passionnée.
Le groupe queer Cherym lors d’une soirée de concert en soutien pour Medical Aid Palestine, au Sandino’s, un pub qui réunit des activistes et toute la jeunesse progressiste de Derry.

« Deux nations, une seule lutte »

À Derry — Londonderry pour les nord-irlandais fidèles à la couronne britannique —, cette histoire se voit encore à chaque coin de rue. Quartiers irlandais républicains (catholiques) et quartiers britanniques unionistes (protestants) restent profondément séparés. Dans le centre-ville, une barrière d’une dizaine de mètres de hauteur pudiquement appelée « mur de la paix » sépare le quartier britannique The Fountain des quartiers républicains. La guerre est loin derrière, mais personne n’imagine faire tomber ce mur et encore moins s’aventurer dans l’autre communauté. Notamment dans le Bogside, bastion républicain.

Au milieu, trône le Free Derry Corner, reste d’un pignon de mur de l’enclave nationaliste autoproclamée autonome entre 1969 et 1972. Entre le 12 et le 14 août 1969, la population catholique du Bogside s’est soulevée et a érigé des barricades pour s’opposer à la tenue de la marche protestante des Apprentice Boys of Derry et l’intervention de la police royale de l’Ulster (RUC). Ces émeutes marquèrent le début des Troubles. L’endroit est hautement symbolique, lieu de toutes les contestations.

L'image montre un mur d'enceinte avec une inscription en anglais : "YOU ARE NOW ENTERING FREE DERRY". Le fond est blanc. Il y a également des graffitis artistiques représentant un enfant et un homme en uniforme avec un béret, portant un masque à gaz, ainsi qu'un drapeau. Les mots "RESISTANCE IS NOT TERRORISM" et "Saorise Don Phalastin" (qui signifie "Liberté pour la Palestine" en irlandais) sont également visibles. L'ensemble évoque un message politique fort lié à la lutte pour la liberté et la résistance.
Free Derry Corner, symbole de l’enclave nationaliste, autoproclamée autonome du quartier catholique du Bogside. Ce pignon de mur est régulièrement repeint aux couleurs des diverses revendications politiques et sociales.

Chaque 30 janvier, des centaines de personnes s’y rassemblent et commémorent le massacre du Bloody Sunday. À l’époque, l’armée britannique a affirmé que ses soldats n’avaient fait que répondre à des tirs de personnes hostiles et armées. « Or tout montre qu’on a cherché à blanchir l’armée et à dédouaner l’État britannique, soutient Ciarán Shiels, avocat de la plupart des familles de victimes. Cela a achevé de détruire toute confiance envers la justice britannique. » Et de précipiter de nombreux jeunes catholiques dans les bras de l’IRA. Au terme de douze années d’enquête, l’innocence des victimes a été reconnue. Mais pas l’implication de l’État britannique et de son armée. « Une impunité d’État », fustige l’avocat.

L'image montre une femme âgée assise sur un canapé en cuir rouge. Elle tient un cadre photo dans ses mains, qui montre un jeune homme jouant de la guitare. La femme a les cheveux argentés, porte des lunettes et semble pensive. Le décor est simple, avec des coussins sur le canapé et un mur neutre derrière elle.
Kate Nash, 74 ans, a perdu son frère William, 19 ans, abattu par des parachutistes britanniques lors du Bloody Sunday. Elle a toujours clamé pour obtenir la justice et l’inculpation des soldats et des officiers impliqués dans le Bloody Sunday et milite ardemment auprès des activistes pour les droits civiques, et notamment dans le soutien de la population palestinienne.

L’injustice traverse l’histoire nord-irlandaise. Durant les Troubles, le gouvernement a rétabli une loi sur la détention administrative promulguée en 1922, pour faire face aux bouleversements dus à la partition de l’île, autorisant l’internement des prisonniers pour une durée indéterminée sans inculpation ni procès. Beaucoup de catholiques sont arrêtés sans raison, mais peu sont réellement membres de l’IRA. L’inhumanité de l’internement administratif révolte l’ensemble de la population catholique, même modérée, et a l’effet inverse : il renforce le ressentiment d’injustice et l’adhésion de la population à la cause de l’IRA. La même loi a été appliquée pendant le mandat britannique sur la Palestine. Elle est toujours utilisée par Israël pour maintenir des centaines de Palestiniens emprisonnés.

