« Nous ne sommes pas une deuxième ambassade de l’État d’Israël », tonne Francis Kalifat, président depuis 2016 du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). « Nous ne sommes pas un lobby, bien que la défense d’Israël et sa légitimité soient au cœur de nos préoccupations, ajoute-t-il dans l’entretien qu’il nous a accordé. Le volet Israël ne représente qu’une petite partie de l’action du CRIF, dont l’essentiel est en France et exclut le champ confessionnel. Le CRIF fédère 73 associations, soit la quasi-totalité du spectre communautaire juif. C’est ce qui en fait l’organisation représentative de la communauté juive française ».
Une bonne partie de l’action du CRIF est d’ailleurs consacrée à la vie de la communauté, à des rencontres avec les pouvoirs publics, à l’entretien et la redécouverte de la mémoire juive dans notre pays et à la lutte contre l’antisémitisme, et ce de façon indiscutable. Certes aussi, c’est une petite organisation avec des moyens limités, qui n’a rien à voir avec la puissance de frappe d’un véritable lobby assumé, comme l’Aipac aux États-Unis et ses centaines de salariés.
Institution dont l’engagement est « républicain et l’action avant tout citoyenne », précise Kalifat, le CRIF s’est de façon assez récente aligné sur la droite israélienne. Théo Klein, avocat et président de l’organisation de 1983 à 1989, « on pouvait lui parler, mais le CRIF aujourd’hui c’est le Likoud France », déplore un ancien ambassadeur de France. « Cela n’a cessé de se dégrader par la suite, prolonge l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, le CRIF relayant sans nuances les positions du Likoud. Les successeurs de Théo Klein ont même essayé de lui retirer son titre de président d’honneur du CRIF, le trouvant trop modéré. » Une députée de la majorité déplore en off le « côté unilatéral des positions du CRIF. Avec eux, on a l’impression que tous les Israéliens sont pro-Nétanyahou et que les Palestiniens n’existent pas ». « Ils sont obsédés par le soutien à Israël, la moindre critique fait de vous un suspect d’antisémitisme. On ne peut pas discuter avec des ânes butés », déplore un élu d’une grande ville.
Silence sur Nétanyahou, haro sur le BDS
Certes Francis Kalifat ne passe pas forcément toutes ses journées à parler d’Israël, mais l’agenda du CRIF est bel est bien devenu à ce sujet celui du gouvernement israélien. Un exemple parmi cent l’illustre. Le 21 septembre 2020, Libération publie une tribune de David Grossman, « Israël au miroir de Nétanyahou ». Avec Amos Oz, décédé en 2018, Grossman est l’un des plus importants romanciers israéliens. Ses livres sont traduits dans de nombreuses langues. Partisan désabusé du défunt « camp de la paix », Grossman évoque dans cet article les milliers de personnes qui manifestent chaque vendredi devant la résidence de Nétanyahou rue Balfour à Jérusalem, près de sa villa privée de Césarée et sur 315 carrefours sur les routes. Il décrit un premier ministre « coupé du reste du monde, confiné dans un espace qui ne lui renvoie que sa personne et ses intérêts », qui « aime à se considérer comme “le père de la nation”, mais il s’agit tout au plus d’un père manipulateur à nul autre pareil, un père cynique, profiteur et utilitariste ». Grossman réclame son départ, pour que « nous sachions éteindre l’hostilité et la méfiance qui nous embrasent lorsque nous regardons nos frères, chair de notre chair, qui pensent différemment de nous ».
