La guerre du Yémen ébranle la Corne de l’Afrique

La guerre au Yémen est souvent analysée à travers les relations entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Iran. On en oublie que ce pays est frontalier, par la mer, avec l’Érythrée, Djibouti et la Somalie, qui jouent un rôle certain dans cette crise.

Le camp de Markazi (Obock, Djibouti) qui abrite plus de 2 000 réfugiés yéménites
Oualid Khelifi/UNHCR

Historiquement, les relations entre le Yémen et les trois États côtiers de la Corne de l’Afrique (Somalie, Érythrée et Djibouti) ont toujours été denses. Lors de l’effondrement de la Somalie et du régime de Siad Barré (1991), le Yémen — au même titre que Djibouti — a été un pays d’accueil pour de nombreux réfugiés fuyant ce pays. Ils s’installaient dans des camps de fortune aux alentours d’Aden ou au cœur de certains quartiers de la ville, s’inscrivant dans un mouvement migratoire pluricentenaire. Pour Djibouti, le Yémen a toujours été un centre économique d’approvisionnement de diverses marchandises, et il suffit de se promener dans les rues du centre-ville de Djibouti pour reconnaître l’importance des marchands yéménites. Enfin, Matthieu Arrault1 rappelle que lors de la guerre d’indépendance menée par l’Érythrée contre l’Éthiopie (1961-1991), de nombreux marins érythréens utilisaient le Yémen comme une base arrière. Traversant la mer Rouge, ils soutenaient la rébellion érythréenne par un apport continu d’armes, de vivres et de matériels achetés au Yémen.

Aujourd’hui, alors que la détente s’est installée entre l’Éthiopie et l’Érythrée, c’est le conflit au Yémen, vieux de plus de cinq ans, qui préoccupe les États côtiers de la Corne de l’Afrique. Mais il n’existe aucune politique commune de ces États. Chacun négocie en son seul nom avec les différents acteurs du conflit. Selon sa situation géographique, sa politique interne et la place qu’il occupe sur la scène internationale, chacun tente de définir sa propre stratégie.

Miliciens et bases militaires

L’Érythrée est un « État paria ». Les sanctions qu’il subissait viennent d’être levées par les Nations unies. Sa mise au ban presque totale depuis la guerre Érythrée-Éthiopie (1998-2000) lui a laissé une marge de manœuvre et un nombre d’interlocuteurs très réduit. C’est le soutien financier saoudien qui lui a permis de ne pas être totalement isolé. Ce rapprochement Asmara-Riyad a aussi poussé le pouvoir érythréen à expulser vers le Yémen des opposants yéménites, scellant une relation d’intérêts pour les deux États. Cela a permis à l’Arabie saoudite de jouer un rôle de médiateur entre l’Éthiopie et l’Érythrée en 2018. Ce rapprochement illustre une volonté hégémonique saoudienne de plus en plus forte et assumée dans la Corne de l’Afrique.

Dès 2016, la question de la militarisation du port d’Assab comme base des Émirats arabes unis s’est faite en même temps que l’envoi de premières et modestes troupes érythréennes2 au Yémen. Ces troupes ont très vite été remplacées par des contingents mercenaires issus d’autres États africains : l’Ouganda, le Tchad, mais surtout le Soudan, dont les milices ont subi des pertes importantes (sans parler de l’enrôlement de mineurs).

La jeune République du Somaliland a fait sécession de la Somalie en 1991, mais n’est pas reconnue par la communauté internationale. Dernier État autoproclamé indépendant d’Afrique, elle cherche de nouvelles rentrées financières. Longtemps réservée sur la guerre du Yémen, elle vient de négocier l’installation à Berbera d’une base navale des Émirats arabes unis qui fournirait une base arrière à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite intervenue au Yémen. Par 144 votes contre 2, son Parlement a accepté cette installation, premier pas d’une possible reconnaissance du Somaliland par certains États.