Mais plus que tout, c’est le refus d’accorder le statut spécial de prisonniers politiques aux détenus républicains en 1976, imités par les Israéliens pour les détenus palestiniens, qui rapproche encore davantage Irlandais et Palestiniens. En 1981, les détenus palestiniens en grève de la faim à la prison israélienne de Nafha avaient envoyé une lettre de soutien aux familles de dix prisonniers irlandais morts d’une grève de la faim à la prison de Maze, aussi connue sous le nom de Long Kesh. « Notre peuple en Palestine et dans les prisons sionistes lutte comme votre peuple lutte contre les monopoles britanniques, et nous continuerons tous les deux jusqu’à la victoire », écrivaient-ils, saluant la lutte héroïque de ceux qui « ont donné leur vie pour la liberté ». Un groupe de mères de prisonniers, d’étudiants et de militants palestiniens s’était aussi rassemblé devant le consulat britannique à Jérusalem-Est pour protester contre les conditions de détention des prisonniers irlandais. À cette occasion, Bobby Sands, l’un des 10 grévistes de la faim, a été associé à Ali Jaafari et Rasem Halawi, grévistes de la faim palestiniens, morts des suites d’une alimentation forcée en juillet 1980 3.

L'image montre une structure imposante construite avec des palettes en bois, ornée de différents drapeaux, y compris un drapeau israélien. Il y a également des affiches et des inscriptions sur des panneaux, et l'environnement semble être une zone urbaine avec des bâtiments en arrière-plan. Le ciel est nuageux, ce qui donne une atmosphère sombre à la scène.
Dans le Bogside, un bonfire (bûcher) érigé par les jeunes du quartier et qui sera brûlé le soir du 15 août. Le bonfire est une tradition nord-irlandaise initiée par les protestants britanniques dès le XVIIIe siècle et depuis devenue éminemment politique. Y seront brûlés tous les emblèmes liés à la couronne britannique et aux loyalistes. Comme le drapeau d’Israël, traditionnellement soutenu par la communauté britannique d’Irlande du Nord. Les unionistes protestants radicaux font de même avec le drapeau palestinien sur leur bonfire.

Lutter pour l’autodétermination

Ce soutien, c’est aussi une manière d’affirmer son identité irlandaise, comme une forme de résistance et d’activisme. Même chez les plus jeunes qui n’ont pas vécu les Troubles. Pour Ciara O’Connor Pozo, étudiante en droit à l’université de Belfast et militante pour les droits civiques :

 Plus qu’ailleurs en Irlande du Nord, Derry est une ville où les valeurs de justice et de fraternité ont été transmises par des générations qui ont eu une expérience directe ou un souvenir familial de la violence d’État, de l’injustice systémique et de la lutte pour l’autodétermination sous la domination britannique. Cela a fortement imprégné la jeunesse qui a hérité d’un esprit de résistance, de protestation et de solidarité internationale.

L'image montre une jeune femme souriante se tenant debout devant un mur coloré. Ce mur est décoré d'un graffiti avec le mot "Santos" en grandes lettres blanches, et il y a également une représentation d'un chapeau de sorcière ou de cowboy. La femme porte un pull rose, un t-shirt violet et un pantalon noir. On peut voir des fûts en métal au premier plan, ce qui donne une ambiance urbaine à la scène. La lumière semble douce, ce qui ajoute une atmosphère chaleureuse à l'image.
Ciara O’Connor Pozo, étudiante en droit à l’université de Belfast. Militante pour les droits civiques, elle a fait partie du Bloody Sunday Trust, une organisation de Derry créée pour aider les familles dans leur quête de vérité et de justice et défendre les droits civiques dans divers mouvements internationaux.

Côté unionistes, plus à droite, « si certains brandissent des drapeaux israéliens, cela semble moins relever d’un véritable soutien à Israël que d’une volonté de provoquer les nationalistes irlandais », reconnaît Luke McLaughlin. Sur ce point, il est rejoint par Ciara, l’étudiante en droit : « Une partie de la communauté unioniste, silencieuse, croit aux droits humains, à l’égalité, et soutiennent les Palestiniens. La division n’est pas totale ! »

1nom historique d’une province du nord de l’île, comptant 3 comtés actuellement en République d’Irlande et 6 en Irlande du Nord

2Noirs et fauves, un corps composé d’anciens militaires anglais et écossais engagés par le gouvernement britannique pour aider à lutter contre l’Irish Republican Army (IRA)

3Voir Marie-Violaine Louvet, «  Les Troubles et le conflit au Moyen-Orient : alliances coloniales et solidarité transnationale  », Revue Française de Civilisation Britannique, XXIX-2, 2024.

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