Ce même 21 septembre, que trouve-t-on à la une du site du CRIF ? Des vœux pour le Nouvel An juif, le compte-rendu d’une rencontre entre le premier ministre Jean Castex et le président du CRIF Francis Kalifat sur « l’antisémitisme du quotidien » et la « haine en ligne », autant de sujets malheureusement incontestables. Et puis la présentation d’un ouvrage, De quoi le boycott d’Israël est-il le nom ? de Joël Kotek et Alain Soriano, avec une préface de Philippe Val, publiée en avant-première par le site du CRIF. Val écrit que « le BDS est une flaque de boue dans laquelle pataugent les personnalités et les groupements les plus divers ». Il s’inquiète de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), que soutient « Caetano Veloso, ce musicien si doué, si délicat… Ou encore, pour les plus âgés, Gilles Vigneault, ce chanteur québécois qui eut son heure de gloire — méritée — en France, auteur de quelques chansons mémorables. Quelle sale mouche a pu les piquer ? Comment peuvent-ils croire que ceux qui préconisent l’interdiction de dialoguer avec David Grossman ou Amos Oz font avancer la cause de la paix et de la justice ? »
Je trouve le nom de David Grossman sur le site du CRIF, avec une contre-vérité au passage : le BDS n’interdisant nullement de dialoguer avec quiconque et n’appelant pas au boycott des individus, mais des institutions. Ni Grossman ni Oz n’ont jamais soutenu le BDS, mais Oz, à la fin de sa vie, refusait tout contact officiel dans son pays et boycottait — mais oui, c’est le mot — les ambassades d’Israël dans ses tournées à l’étranger.
Après les extraits de la préface de Val, le site publie une interview vidéo de 38 minutes des auteurs de l’ouvrage sur le BDS, Joël Kotek et Alain Soriano, qui parlent fort peu de la France, où le BDS est assez faiblement implanté. S’ils ne lisent pas Libération, les juifs de France ne sauront rien de la crise sociale et morale que décrit Grossman. Drôle de « dialogue », comme dirait Val. Pas un mot sur le site, pas une citation dans la revue de presse quotidienne publiée par le CRIF, mais cette obsession de contrer le BDS. « Je ne surjoue pas la menace du BDS, affirme Francis Kalifat. Je suis convaincu que ses campagnes indignes ont des conséquences réelles sur les Français juifs, c’est en cela que le BDS contribue à l’aggravation de l’antisémitisme dans notre pays. On a créé autour d’Israël une bulle de haine et les Français juifs en subissent les conséquences. Il faut que cela change, car l’antisémitisme rend la vie impossible aux Français juifs. S’attaquer à la légitimité d’Israël comme le fait BDS c’est bien sûr discriminatoire et antisémite ».
Un combat originel contre l’antisémitisme
Le combat contre l’antisémitisme est certes indispensable, et le CRIF a mis en place une cellule chargée de repérer les contenus antisémites sur le web, où se déchaînent sans retenue des partisans des antisémites plusieurs fois condamnés par la justice, comme le comique Dieudonné ou Alain Soral. Mais cela ne devrait pas être instrumentalisé pour faire accepter la politique israélienne, « y compris la plus blâmable », pour reprendre des mots de la sénatrice Esther Benbassa. « Quand le CRIF combat l’antisémitisme, il fait son boulot, explique Bertrand Heilbronn, le président de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS). Quand il l’utilise contre la politique de la France, c’est plus problématique, et encore plus quand il l’utilise contre les militants ».
À l’origine, la question d’Israël n’est d’ailleurs pas au centre des préoccupations du CRIF, tant s’en faut, comme l’ont raconté Samuel Ghiles-Meilhac dans un ouvrage solidement documenté, Le CRIF, de la Résistance juive à la tentation du lobby (Robert Laffont, 2011), ainsi que Charles Enderlin avec Les juifs de France entre République et sionisme (Seuil, 2020). Né dans la France occupée en 1943 sous le nom de « Conseil représentatif des Israélites de France », alors que la branche officielle de l’Union générale des israélites de France a sombré dans la collaboration, le CRIF regroupe essentiellement des résistants juifs se revendiquant du communisme ou des mouvements sionistes socialistes. Après-guerre, ils feront alliance avec le Consistoire, qui représente depuis Napoléon les lieux de cultes juifs, et aura comme objectif commun de faire du CRIF « l’interprète du judaïsme en France devant les pouvoirs publics ».