La situation est aussi complexe à Djibouti. L’État n’a jamais accepté l’implantation d’une base militaire pour la coalition ni l’envoi d’un contingent militaire au Yémen, même si le pays participe à des opérations extérieures de maintien de la paix en Somalie. D’autre part, la base militaire américaine, installée après le 11-Septembre, joue un rôle important dans « la guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis au Yémen, comme le prouve l’exécution le 1er janvier 2018 de Jamal al-Badawi, l’un des cerveaux de l’attentat du navire américain l’USS Cole en 2000 à Aden). Elle représente un soutien indirect à la coalition.

Véritable hub (aéro-) portuaire, Djibouti est aussi le principal relais des Nations unies dans la région. Depuis le port ou l’aéroport djiboutien, sont envoyées au Yémen les différentes cargaisons du Programme alimentaire mondial (PAM), de l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) ou de diverses ONG vers Hodeïda ou des aéroports yéménites. Les fenêtres d’ouverture permises par l’Arabie saoudite sont très courtes dans le temps — à peine quelques heures par jour — pour le débarquement de ces vivres d’urgence. Le début de l’évacuation du port d’Hodeïda par les houthistes, après les négociations de décembre 2018 en Suède, aurait dû permettre un meilleur acheminement des vivres, renforçant l’axe humanitaire Djibouti-Yémen. Mais la situation reste encore incertaine et le cessez-le-feu dans le port instable.

Malgré tout, Djibouti demeure indirectement un soutien à la coalition. Le gouvernement a suivi Riyad dans sa décision de rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran en 2016. Djibouti soutient aussi Riyad dans sa crise avec le Qatar. Les troupes qataries qui servaient de force tampon à la frontière Djibouti–Érythrée se sont retirées, entrainant de nouvelles escarmouches de part et d’autre de la frontière en 2017.

Exils des populations

L’impact de la guerre au Yémen sur la Corne de l’Afrique n’est pas que militaire. La guerre a provoqué d’importantes migrations : des grandes villes yéménites vers les villages périphériques, mais aussi du Yémen vers les États voisins. Les statistiques du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) évoquait, en octobre 2017 (derniers chiffres disponibles), l’arrivée de plus de 50 000 personnes au sultanat d’Oman, 39 000 en Arabie saoudite, 37 000 à Djibouti ou encore 40 000 en Somalie (Somaliland inclus).

Le manque de données sur l’Érythrée et sa marginalisation sur la scène internationale empêchent d’avoir un aperçu des conséquences de la guerre sur ce pays. Pourtant les liens entre le Yémen et l’Érythrée passent par de nombreux mariages et familles mixtes3. Les deux ports du pays, Assab et Massaoua, ont toujours accueilli des communautés de marchands yéménites qui — on ne peut qu’en faire l’hypothèse — ont probablement accueilli de nombreux réfugiés yéménites. On peut aussi penser que son caractère autoritaire a restreint l’arrivée des réfugiés yéménites, la limitant à ceux ayant des attaches familiales dans le pays.

Enfin, une dernière interrogation demeure. Durant les dernières décennies, l’Érythrée a vu apparaître une émigration clandestine en direction du Yémen. Chaque année, plusieurs centaines de migrants ont traversé la mer Rouge afin de trouver refuge au Yémen. Que sont devenues ces populations ? Sont-elles rentrées en Érythrée ? Sont-elles restées au Yémen ? Ont-elles migré vers un État tiers ? Certains réfugiés érythréens présents au Yémen ont suivi les flux vers Djibouti pour échapper à un retour vers leur pays.

En Somalie, la situation est originale. Lors de la prise d’Aden par les houthistes en 2015, la majorité de réfugiés quittant le sud du Yémen pour la Somalie était des Somaliens. Ces derniers avaient quitté leur pays après la chute de Barré en 1991 dans l’espoir d’une vie meilleure. Lors des premiers mois de la crise, en 2016, les Nations unies notent : sur les 29 505 personnes enregistrées en Somalie, 89 % seraient de nationalité somalienne, 10 % de nationalité yéménite et 1 % d’autres nationalités. Selon la région d’origine (Somaliland, Puntland, sud de la Somalie), le retour de ces réfugiés qui ont tout perdu se fait dans un contexte plus ou moins tendu avec les populations locales.