Mais à la création de l’État d’Israël en 1948, les communistes, toujours très présents dans ses rangs, refusent que le CRIF le soutienne sans réserve. Ils expliquent, rapporte Samuel Ghiles-Meilhac, que « la question sioniste ne devrait pas figurer dans la charte du CRIF, de même que n’y figure pas la question polonaise ». Le CRIF évite alors tous les sujets qui fâchent, en dehors des affaires communautaires, et n’a que peu de liens dans les années 1950 avec le lobby pro-israélien très actif dans les rangs de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) et dans le complexe militaro-industriel. Pendant la guerre d’Algérie qui déchire l’opinion française et voit les communistes dans les premiers rangs de la mobilisation contre elle, le CRIF ne s’engagera pas pour éviter les divisions internes, des dizaines de milliers de juifs vivant en Algérie. Jacques Soustelle, alors président de la modeste Alliance France-Israël qui n’a jamais caché son « admiration » pour Israël, fera lui le choix de l’Algérie française, et soutiendra l’Organisation armée secrète (OAS). Et Israël soutient la France en Algérie.
« Jusqu’au début des années 2000, le CRIF s’interdisait d’intervenir en tout cas officiellement dans les affaires israéliennes », explique un ancien proche. « En France dans les années 1980, il est très peu engagé sur la question israélienne, se souvient Hubert Védrine. [François] Mitterrand et [Roland] Dumas ont invité [Yasser] Arafat à Paris afin d’obtenir de lui des concessions. Des intellectuels comme Jean Daniel approuvent Mitterrand, le CRIF était divisé, les relations étaient excellentes avec Théo Klein. Mais la majorité du CRIF était hostile. De façon très gaullienne, Mitterrand leur a dit : “la politique étrangère de la France c’est moi, ce n’est pas vous”. Grâce à cette invitation, Arafat a déclaré que la Charte de l’OLP était “caduque” ».
Les relations avec Arafat provoqueront plus tard une quasi-rupture entre le CRIF et Israël quand Henri Hajdenberg — passé en 1995 de la direction du Renouveau juif, mouvement né de l’hostilité à la politique proche-orientale de Valéry Giscard d’Estaing, à la présidence du CRIF —, partisan des accords d’Oslo rencontre le leader palestinien en 1999. Nétanyahou, déjà premier ministre à l’époque, refuse de recevoir la délégation du CRIF à Jérusalem. Leila Shahid, déléguée de l’autorité palestinienne en France entre 1994 et 2005, assiste même à plusieurs diners du CRIF, tout comme la plupart des dirigeants du Parti communiste français (PCF) et des Verts dont Francis Kalifat considère aujourd’hui qu’ils sont avec l’extrême gauche « des soutiens logistiques très forts du mouvement BDS ». Ils ne sont plus conviés aux agapes annuelles qu’avaient initiés Théo Klein. Mais des secrétaires généraux comme Robert Hue puis Marie-Georges Buffet y ont eu table ouverte.
La rupture avec le PCF
Entre le PCF et le CRIF, deux partenaires qui ont partagé une histoire certes complexe, mais commune, « le basculement se fait entre la sortie de Sharon sur l’esplanade des Mosquées en 2000, l’offensive au Liban en 2006 et l’offensive à Gaza en 2008-2009, raconte Jacques Fath, qui fut longtemps le responsable international du parti. S’il faut sourcer la cassure, elle est d’abord liée à la façon dont les Israéliens ont traité la question de la Palestine dans cette période ». Et encore, le processus sera long. Dans un communiqué commun en décembre 2003, PCF et CRIF réaffirment leur attachement « à l’existence d’un État israélien et d’un État palestinien ». Marie-Georges Buffet et Roger Cukierman écrivent de concert : « Les différentes appréciations sur la situation et les solutions au conflit israélo-palestinien en France et le débat démocratique ne sauraient en aucun cas justifier une quelconque forme de violence, verbale ou physique, et ne sauraient dégénérer en stigmatisations de quiconque, en accusations et en amalgames dangereux. »
Cette belle entente va cependant voler en éclats, au fur et à mesure que, comme le résume Jacques Fath, se développe en Palestine « une colonisation renforcée, permanente, la séparation avec une configuration d’apartheid, géographique, social, juridique, politique et la domination, avec l’écrasement de toute résistance possible et une extrême violence de la répression ». Le gouvernement israélien exigeant des organisations juives à travers le monde un soutien sans réserve, le CRIF va changer de ton. Roger Cukierman, puis Richard Prasquier et enfin Francis Kalifat ne vont plus supporter aucune voix critique d’Israël, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Désormais, il faut être inconditionnel.