À Djibouti, l’exil par voie maritime des travailleurs occidentaux du Yémen organisé par les marines française et djiboutienne a drainé aussi un flux de réfugiés yéménites vers le micro-État. Le HCR y a établi son système de gestion de crise, matérialisé par l’installation d’un camp de réfugiés à Obock. À l’apogée de la crise (prise d’Aden et de Mocha par les houthistes en 2015), le camp comptait plus de 7 000 réfugiés. Il faut y ajouter ceux ayant quitté Djibouti pour un État tiers (double nationalité) et ceux ayant décidé de s’installer dans la capitale par des réseaux familiaux, de connaissances ou d’affaires. Ces derniers échappent au recensement du HCR, ne bénéficiant pas de l’aide d’urgence ; de ce fait, les données sont difficiles à interpréter. Officiellement, le HCR a recensé en 2018 près de 2 000 réfugiés à Obock et entre 2 000 et 2 500 réfugiés yéménites à Djibouti-ville, mais, concernant cette dernière, les chiffres peuvent facilement être doublés si on prend en compte ceux qui ne se sont pas déclarés4.

À Obock, ville délaissée depuis la guerre civile djiboutienne (1991-1994), l’arrivée de cette population yéménite entraine un renouveau économique. Avec la promulgation de la nouvelle loi sur le droit au travail des réfugiés (décret no 2017-410/PR/MI) en janvier 2018, ces derniers s’insèrent plus facilement dans l’économie locale à travers l’émergence ou la reprise de commerces divers. À Djibouti-ville, les réfugiés yéménites ont intégré des réseaux de commerçants yéménites, arrivés avant la guerre ou de Yéménites, naturalisés Djiboutiens car présents depuis plusieurs générations. Cette main d’œuvre, souvent perçue comme plus compétitive que les Djiboutiens, a apporté un nouveau souffle économique dans les quartiers du centre historique de Djibouti (centre colonial, quartier 1, 2) avec une « yéménisation » des commerces : restaurants , échoppes de tissus, de parfums, d’électroménager, entreprises de bâtiment et de construction, etc.

Cette main-d’œuvre est d’autant plus compétitive qu’elle est constituée pour une part non négligeable d’hommes jeunes : le HCR mentionne pour l’année 2016 que 36 % des réfugiés yéménites arrivés sont des hommes dont l’âge est compris entre 18 et 25 ans. Selon le HCR, les raisons de l’exil sont variées : de la fuite d’une guerre aux opportunités économiques à Djibouti, marqué par l’arrivée d’entreprises chinoises et de nouveaux terminaux portuaires. S’appuyant sur une communauté yéménite historique, ces « réfugiés » urbains intègrent des circuits économiques d’approvisionnement des pays du Golfe ou de la Chine.

L’augmentation des commerces tenus par les Yéménites va de pair avec la disparition des commerçants somalis et afars, ainsi qu’une « yéménisation » des modes de vie. La langue arabe progresse de plus en plus et les restaurants yéménites fleurissent en dehors des quartiers centraux. Une offre apparaît alors pour ce nouveau noyau de population : des écoles arabes « yéménites », de nouveaux locataires pour des appartements ou des villas au Héron et dans les quartiers aisés, entrainant une hausse du prix de l’immobilier, des agences de transfert d’argent pour les Yéménites désirant soutenir leur famille au Yémen, etc. Toute une économie destinée à cette nouvelle communauté se matérialise à Djibouti.

Cinq ans après le début de la guerre au Yémen, les États de la Corne de l’Afrique sont touchés de plein fouet. Leur vie est marquée par la militarisation, par ce que le chercheur Roland Marchal appelle « la mercenarisation », au profit de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Et même si, dans certains cas, les réfugiés peuvent aider à dynamiser l’économie, la situation se détériore et peut présenter une menace pour la stabilité d’États déjà faibles.

1Pêche et pêcheurs à Massaoua (Érythrée), mémoire sous la direction de Daniel Balland, université Paris IV Sorbonne, 2001. [non publié].

2Gérard Prunier, « La Corne de l’Afrique dans l’orbite de la guerre au Yémen », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

3Jonathan Miran, Red Sea Citizens, Indiana University Press, 2009.

4Nous avons obtenu ces données au cours d’entretiens avec des responsables du HCR à Djibouti, 2018.

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