« Le PCF a fait des efforts pour maintenir un dialogue qui respectait l’identité de chacun, mais c’est devenu impossible, se souvient Jacques Fath. L’agressivité du CRIF a été inqualifiable : nous avons toujours été ensemble dans le combat contre l’antisémitisme, mais il n’était pas question de s’engager dans un soutien à la politique israélienne. Il y a eu des amalgames entre des organisations extrémistes rouge-brun tournées vers l’antisémitisme et le PCF, et l’équation antisionisme=antisémitisme perdure. Pour le CRIF, toute critique contre Israël devient de l’antisémitisme ».
PCF et CRIF n’ont plus rien à se dire, et la tentative de renouer « le fil d’un dialogue opposé », entre Roger Cukierman et le secrétaire général du PCF Pierre Laurent à l’automne 2013 tourne court, soulevant d’ailleurs une mini-tempête à l’intérieur du parti communiste, nombre de militants croyant à « un canular ».
Soutiens inconditionnels à Israël
Le CRIF est devenu plus dur, totalement aligné sur les positions de la droite israélienne. « Sous la présidence de Roger Cukierman, confirme Hubert Védrine, le CRIF a plusieurs fois mis en cause l’antisémitisme du Quai d’Orsay, par exemple après que j’ai cité à l’Assemblée le président de la Knesset d’alors, Avraham Burg, ou quand nous reprenions les déclarations préparées par la présidence en exercice de l’Union européenne ! » Burg est alors un partisan modéré du camp de la paix, comme Oz, comme Grossman.
Les temps avaient décidément bien changé, mais le CRIF n’a pas été seul à évoluer. En France, beaucoup de forces politiques y ont contribué, soutenant Israël en dépit de la politique de son gouvernement. D’abord la droite et l’essentiel du Parti socialiste PS), et puis Emmanuel Macron et les siens. « Ce qui compte, écrivait la sénatrice Esther Benbassa dès 2010 à propos du CRIF, c’est qu’il est perçu comme un lobby (mot horripilant en France) par les politiciens. Et considéré comme tel, il l’est bien, un lobby, en fait. Ceux qui s’agglutinent à son dîner croient vraiment qu’il joue un rôle important dans la machine électorale. On y vient à la pêche aux voix juives ».
En 2019, avec comme invités d’honneur Brigitte et Emmanuel Macron, le dîner annuel (dernier en date en raison de la crise de la Covid-19) recevait plus de mille invités, dont l’ex-président François Hollande, son ex-premier ministre Manuel Valls, Christophe Castaner ministre de l’intérieur, et Nicole Belloubet, ministre de la justice, ainsi d’ailleurs que la majorité du gouvernement, des maires de grandes villes, des vedettes de la télévision. Le fidèle Philippe Val était bien sûr présent et honoré du prix du CRIF pour « son combat contre l’ignorance et l’obscurantisme ».
« Je ne voudrais pas que l’on réduise l’activité du CRIF à notre dîner annuel, c’est un événement unique, sous les projecteurs, avec une couverture médiatique très importante, un moment républicain qui incarne parfaitement notre action, explique Francis Kalifat. Le fléau de l’antisémitisme, par exemple, ne concerne pas seulement les juifs, mais l’ensemble des Français. Derrière ceux qui haïssent les juifs, on trouve souvent ceux qui haïssent la France et ses valeurs ».
« Pour moi le président du CRIF est le porteur des inquiétudes et des préoccupations des Français juifs auprès des pouvoirs publics », répète pour conclure notre entretien Francis Kalifat. Et quand je lui dis que certains Français juifs s’inquiètent aussi de la politique du gouvernement israélien, il répond : « Je ne peux pas représenter celui qui ne veut pas l’être ». CQFD.
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